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Une situation tendue qui s’aggrave pendant la guerre 1 La baisse drastique du nombre de logements disponibles

Au début du XXème siècle, la situation du logement a connu plusieurs phases dans la capitale américaine. La forte croissance démographique de la ville pendant la Première Guerre mondiale a ainsi provoqué dès 1916 une pénurie de logements, qui ne s’est achevée qu’en 1923. L’équilibre est rétabli au milieu des années 1920 grâce à la combinaison de deux facteurs : le boom qui se produit dans le secteur du bâtiment dans l’entre-deux-guerres et le ralentissement de la croissance démographique. En 1930, le District dispose ainsi d’un réservoir confortable de logements (cf. annexe 7). Cette situation ne dure pas.

155 Au cours des années 1930, Washington connaît à nouveau une forte croissance démographique, qui provoque dès 1936 une nouvelle tension en matière de logement. Entre 1930 et 1940, la population augmente en effet de 115 000 habitants. Dans le même intervalle, le total des logements construits se monte à 57 60051, tandis que certains logements sont détruits pour

céder la place non pas à des logements neufs mais à des bureaux (cf. annexe 8). Toutefois, du fait des conditions économiques difficiles (chômage, etc.), de nombreuses familles sont amenées à partager un logement, car elles ne pourraient se permettre de payer un loyer toutes seules. À hausse de population égale, cela réduit la demande de logements.

En 1940, par conséquent, la ville compte encore près de 12 000 logements disponibles. Cela correspond à un taux de vacance de 5,4 %, qui permet à la fois la fluidité et l’entretien du parc de logements. Ceci ne reste pas le cas très longtemps, car le rythme prometteur en matière de construction de logements ne se confirme pas.

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale provoque une forte hausse des constructions de logements dans la capitale. Il faut pouvoir héberger tous les participants à l’effort de guerre. Le nombre annuel de constructions passe de 6 500 environ à la fin des années 1930 à plus de 10 500 en 1941. Cette tendance à la hausse semble de bon augure, mais l’effort est de courte durée. Devant la pénurie de matières premières, la priorité est donnée aux bureaux et aux infrastructures, jugés plus importants au regard de la conduite de la guerre. Dès 1943, le nombre annuel de constructions résidentielles retombe à 5 200 logements. L’année suivante, il atteint son plus bas niveau de la décennie avec un total de 2 600 seulement52. Au total, le nombre de

logements construits entre 1940 et 1945 se monte à 40 000 (cf. annexe 9). Mais il ne s’agit pas là d’un gain brut, car simultanément, un nombre significatif de bâtiments sont détruits. De plus, tous les logements existants ne sont pas disponibles. En effet, devant le besoin pressant de bureaux, l’État fédéral utilise un nombre non négligeable de maisons et d’appartements comme

51 SA (1930-1940)

156 bureaux53. Ainsi, le ministère du Travail estime en 1945 que la capitale dispose de 209 000

logements, soit un gain net de 24 000 seulement54. Or la population continue de croître. L’effet

sur le logement est immédiat.

Figure 29 - Construction de logements à Washington (1930-1945)55

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 1941 1942 1943 1944 1945

Au cours de la même période, la population de Washington augmente de près de 275 000 personnes. Cela ne signifie certes pas un besoin de 275 000 logements additionnels, car chaque nouvel habitant n’a pas besoin d’un logement individuel. Toutefois, la ville compte une forte proportion de célibataires et de couples sans enfants. Selon le recensement de 1940, le District compte en effet près de 190 000 personnes seules (célibataires, veufs, veuves et divorcés) de plus de 19 ans56 sur un total de 663 000 habitants, ainsi que 101 720 couples sans enfants et 34 280

couples avec un enfant. Seules 34 820 familles comptent plus d’un enfant. Le besoin de logements qui résulte de ces chiffres est donc plus élevé que s’il s’était agi de familles plus nombreuses. De plus, une partie des familles qui avaient été obligées de partager un logement au

53 “‘Boom-Time’ Washington,” The Tuscaloosa News, 17 juillet 1941.

