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LA PERMANENCE DES LIENS DE FAMILLE CHEZ L'HOMME

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 110-113)

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La vie de famille des mammifères se prolonge au-delà de la naissance des petits, et plus l'espèce occupe un rang élevé dans l'échelle animale, plus la durée pendant laquelle la progéniture a besoin des soins des parents est longue. La maturation graduelle du petit et son élevage beaucoup plus lent exigent une plus longue présence des parents auprès de lui, et pour que l'action des parents soit efficace, il faut qu'ils restent unis. Mais dans aucune espèce animale la vie de famille ne dure la vie entière. Dès que les petits deviennent indépendants, ils quittent leurs parents. Ceci répond aux besoins essentiels de l'espèce, car toute association comporte des liens qui sont un fardeau pour l'animal, s'ils ne répondent pas à une certaine fonction.

Chez l'homme, cependant, de nouveaux facteurs interviennent. En plus des soins, de la tendresse et de la sollicitude qui lui sont dictés par la nature et dont la culture et la tradition ne font que renforcer l'obligation, les enfants humains ont droit à une éducation culturelle. L'enfant humain n'a pas seulement besoin qu'on exerce ses instincts, de façon à les amener à leur plein et complet développement, comme cela se fait dans le monde animal, où les petits sont dressés peu à peu à rechercher eux-mêmes la nourriture et à exécuter les mouvements spécifiques, mais il est encore nécessaire de développer chez lui un certain nombre d'habitudes culturelles qui lui sont aussi indispensables que les instincts aux animaux.

L'homme doit enseigner à ses enfants l'adresse manuelle, les initier à des arts et à des métiers, leur apprendre le langage, les familiariser avec les traditions de la culture morale, avec les manières et coutumes qui sont à la base de l'organisation sociale.

Tout cela exige une coopération spéciale des deux générations, la plus ancienne qui transmet la tradition et la plus jeune qui la reçoit. Sous ce rapport, la famille apparaît comme un véritable atelier où s'élabore le progrès de la civili-sation, car la continuité de la tradition, surtout à des niveaux de développement peu élevés, constitue la condition la plus essentielle de la culture humaine et dépend entièrement de l'organisation de la famille. Il importe d'insister sur le fait que parmi les fonctions dévolues à la famille le maintien de la continuité de la tradition est aussi important que la propagation de la race. C'est que l'homme privé de culture ne peut pas plus survivre que ne peut survivre une culture sans

une race humaine capable d'en assurer le maintien et la continuité. La psychologie moderne nous enseigne en outre que les premiers essais de dressage humain, ceux qui s'effectuent dans la famille, présentent, au point de vue de l'éducation, une importance qui avait échappé aux psychologues plus anciens. Mais si l'influence de la famille est encore énorme de nos jours, elle devait être infiniment plus grande au commencement de la culture, alors que la famille était encore la seule école de l'homme et que l'éducation qu'il y recevait, pour simple qu'elle était, n'en devait pas moins être dispensée d'une manière tranchée et impérative qui devient inutile à des niveaux de civilisation plus élevés.

Dans ce processus d'éducation par les parents, processus qui sert à assurer la continuité de la culture, nous voyons la forme la plus importante de la division des fonctions dans la société humaine : division en dirigeants et dirigés, en supériorité et infériorité culturelles. L'enseignement, c'est-à-dire le processus consistant à inculquer des connaissances techniques et à initier aux valeurs morales, exige une forme de coopération spéciale. Il ne suffit pas que les parents aient intérêt à instruire les enfants, et les enfants à être instruits: il faut encore, de la part des uns et des autres, une certaine attitude affective : attitude de respect, de soumission, de confiance, d'une part, attitude de tendresse, sentiment d'autorité, désir de guider, de l'autre. Le dressage ne peut s'effectuer sans autorité et prestige.

Les vérités révélées, les exemples donnés, les ordres imposés n'atteindront jamais leur but, n'obtiendront jamais une adhésion complète, si les parents ne font pas preuve d'une autorité affectueuse et les enfants d'une subordination faite de respect et de tendresse. Ces attitudes, qui sont une condition de sains rapports entre parents et enfants, sont d'une très grande importance et fort difficiles à réaliser, à cause de la vivacité et de l'esprit d'initiative des jeunes, qui s'opposent souvent, sinon dans la plupart des cas, à l'autorité conservatrice du vieux mâle. La mère, qui est le plus constamment en contact avec les enfants et leur camarade le plus affectueux, n'éprouve pas de grandes difficultés à asseoir ses rapports avec eux (du moins lorsqu'ils sont encore tout jeunes), sur une base solide et normale.

Mais à un âge un peu plus avancé, certains facteurs viennent troubler les rapports entre la mère et le fils, dont l'harmonie, qui reposait sur la soumission, la subor-dination, le respect dont celui-ci faisait preuve à l'égard de celle-là, se trouve ainsi rompue. Nous avons déjà eu l'occasion de parler de ces facteurs de troubles, mais croyons devoir y revenir une fois de plus.

