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MALADIE ET PERVERSION

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 47-50)

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Les faits sur lesquels je m'appuie dans cette partie de mon essai ne sont pas tout à fait homogènes. Alors que j'ai pu obtenir sur certains d'entre eux des renseignements complets, je dois avouer mon ignorance ou ma connaissance incomplète quant à certains autres, à propos desquels je me bornerai à poser le problème, plutôt que je ne le résoudrai. Les lacunes dont je parle sont dues en partie à ma compétence insuffisante en ce qui concerne les maladies mentales, en partie à l'impossibilité dans laquelle je me trouvais de pratiquer la psychanalyse des indigènes à l'aide de la technique orthodoxe, en partie enfin à l'inégalité inévitable des matériaux, surtout de ceux que j'ai recueillis parmi d'autres tribus auprès desquelles j'ai séjourné pendant moins longtemps qu'auprès de Trobrian-dais, et dans des conditions de travail beaucoup moins favorables.

Je commencerai par les pièces les plus faibles de mon « répertoire ». La première question qui se présente est celle des névroses et des maladies mentales.

Nous avons montré, dans l'exposé comparé du développement de l'enfant chez nous et chez les Trobriandais, que chez ceux-ci le complexe se forme à une phase plus avancée de l'enfance, qu'il est extérieur à l'intimité du cercle familial, qu'il provoque moins de secousses (on peut même dire qu'il n'en provoque aucune), qu'il est avant tout l'effet d'une rivalité et que ses éléments érotiques n'ont pas leur racine dans la sexualité infantile. Puisqu'il en est ainsi, nous devons nous attendre, d'après la théorie freudienne des névroses, à trouver, chez les Trobriandais, une fréquence beaucoup moins grande des névroses (Uebertragungsneurosen) dues aux traumatismes de l'enfance. Je ne puis que déplorer, à ce propos, qu'un aliéniste compétent n'ait pas eu l'occasion d'examiner les Trobriandais dans les conditions dans lesquelles je les ai examinés moi-même, car il aurait certainement obtenu des résultats susceptibles de projeter un jour intéressant sur quelques-unes des affirmations de la psychanalyse.

Un ethnologue qui, en étudiant les Trobriandais, les comparerait aux Euro-péens, se livrerait à un travail futile, car une foule d'autres facteurs interviennent chez ceux-ci, pour compliquer le tableau et contribuer à la formation de maladies mentales. Mais à quelque trente milles au sud des îles Trobriand se trouvent les îles Amphlett, habitées par une population de la même race que les Trobriandais,

ayant les mêmes coutumes et parlant la même langue, mais qui, cependant, diffèrent d'eux considérablement par l'organisation sociale, possèdent une morale sexuelle plus sévère, en ce sens qu'ils désapprouvent les rapports sexuels pré-nuptiaux, ne possèdent pas d'institution favorisant la licence sexuelle, tandis que les membres d'une famille sont rattachés les uns aux autres par des liens beaucoup plus solides et étroits. Bien que leur société soit matrilinéaire, l'autorité patriarcale est chez eux très développée, ce qui, avec les répressions portant sur la sexualité, rend leur société beaucoup plus semblable à la nôtre 1.

Or, malgré mon peu de compétence dans le domaine des maladies mentales, j'ai eu l'impression que les dispositions névrotiques de ces indigènes diffèrent de celles qu'on observe chez les Trobriandais. Malgré les nombreux amis et relations que j'avais parmi ces derniers, je ne me rappelle pas avoir rencontré un seul sujet, homme ou femme, hystérique, ou même tout simplement neurasthénique. Je n'ai pas enregistré un seul cas de tic nerveux, d'actions impulsives ou d'idées obses-sionnelles. La pathologie indigène, fondée, certes, sur la croyance à la magie noire, mais tenant raisonnablement compte des symptômes morbides, reconnaît deux catégories de désordres mentaux; nagowa, qui correspond au crétinisme, à l'idiotie et s'applique également aux gens ayant des défauts de parole; gwayluwa, qui correspond grosso modo à la manie et s'applique à tous ceux qui se signalent de temps à autre par des actes de violence ou une conduite dérangée. Les indi-gènes trobriandais savent bien que les habitants des îles Amphlett et d'Entrecasteaux possèdent d'autres formes de magie noire dont les effets sur l'esprit diffèrent de ceux qu'ils connaissent eux-mêmes et consistent, disent-ils, en actions impulsives, tics nerveux et toutes sortes d'obsessions. Et l'impression que j'ai emportée des quelques mois de mon séjour aux îles Amphlett a été celle d'une communauté de neurasthéniques. Après avoir quitté les Trobriandais, francs, gais, cordiaux et accessibles, j'ai été étonné de me trouver au milieu de gens se méfiant du nouveau-venu, arrogants dans leurs prétentions, bien que faciles à intimider et devenant extrêmement nerveux, si on les brusque tant soit peu. Lorsque j'arrivais dans un village, les femmes s'enfuyaient et restaient cachées pendant toute la durée de mon séjour. Seules quelques vieilles mégères avaient le courage de se montrer. A ce tableau général, je puis ajouter que j'ai rencontré un grand nombre de gens affectés de nervosité et que je n'ai pas pu, pour cette raison, utiliser comme informateurs, parce que je savais que, pris d'une sorte de peur, ils ne me diraient que des mensonges ou bien qu'un interrogatoire trop insistant les exaspérerait et les offenserait. C'est un fait caractéristique que chez les Trobrian-dais les médiums spirites eux-mêmes sont des poseurs, plutôt que des anormaux.