54 Distribution of family dwelling units by type of occupancy for 157 selected areas, selected periods 1944-1946

(Bureau of Labor Statistics Bulletins, 80th Cong., 1st Sess., 1947, p. 196, table 1-4) 55 SA

56 Le recensement indique un total de 175 547 célibataires et de 59 417 veufs et divorcés. Toutefois, ces chiffres

comptent tous les Washingtoniens de plus de 14 ans. Etant donné le but de notre propos, qui est de dénombrer les Washingtoniens susceptibles d’être indépendants et d’occuper un logement par personne, il semble plus logique de retirer de ce calcul les personnes de 15 à 19 ans. En effet, toujours selon le recensement de 1940, environ 1,3 % seulement des personnes âgées de 14 ans sont mariées et environ 9,7 % des personnes de 15 à 19 ans le sont. Sur le plan de l’autonomie, les garçons de 14 et 15 ans sont respectivement 8,9 % et 12,1 % seulement à travailler, ceux de 16, 17 et 18 ans sont 20,2 %, 33,9 % et 57,3 % à occuper un emploi. À la lumière de ces chiffres, il semble logique d’exclure les 15-19 ans du nombre de célibataires.

157 cours des années 1930 par manque de moyens, frappées par la crise et en particulier le chômage, disposent pendant les années 1940 de revenus à nouveau satisfaisants, qui leur permettent de prétendre à nouveau à des logements à part. Cela crée, ceteris paribus, un besoin supplémentaire. Le cumul de ces besoins est tel que l’offre ne parvient pas à les satisfaire. Par conséquent, une situation qui était correcte en 1940 devient très critique pour les Washingtoniens pendant la guerre.

Dans un souci de contenir la crise, qui frappe également de nombreuses autres villes du pays, le Congrès vote en décembre 1941 une loi d’urgence qui gèle les loyers de la capitale à leur niveau de janvier 194157. Le District of Columbia Emergency Rent Act restera en vigueur

pendant toute la durée de la guerre et même bien au-delà, puisqu’il sera prorogé à de multiples reprises au cours des années suivantes, avant d’être supprimé en 1953. Mais cette mesure, si elle empêche une croissance exponentielle des loyers, ne règle pas pour autant le problème de la quantité de logements disponibles.

À la fin du conflit, la pénurie de logements ne fait aucun doute à Washington. En cinq ans, le taux de logements vacants a chuté de 5,4 % à 0,4 %. Cela signifie en pratique que la ville ne compte presque aucun logement disponible58.

2. Le temps des compromis : les solutions temporaires trouvées par les habitants

La situation très tendue laisse peu de choix aux habitants. Les plus chanceux, ils sont rares, parviennent à obtenir un appartement ou une maison dans le marché privé ou par le biais des programmes publics mis en place. Pour les célibataires, l’hébergement de longue durée en hôtel

57 RGDC, 1945. Pour le reste du pays, l’Emergency Price Control Act (EPCA) est voté en 1942. Cette loi met

en place un système de contrôle des prix, incluant les loyers, qui est confié à l’Office of Price Administration. L’OPA prend sa première mesure relative aux loyers le 2 mars 1942, en délimitant 20 « zones de loyer de défense » (defense-rental areas), qui sont définies comme des zones dans lesquelles « les activités liées à la défense ont provoqué une hausse des loyers en contradiction avec les objectifs de l’Emergency Price Control Act de 1942 ». Treize États sont concernés par cette mesure. (K. BORDERS, “Emergency Rent Control,” Law and

Contemporary Problems, Vol. 9, No. 1, p. 120-121,; “House Passes Control Bill to Halt Rental Racket;

Reductions Possible,” The Afro-American, 15 novembre 1941.

58 Les 0,4 % de vacance correspondent au taux de vacance frictionnel, le taux incompressible qui est dû au

158 est l’une des options59, mais la solution la plus fréquente est celle de la pension, ou « rooming

house ». Du fait de la demande, on voit en effet les pensions de famille se développer dans le District, principalement à l’attention des jeunes célibataires, hommes et femmes. Une estimation évalue le nombre de ces pensions à 1 600 à 2 00060. La photographe Esther Bubley, qui logeait

dans l’une d’elles, en a tiré quelques reportages photographiques pendant la guerre61. Quelques

exemples sont disponibles en annexe 10. Ils mettent en évidence l’aspect temporaire de ces logements, solutions d’urgence dont les occupants s’accommodent dans le contexte de crise nationale. Le journaliste David Brinkley explique pour sa part, que lorsqu’il s’est installé dans la capitale en 1943, il logeait « dans une chambre louée chez l’habitant – le seul type de logement disponible, quel que soit le prix que l’on y consacrait62 ».

