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LA MATERNITÉ ET LES TENTATIONS DE L'INCESTE

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 121-126)

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La question des « origines » des prohibitions de l'inceste est une des questions les plus controversées et les plus discutées de l'anthropologie. Elle se rattache au problème de l'exogamie ou des formes primitives du mariage, aux hypothèses sur la promiscuité primitive, etc. Il est hors de doute qu'il existe un rapport étroit entre l'exogamie et la prohibition de l'inceste, que l'exogamie ne constitue qu'une extension de ce dernier tabou, de même que l'institution du clan, avec ses termes de parenté classificatoire, n'est qu'une extension de la famille et de la

nomen-clature familiale de la parenté. Nous ne nous occuperons pas ici de ce problème : qu'il nous suffise de dire que dans notre manière de l'envisager nous sommes tout à fait d'accord avec des anthropologistes tels que Westermarck et Lowie 1.

Pour déblayer le terrain, nous commencerons par rappeler que, de l'avis unanime de tous les biologistes, les unions incestueuses ne seraient en aucune façon préjudiciables à l'espèce 2. La question de savoir si l'inceste aurait pu avoir des effets désastreux, en tant que phénomène se produisant régulièrement et normalement chez des espèces vivant à l'état de nature, est une question purement académique. A l'état de nature, les jeunes animaux quittent leurs parents dès qu'ils ont atteint la maturité et s'accouplent au hasard avec n'importe quelle femelle rencontrée pendant le rut. L'inceste ne peut être, tout au plus, qu'un incident sporadique. L'inceste animal n'est donc pas un mal biologique ; et il est encore moins, la chose est évidente, un mal moral. En outre, nous n'avons aucune raison d'attribuer aux animaux des tentations spéciales.

Tandis que dans le monde animal l'inceste ne constitue ni un danger biolo-gique ni l'objet d'une tentation, ce qui rend inutile l'établissement de barrières destinées à préserver de l'un et de l'autre, les sociétés humaines opposent, au contraire, à l'inceste les barrières les plus solides et les prohibitions les plus rigoureuses. Nous croyons qu'il faut chercher à expliquer ce fait, non à l'aide d'hypothèses postulant un acte de législation primitif ou par une aversion particulière pour les rapprochements sexuels entre membres de la même famille, mais en le considérant comme l'effet de deux phénomènes inhérents à la culture.

En premier lieu, les mécanismes mêmes à la faveur desquels se constitue la famille sont de nature à faire naître des tentations d'inceste. En deuxième lieu, la famille humaine est ainsi faite que les tendances à l'inceste constituent pour elle une source de graves dangers. Nous sommes donc, sur le premier de ces points, d'accord avec Freud et en désaccord avec la théorie bien connue de Westermarck qui admet l'existence d'une aversion instinctive pour les rapprochements sexuels entres membres d'une seule et même famille. En admettant cependant que la tentation de l'inceste soit un produit de la culture, nous n'allons pas jusqu'à voir, comme le fait la théorie psychanalytique, dans l'attachement infantile à la mère un attachement purement sexuel.

Or, c'est là la principale thèse que Freud s'était efforcé d'établir dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité. Il cherche à y montrer que les rapports entre la mère et l'enfant sont, à la faveur surtout de l'acte de succion, essentiellement de nature sexuelle. Il en résulterait, en d'autres termes, que la première velléité sexuelle du mâle est toujours et nécessairement de nature incestueuse. La

« fixation de la libido », pour nous servir d'une expression psychanalytique, persiste toute la vie et constitue la source de tentations incestueuses constantes, qui doivent être réprimées et forment comme telles un des deux éléments constitutifs du complexe d'Œdipe.

Il nous paraît impossible de souscrire à cette théorie. Les rapports entre un enfant et sa mère ne ressemblent en rien à des rapports sexuels. Ce n'est pas à

1 Voir WESTERMARCK : Histoire du mariage, et Lowie : Primitive Society. Nous avons essayé d'apporter une certaine contribution à ce sujet dans notre livre : Kinship.