Et alors que chez eux la magie noire est pratiquée par des hommes, et « scientifiquement », c'est-à-dire par des méthodes qui ne font appel au surnaturel que dans une mesure insignifiante, il existe dans les îles du sud des « sorciers volants » pratiquant une magie qui, ailleurs, est du ressort de sorcières plus ou moins fabuleuses. Ces « sorciers volants » font d'ailleurs, à première vue, l'impression d'êtres tout à fait anormaux.

Dans une autre communauté, où je faisais seulement mon apprentissage d'ethnologue et que je n'ai pas pu, pour cette raison, étudier à l'aide des méthodes que j'ai appliquées plus tard aux Trobriandais (de sorte que je n'ai pu les connaître aussi intimement que ces derniers), la répression est pratiquée avec plus de force

1 On trouvera dans notre livre, Argonauts of the Western Pacific, la description de quelques coutumes et particularités des indigènes des fies Amphlett.

qu'aux îles Amphlett. Les Maïlu, qui habitent une partie de la côte sud de la Nouvelle-Guinée, vivent sous le régime patrilinéaire, leur famille est soumise à une autorité paternelle très prononcée et ils possèdent, au point de vue de la morale sexuelle, un code de répressions très rigoureuses 1. J'ai noté, parmi les indigènes de ces îles, un grand nombre de gens rentrant dans la catégorie des neurasthéniques et inutilisables pour des informations ethnographiques.

Toutes ces remarques préliminaires ne sont pas de simples conjectures : je les formule ici pour poser le problème et indiquer sa solution probable. Le problème consisterait à étudier un grand nombre de communautés de lignée paternelle et maternelle, se trouvant au même niveau culturel, à enregistrer les variations de la répression sexuelle et de la constitution familiale et à noter la corrélation qui existe entre le degré de répression sexuelle et familiale et la fréquence de l'hystérie et de cas de névrose impulsive ou obsessionnelle. La Mélanésie, où l'on trouve côte à côte des communautés vivant sous des régimes tout à fait différents, offre les conditions les plus favorables pour une étude de ce genre, un véritable milieu expérimental.

La corrélation entre les perversions sexuelles et la répression sexuelle constitue un autre point qui semble plaider en faveur de la théorie freudienne.

Freud a montré en effet qu'il existe un rapport étroit entre l'évolution de la sexua-lité infantile et la fréquence des perversions dans la vie ultérieure. Aux termes de cette théorie, les perversions doivent être très rares dans une communauté comme celle des Trobriandais qui ont une morale très large et ne mettent aucune entrave au libre développement de la sexualité infantile. Et il en est réellement ainsi. Les Trobriandais savaient que l'homosexualité existait chez d'autres tribus et ils la considéraient comme une pratique repoussante et ridicule. Elle n'a pénétré chez eux que sous l'influence des hommes blancs, et plus particulièrement de la morale des hommes blancs. Dans les stations de missionnaires, où les deux sexes vivaient séparés les uns des autres, parqués chacun dans une maison isolée, jeunes gens et jeunes filles étaient bien obligés de se procurer des satisfactions sexuelles par le seul moyen qu'ils avaient à leur disposition. Voyant qu'on leur refusait, sans raison, ce qu'ils avaient jusqu'alors considéré comme leur droit, ils eurent recours à l'expédient qu'ils avaient toujours condamné ou blâmé chez les autres. Il résulte d'une enquête très approfondie, faite auprès d'indigènes vivant en liberté, ou travaillant dans des centres missionnaires, que l'homosexualité n'existe générale-ment que parmi ceux auxquels la morale des blancs a imposé une manière de vivre irrationnelle et anti-scientifique. On connaît des cas où des « malfaisants », pris en flagrant délit, ont été ignominieusement chassés par les missionnaires de la face de Dieu et refoulés dans leurs villages où, après avoir essayé, pendant quelque temps, de continuer leurs pratiques, ils ont été obligés d'y renoncer, sous la pression de la morale indigène qui s'exprimait par une attitude de mépris et faisait de ces gens un objet de dérision. J'ai des raisons de supposer que les perversions sont également plus fréquentes dans les archipels Amphlett et d'Entrecasteaux, dans le sud, mais, encore une fois, il m'a été impossible de me livrer à une étude approfondie de cette importante question.

1 Voir notre monographie: The Natives of Maïlu, dans « Proceedings of the Royal Society of Australia », vol. 39, 1915. Elle ne contient pas d'informations sur des maladies mentales.

Espérant pouvoir retourner dans le district, j'avais publié cet essai à titre d'exposé préliminaire, dans lequel je n'ai pas fait entrer tout ce que je savais et avais noté. Mon intention était de le publier plus tard sous une forme plus complète.

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