La situation complexe du logement dans la capitale est illustrée de manière comique mais efficace dans le film oscarisé « The More the Merrier » (Plus on est de fous), sorti en 1943. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le millionnaire retraité Benjamin Dingle (Charles Coburn) se rend à Washington à la demande d’un sénateur pour conseiller les autorités sur la pénurie de logement. À son arrivée, Dingle apprend que sa suite d’hôtel ne sera pas disponible avant deux jours. Après quelques péripéties, il réussit à convaincre la jeune Connie Milligan (Jean Arthur) de lui sous-louer la moitié de son appartement. Le comique de collocation s’installe, jusqu’à ce que Dingle rencontre le sergent Joe Carter (Joel McCrea), qui n’a pas d’endroit où loger pendant qu’il attend d’être envoyé sur le front. Dingle propose de lui sous-louer sa propre moitié de l’appartement. Davantage de scènes comiques suivent. Mais derrière le comique de situation, la réalité transpire et le film donne une bonne idée de l’ambiance qui règne alors dans la capitale, des difficultés de se loger, et des compromis qui sont réalisés par tous dans ce contexte. Le décor

59 “Washington Tries Provide Housing,” (sic) The Edmonton Journal, 28 juillet 1942. 60 D. KRUGLER, This Is Only a Test, p. 12.

61 L. DAVOL, “Shifting Mores: Esther Bubley’s World War II Boarding Houses Photos,” Washington History,

1998, p. 44-62.

62 “in rented rooms in private houses – the only housing available at any price.” (D. BRINKLEY, Brinkley’s Beat,

159 est planté dès les premières minutes du film, qui montre une succession de panneaux « no vacancy » (complet) accrochés devant des portes d’immeubles, comme les captures d’écran en

annexe 11 le montrent.

À partir de 1940, avant même l’entrée en guerre du pays, devant le besoin important et immédiat de logements, le « rooming » est une pratique fortement encouragée par les autorités, ainsi qu’en témoigne l’affiche ci-contre. Elles incitent les particuliers à inscrire leurs chambres disponibles auprès des Home registration Offices64, qui deviendront rapidement les War Housing Centers. Dès 1940, le recensement dénombre dans la ville près de 84 000 pensionnaires, définis comme des personnes qui n’ont aucun lien de parenté avec les individus dont ils partagent le logement. En juillet 1941, il est estimé que plus de

la moitié des 55 000 travailleurs de guerre arrivés depuis 1940 vivent dans des pensions et que 20 % des pensionnaires logent dans des maisons tellement surpeuplées qu’elles disposent d’une salle de bain pour sept ou huit personnes65. Ces pensionnaires sont pour beaucoup des

célibataires, mais pas seulement.

Pour les familles, la solution de dernier recours reste en effet de partager son logement avec une ou plusieurs autres familles, avec ou sans lien de parenté avec elles. En 1940, on compte à Washington plus de 88 000 habitants (et pas seulement de jeunes enfants) qui vivent chez leurs

63 Les 500 premiers exemplaires de ces affiches ont été utilisés dans la capitale, où une campagne active était

menée. (LOC, Farm Security Administration/Office of War Information)

64 Bureau d’enregistrement des logements. (National Housing Agency, War Housing in the United States, avril

1945, p. 4)

65 “‘Boom-Time’ Washington,” The Tuscaloosa News, 17 juillet 1941.

Figure 30 - Affiche préparée par l’OEM pendant la Deuxième Guerre mondiale63

160 parents, plus de 13 000 habitants qui vivent chez leurs grands-parents, plus de plus de 13 000 qui vivent chez un de leurs enfants et près de 44 000 qui vivent avec de la famille plus éloignée. C’est une situation très répandue dans la capitale durant cette période, nécessité faisant loi, mais qui amène comme nous le verrons plus loin à une surpopulation accrue des logements existants66.

Enfin, du fait de la pénurie, nombre de Washingtoniens doivent se contenter de logements de mauvaise qualité, pour lesquels le loyer est souvent élevé et dont la qualité se dégrade davantage mois après mois du fait de la surpopulation. Leur nombre est estimé à 20 000 environ en 194067

et il augmente pendant la guerre. Nous examinerons plus bas la situation des taudis et leur dégradation au cours du conflit.

Tous les Washingtoniens ne sont toutefois pas égaux devant la pénurie. Face au manque de logements, les Washingtoniens les plus aisés trouvent plus facilement des solutions et les Blancs disposent généralement de plus d’options que les Noirs, à la fois pour des questions de moyens financiers et pour cause de ségrégation.

B. Les pauvres, premières victimes de la pénurie