2 On trouvera une étude de la nature biologique des unions consanguines dans PITT-RIVERS : The Contact of Races and the Clash of Culture (1927).

l'aide de l'introspection ou par l'analyse des tonalités affectives telles que la douleur et le plaisir qu'on doit s'attacher à définir les instincts, mais uniquement en tenant compte de leurs fonctions. Un instinct est un mécanisme plus ou moins inné, à l'aide duquel l'individu réagit à une situation spécifique par un mode de comportement défini, en vue de la satisfaction de certains désirs organiques. Les rapports entre le nourrisson et sa mère sont déterminés avant tout par le besoin de satisfaire la faim de celui-là. Si l'enfant se blottit contre le corps de sa mère, c'est, avant tout, pour satisfaire son besoin de chaleur, de protection, de direction.

L'enfant est incapable de se mesurer avec son milieu par ses propres forces, et comme le corps maternel est le seul milieu à travers lequel il puisse agir, il se blottit contre lui. Dans les rapports sexuels le rapprochement des corps a pour but l'union qui aboutit à l'imprégnation. Ces deux tendances, celle qui attire l'un vers l'autre la mère et l'enfant et celle qui pousse deux individus de sexe opposé au rapprochement sexuel, sont précédées et accompagnées, dans leurs manifes-tations, d'un grand nombre d'actes qui se ressemblent dans une certaine mesure.

Mais la ligne de division est on ne peut plus nette, puisque dans un cas les tendances et les sentiments visent à aider l'organisme infantile à atteindre sa maturité, à lui assurer la nourriture, la protection et la chaleur; tandis que dans l'autre ils sont destinés à favoriser l'union sexuelle et la production de nouveaux individus.

Il nous paraît donc impossible d'accepter la solution par trop simpliste, d'après laquelle la tentation de l'inceste aurait pour source les rapports entre la mère et l'enfant, qui seraient eux aussi de nature sexuelle. Le plaisir sensuel qui accom-pagne aussi bien les rapports sexuels que ceux existant entre la mère et l'enfant entre comme élément constitutif dans tout état consécutif à l'heureuse satisfaction d'un instinct. Le symptôme « plaisir » ne peut servir à différencier les instincts, puisqu'il leur est commun à tous. Cependant, bien que les deux attitudes émotionnelles dont nous nous occupons ici se rattachent à des instincts différents, il y a cependant un élément qui leur est commun, en dehors de la sensation de plaisir générale qui accompagne la satisfaction de n'importe quel instinct : c'est le plaisir sensuel que procure le contact de deux corps. L'enfant cherche, en effet, à réaliser un contact épidermique aussi complet que possible entre lui et sa mère, et principalement le contact entre ses lèvres et le sein maternel. Et je reconnais sans peine que l'analogie entre les actes préliminaires de l'impulsion sexuelle et les actes par lesquels se réalise l'impulsion de l'enfant est frappante. Mais il faut tenir compte avant tout des différences fonctionnelles qui séparent les uns et les autres, ainsi que des différences, tout à fait essentielles, qui existent entre les actes qui, dans les deux cas, servent à l'accomplissement de la fonction.

Quel est l'effet des analogies que nous venons de signaler ? Nous pouvons emprunter à la psychanalyse le principe, aujourd'hui généralement admis en psychologie, d'après lequel il n'est pas une seule expérience faite à n'importe quelle phase de la vie qui ne réveille le souvenir d'expériences faites pendant l'enfance. Il résulte, d'autre part, de la théorie des sentiments de M. Shand que toute attitude affective dans la vie humaine comporte une organisation graduelle des émotions. A ces deux conclusions nous croyons devoir ajouter que la conti-nuité des souvenirs émotionnels et la succession des attitudes, dont chacune se constitue sur le modèle de celle qui l'a précédée, forment la principale assise des rapports sociologiques.

