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UN « COMPLEXE RÉPRIMÉ »

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 73-76)

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Ma principale thèse a été brièvement et correctement résumée par le Dr Jones, lorsqu'il l'a définie comme « une conception d'après laquelle le complexe de famille nucléaire varie d'une communauté à l'autre, en rapport avec la structure familiale propre à chacune d'elles. D'après lui (c'est-à-dire d'après Malinowski), lorsque, pour des raisons sociales et économiques inconnues, la famille se constitue en adoptant le régime matrilinéaire, le complexe nucléaire réprimé est celui de l'attraction que frère et sœur éprouvent l'un pour l'autre et de la haine que neveu et oncle nourrissent l'un à l'égard de l'autre; là où le régime patrilinéaire remplace celui de structure matrilinéaire, le complexe nucléaire prend la forme du complexe d'Oedipe » (p. 127 et 128). Cette interprétation de ma manière de voir est parfaitement exacte, bien que le Dr Jones aille un peu au-delà des conclusions que j'ai publiées précédemment. Enquêteur sur le terrain, je m'étais maintenu dans mon essai sur le « plan purement descriptif », mais cette fois je profite de l'occasion pour exposer mes idées sur le problème génétique.

Ainsi que je l'ai déjà dit, la clef de la difficulté doit être cherchée dans le fait que, pour le Dr Jones et d'autres psychanalystes, le complexe d'Œdipe représente quelque chose d'absolu, la source primordiale ou, pour nous servir de son expression, la fons et origo de toutes choses. En ce qui me concerne, je vois, au contraire, dans le complexe de famille nucléaire une formation fonctionnelle,

dépendant de la structure et de la culture d'une société donnée. Il est nécessai-rement déterminé par le régime de restrictions en vigueur dans la société et par le mode de répartition de l'autorité. Il m'est impossible de voir dans le complexe la cause première de toutes choses, la source unique de la culture, de l'organisation sociale et des croyances; une entité métaphysique, créatrice, mais incréée, anté-rieure à toute chose, mais conditionnée par aucune.

Je me permets de citer quelques-uns des passages les plus significatifs de l'article du Dr Jones, afin de mieux faire ressortir les obscurités et contradictions auxquelles j'avais fait allusion. Rien ne saurait donner une idée plus exacte du genre d'arguments dont les psychanalystes orthodoxes se servent dans les discussions sur les coutumes des primitifs.

Alors même qu'il est impossible de déceler leur existence, comme c'est le cas des sociétés matriarcales de la Mélanésie, « les tendances primordiales qui constituent le complexe d'Œdipe » n'en rôdent pas moins dans l'ombre: « C'est au fond la mère qui est l'objet de l'amour défendu et inconscient qu'on porte à la sœur, et l'oncle n'est qu'un simple truchement du père » (p. 128). En d'autres termes, le complexe d'Œdipe est seulement masqué par un autre ou se présente sous des couleurs légèrement différentes qu'il emprunte à un autre. En fait, le Dr Jones se sert d'une terminologie plus précise, puisqu'il parle de la « répression (refoulement) du complexe » et des « divers moyens compliqués à l'aide desquels on obtient et maintient cette répression » (p. 120). Ici nous nous heurtons à la première obscurité. J'ai toujours cru qu'un complexe correspondait à une organi-sation réelle de comportements et de sentiments, les uns patents, les autres refoulés, mais existant réellement dans l'inconscient. Empiriquement, un tel complexe peut toujours être mis en évidence à l'aide des méthodes de la psychanalyse pratique, par l'étude du folklore, de la mythologie et d'autres mani-festations culturelles de l'inconscient. Mais puisque le Dr Jones semble admettre que les attitudes typiques du complexe ne peuvent être trouvées ni dans le conscient ni dans l'inconscient; puisqu'il n'en existe pas la moindre trace dans le folklore trobriandais, dans les rêves, les visions et autres manifestations de nos indigènes, qui nous révèlent, au contraire, l'autre complexe, où devons-nous donc chercher le complexe d'Œdipe ? Existerait-il par hasard un sub-inconscient, situé au-dessous de l'inconscient et que signifierait la répression d'une répression ? Il est certain que ces questions nous entraînent au delà de la doctrine psychana-lytique courante, dans des régions tout à fait inconnues ; je soupçonne même que ce sont les régions de la métaphysique.