L'animal, dès qu'il a atteint sa maturité, se sépare tout naturellement de ses parents, mais il est hors de doute que l'homme éprouve le besoin de rester attaché à sa famille d'une façon durable. C'est, en premier lieu, l'éducation qui tient les enfants attachés à la famille pendant une période qui, bien souvent, s'étend très au-delà de la maturité. Mais alors même que l'éducation culturelle est terminée, l'enfant ne se sépare pas toujours et nécessairement de ses parents. Les contacts qui se sont établis pendant les périodes précédentes subsistent et servent à l'établissement d'une organisation sociale ultérieure.

Même après qu'un individu, devenu totalement indépendant, a quitté ses parents pour fonder son propre foyer, ses relations avec eux restent actives. Dans toutes les sociétés primitives, sans exception, la communauté locale, le clan ou la tribu ne se sont constitués qu'à la faveur d'une extension graduelle des liens de famille. Le caractère social des sociétés secrètes, des unités totémiques et des groupes tribaux repose invariablement sur des idées en rapport avec des

démar-ches amoureuses, idées que le principe d'autorité et de rang rattache à la résidence locale et, par l'intermédiaire de celle-ci, au lien familial primitif 1.

C'est de ces rapports réels et empiriques qu'elle présente avec tous les groupements sociaux plus vastes, que la famille tire sa grande importance. Dans les sociétés primitives, l'individu conçoit tous les liens sociaux sur le modèle de ses rapports avec son père et sa mère, ses frères et ses sœurs. Tous les anthropo-logues, psychanalystes et psychologues sont d'accord sur ce point et rejettent unanimement les théories fantaisistes de Morgan et de certains de ses disciples.

C'est ainsi que les liens de famille persistant au-delà de la maturité constituent le modèle de toute organisation sociale et la condition de toute coopération économique, religieuse et magique. Nous étions déjà arrivés à la même conclu-sion dans un des chapitres précédents où, examinant le prétendu instinct de troupeau, nous n'avons pu que constater l'absence d'un pareil instinct, de la moindre tendance à la « grégarité ». Or, puisqu'il est impossible de rattacher les liens sociaux à la grégarité pré-humaine, ils ne peuvent être que l'effet de l'évolution des seuls rapports que l'homme a hérités des animaux : rapports entre mari et femme, entre parents et enfants, entre frères et sœurs, bref, rapports régnant dans une famille indivise.

Ceci étant établi, nous voyons que la persistance des liens de famille et les attitudes biologiques et culturelles qu'elle détermine sont une condition indis-pensable, non seulement de la continuité de la tradition, mais aussi de la coopération culturelle. Et dans ce fait se révèle à nous ce qui constitue peut-être le changement le plus profond qu'aient subi les dispositions instinctives de l'homme et de l'animal, car dans la société humaine la persistance des liens de famille au-delà de la maturité n'a pas son analogue dans les dispositions instinctives des animaux. Il n'y a donc pas lieu de parler de plasticité des instincts, car du fait que, chez les animaux, les liens de famille ne persistent pas au-delà de la maturité, ces liens ne peuvent avoir leur source dans un instinct inné. En outre, l'utilité et la fonction des liens de famille durant autant que la vie sont conditionnées par la culture, et non par des besoins biologiques. Les animaux ne manifestent aucune tendance à maintenir la famille au-delà de la phase de son utilité biologique. Chez l'homme, la culture crée un nouveau besoin, celui de maintenir d'étroites relations entre parents et enfants, et cela toute la vie durant. Ce besoin est conditionné, d'une part, par la nécessité de la transmission de la culture d'une génération à l'autre et, d'autre part, par les exigences des organisations sociales, qui sont toutes conçues sur le modèle de l'organisation familiale. La famille est le groupement biologique auquel se rapporte invariablement toute parenté et qui détermine, à la faveur de dispositions réglant la descendance et la succession, le statut social de ses membres. On le voit: les liens qui rattachent l'individu à la famille ne perdent jamais de leur importance et restent toujours vivants et agissants. La culture crée donc un lieu nouveau, purement humain, n'ayant pas son prototype dans le règne animal. Mais, ainsi que nous le verrons plus loin, en s'élevant ainsi au-dessus des dispositions instinctives et des précédents naturels, la culture met l'homme en présence de sérieux dangers. Deux puissantes tentations, la tentation sexuelle et la tentation révolutionnaire, viennent le solliciter au moment même où, grâce à la culture, il réussit à s'émanciper de la nature. Au sein même du groupe auquel

1 Il m'est impossible de développer ici davantage ce sujet. Nous le traiterons, avec tous les détails qu'il comporte, dans un autre ouvrage : The Psychology of Kinship (Internat. Library of Psychology).

l'humanité doit ses premiers progrès, deux périls se dressent devant l'homme : la tendance à l'inceste et la révolte contre l'autorité.

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LA PLASTICITÉ

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