Si l'on examine, à la lumière des principes que nous venons d'énoncer, la manière dont se constitue l'attitude réciproque de deux amants, nous apercevons sans peine que le contact corporel qu'ils réalisent dans les rapports sexuels doit intervenir aussi, en y apportant une grave perturbation, dans les rapports entre la mère et le fils. Non seulement les caresses que se prodiguent les amants portent sur le même milieu, qui est la surface épidermique; non seulement la situation qui se trouve ainsi réalisée ressemble à celle qui caractérise les rapports entre la mère et l'enfant, puisque dans les deux cas elle s'exprime par des étreintes, des baisers, le maximum d'approche personnelle : mais le sentiment éprouvé dans chacun de ces deux cas est, lui aussi, identique à celui éprouvé dans l'autre, et c'est celui du plaisir sensuel. Lorsque l'impulsion sexuelle entre en action, elle éveille donc invariablement des souvenirs se rattachant à des expériences similaires anté-rieures. Ces souvenirs sont toutefois associés à un objet défini qui reste au premier plan de la vie émotionnelle de l'individu, et cela pendant toute son existence. Et cet objet est représenté par la personne de la mère. Grâce à celle-ci, des souvenirs troublants se trouvent introduits dans la vie érotique, qui sont en opposition avec l'attitude de respect, de soumission et de dépendance culturelle qui, chez le jeune garçon, avait déjà réussi à réprimer à peu près totalement son attachement sentimental primitif et infantile. La nouvelle sensualité érotique qu'il éprouve et les nouvelles attitudes sexuelles qu'elle détermine forment avec les souvenirs de la vie antérieure un mélange troublant et menacent de détruire le système d'émotions organisé qui s'était formé autour de la mère, d'ébranler l'attitude que le jeune garçon avait adoptée à son égard, à partir d'un certain âge et sous l'influence de l'éducation culturelle : attitude de plus en plus exempte de sensualité, de plus en plus pénétrée du sentiment de la dépendance intellectuelle et morale, de l'intérêt pour les choses pratiques, de sentiments sociaux concentrés sur la mère, personnage central du foyer. Nous avons déjà insisté, dans les chapitres précédents, sur la transformation qui, à partir d'un certain âge, s'opère dans les rapports entre la mère et le fils, ces rapports devenant plus ternes, en même temps que les sentiments subissent une nouvelle organisation. C'est alors que de fortes résistances apparaissent dans l'esprit de l'individu, que toute la sensualité jadis éprouvée pour la mère subit un refoulement et que la tentation incestueuse subconsciente naît du mélange des souvenirs anciens et des expé-riences nouvelles.

La différence entre cette explication et l'explication psychanalytique consiste en ce qu'elle n'admet pas le fait, affirmé par Freud, de la persistance continue, depuis l'enfance, de la même attitude envers la mère. Nous admettons seulement une identité partielle entre les aspirations anciennes et les impulsions nouvelles, et nous prétendons que cette identité est avant tout l'effet du mécanisme qui préside à la formation des sentiments. C'est ce qui, d'après nous, expliquerait l'absence de tentations incestueuses chez les animaux, car c'est l'action rétrospective des nouveaux sentiments qu'il éprouve qui, chez l'homme, serait la cause de ces tentations.

Il s'agit maintenant de savoir pourquoi ces tentations sont une source de dangers pour l'homme, tandis qu'elles sont d'un effet inoffensif chez les animaux.

Nous avons montré que c'est de la transformation des émotions en sentiments organisés que naissent chez l'homme les liens sociaux et que ce fait constitue également la condition essentielle de tout progrès de la civilisation. Ainsi que M.

Shand l'a établi d'une façon indiscutable, ces systèmes sont soumis à des lois définies : ils doivent être harmonieux, ce qui veut dire qu'il ne doit pas y avoir

d'incompatibilité entre les diverses émotions, et les sentiments doivent être organisés de façon à rendre possibles la coopération, la continuité du mélange.

Or, dans la famille les sentiments qu'éprouvent l'un pour l'autre la mère et l'enfant commencent par un attachement sensuel très profond. Plus tard, cependant, cette attitude change. La fonction de la mère consiste à élever, à guider l'enfant, à exercer sur lui une influence culturelle et une autorité domestique. A mesure que le fils grandit, il réagit en adoptant une attitude de soumission et de respect.

Pendant l'enfance, c'est-à-dire pendant la période très longue, au point de vue psychologique, qui s'étend du sevrage à la maturité, ce sont les sentiments de vénération, de dépendance, de respect, joints à un solide attachement, qui consti-tuent la dominante des rapports du jeune garçon avec sa mère. C'est à ce moment-là aussi que commence, pour s'achever rapidement, le processus d'émancipation, de suppression de tout contact corporel dans les relations entre les deux. A la phase à laquelle nous sommes arrivés, la famille apparaît essentiellement sous l'aspect d'un atelier culturel, d'où les éléments purement biologiques ont été éliminés. Le père et la mère aident l'enfant à réaliser son indépendance et sa maturité culturelle : leur rôle purement physiologique est terminé.