Considérons maintenant les moyens à l'aide desquels on obtient la répression du complexe. D'après le Dr Jones, il existerait une tendance à opérer une séparation nette et tranchée entre la parenté réelle et la parenté sociale, tendance qui trouve son expression dans les différentes coutumes qui équivalent à la négation de la naissance naturelle, dans l'institution de naissances rituelles, dans l'affectation de l'ignorance de la paternité, et ainsi de suite. Je tiens à dire sans tarder que sur ces points je suis pleinement d'accord avec le Dr Jones, et ne fais de réserves que sur quelques détails. Je me demande, en effet, s'il y a bien lieu de parler d'une « négation tendancieuse de la paternité physique », étant donné qu'à mon avis et d'après tout ce que je sais, l'ignorance de ces processus physiolo-giques compliqués est, chez les primitifs, aussi naturelle que l'ignorance des processus de la digestion, de la sécrétion, de l'épuisement progressif de l'orga-nisme, bref de tout ce qui se passe dans le corps humain. Rien ne nous autorise à

admettre que des gens ayant un niveau de culture très bas aient reçu de bonne heure des révélations sur certaines données de l'embryologie, alors que dans les autres branches des sciences naturelles ils ne savent à peu près rien des relations causales des phénomènes. Il n'en reste pas moins, et c'est ce que je vais essayer de montrer un peu longuement, que le divorce entre les rapports biologiques et les rapports sociaux ou, tout au moins, l'autonomie relative des uns et des autres constitue un des traits les plus importants de la société primitive.

Je trouve cependant une légère contradiction dans les idées du Dr Jones relatives à l'ignorance de la paternité. Nous lisons en effet, dans un passage de son article, qu'il existe « des rapports collatéraux très étroits entre l'ignorance de la procréation paternelle, d'une part, et l'institution du droit maternel, de l'autre. A mon avis (c'est toujours le Dr Jones qui parle) ces deux phénomènes se laissent ramener à la même cause ; quant à savoir lequel des deux est antérieur ou postérieur à l'autre, c'est une autre question dont nous aurons à nous occuper plus tard. La cause commune aux deux phénomènes est d'ordre physique: il s'agit de détourner la haine que le garçon, à mesure qu'il grandit, éprouve de plus en plus pour son père » (p. 120). C'est là un point capital et, cependant, le Dr Jones ne paraît pas très sûr du fait, car il nous dit dans un autre passage du même article qu' « il n'y a pas de raisons d'admettre que l'ignorance dans laquelle se trouve le primitif en ce qui concerne la procréation paternelle, ou plutôt le refoulement qu'il fait subir à la connaissance des faits qui s'y rapportent, constitue un corollaire nécessaire du droit maternel ; on peut cependant admettre que cette ignorance ou ce refoulement a contribué dans une grande mesure, concurremment avec le mobile que nous avons décrit plus haut, à provoquer l'institution du droit mater-nel » (p. 130). Le rapport entre les deux propositions que je viens de citer n'est pas bien clair; la dernière ne me paraît même pas très correcte ; quant à la première, on pourrait à la rigueur y souscrire, si l'auteur avait pris soin de nous dire ce qu'il entend par « rapports collatéraux très étroits ». Faut-il entendre par là que l'ignorance et le droit maternel sont tous deux les effets nécessaires de la cause principale, c'est-à-dire du complexe d'Œdipe, ou bien qu'ils ne s'y rattachent que par des liens plus ou moins lâches ? Dans cette dernière éventualité, quelles sont les conditions requises pour que la nécessité de masquer le complexe d'Oedipe aboutisse au droit maternel et à l'ignorance et quelles sont celles où la même nécessité peut ne pas aboutir aux mêmes effets ? A défaut de ces données concrètes, la théorie du Dr Jones n'aura jamais que la valeur d'une vague suggestion

Après avoir examiné les moyens, nous allons nous occuper de la « cause primordiale ». Cette cause, nous le savons déjà, est constituée par le complexe d'Œdipe, conçu comme un fait absolu et, au point de vue génétique, transcen-dantal. Dans leurs travaux anthropologiques, les psychanalystes se sont en effet attachés à rechercher les origines premières du complexe d'Œdipe. Et la con-clusion à laquelle ils sont arrivés est que ces origines remontent au fameux crime totémique commis par la horde primitive.

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LA « CAUSE PRIMORDIALE

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