Dans cette situation, les penchants incestueux ne peuvent jouer que le rôle d'agents de destruction. Toute intention sensuelle ou érotique à l'égard de la mère impliquerait une rupture des rapports si laborieusement établis. Le rapprochement sexuel avec elle devrait être précédé, comme dans n'importe quel autre cas, de démarches amoureuses et d'un mode de conduite tout à fait incompatible avec les sentiments de soumission, de dépendance et de respect qu'on lui doit. De plus, la mère n'est pas libre. Elle est mariée à un autre mâle. Toute tentation sensuelle à son égard bouleverserait, non seulement ses rapports avec son fils, mais aussi les rapports entre le père et le fils. Une rivalité active et hostile remplacerait l'harmo-nie de ces rapports reposant sur le sentiment de dépendance et sur la soumission totale du fils à la direction du père ; aussi, tout en admettant avec les psychana-lystes que l'inceste est une tentation universelle, nous croyons que ses dangers ne sont pas seulement d'ordre physiologique et ne se laissent pas expliquer par des hypothèses dans le genre de celle que Freud avait formulée au sujet du crime originel. L'inceste doit être prohibé, parce que si notre analyse de la famille et de son rôle dans la formation de la culture est exacte, il est incompatible avec l'établissement des premières fondations d'une culture. Dans aucune civilisation où la coutume, la morale et la loi autoriseraient l'inceste, la famille ne saurait se maintenir. Sa rupture suivrait inévitablement la maturité des enfants, plongeant la société dans le chaos et rendant impossible la continuité de la tradition culturelle.

L'inceste signifierait l'effacement des distinctions d'âge, le mélange des généra-tions, la désorganisation des sentiments et une brutale interversion des rôles à un moment où la famille devient le plus important facteur d'éducation. Aucune société ne saurait exister dans de telles conditions. Seules les civilisations qui prohibent l'inceste sont compatibles avec l'existence d'une organisation et sont susceptibles de progrès.

Notre essai d'explication s'accorde sur les points essentiels avec la manière de voir d'Atkinson et de Lang, qui considèrent la prohibition de l'inceste comme la loi primordiale, bien que, dans l'ensemble, notre point de vue s'écarte de leur hypothèse. Nous nous écartons également de Freud, en ce que nous ne concevons pas l'inceste comme l'effet d'une tendance innée. Et nous différons enfin de Westermarck en ce que nous n'admettons pas l'existence d'une aversion naturelle pour l'inceste, pour la cohabitation sexuelle avec des personnes avec lesquelles on

a vécu dans la même maison depuis l'enfance : ainsi que nous l'avons déjà montré à plusieurs reprises, l'inceste nous apparaît uniquement comme une réaction culturelle. Nous avons pu déduire la nécessité du tabou de l'inceste des change-ments qui surviennent dans l'organisation des instincts, à mesure que se développe l'organisation sociale et avec les progrès de la civilisation. En tant que penchant normal, l'inceste ne saurait exister dans l'humanité, dont il ruinerait la vie de famille et désorganiserait ainsi les fondations. L'inceste détruirait les rapports normaux entre enfants et parents, rapports qui servent de modèle à toutes les autres structures sociales. L'instinct sexuel doit être éliminé de la composition des sentiments que les enfants éprouvent pour les parents, et vice-versa. C'est l'instinct le moins facile à contrôler, le moins compatible avec les autres. Aussi la tentation de l'inceste doit-elle être considérée comme un produit de la culture, comme étant née de la nécessité d'établir des comportements organisés et perma-nents. Elle constitue donc, dans un certain sens, le péché originel de l'homme.

C'est pourquoi toutes les sociétés humaines la combattent par des prohibitions qui figurent parmi les plus importantes et les plus universelles qui soient. Et en dépit de ces prohibitions, le tabou de l'inceste, d'après ce que nous a révélé la psychanalyse, ne cesse de hanter l'homme sa vie durant.

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