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La lente transformation d’une bourgade en ville d’ampleur nationale (1800-1940)

Entre sa création en 1800 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, la capitale américaine a connu une croissance moyenne modérée mais permanente. Elle a été distancée très tôt par les grandes métropoles comme New York, Chicago ou Philadelphie, qui ont toutes dépassé le million d’habitants en 1890. Mais elle n’a pas non plus subi le sort de villes anciennes comme Providence, qui atteint un apogée de 250 000 habitants en 1940 avant de voir sa population chuter, ou comme Charleston, quatrième ville du pays en 1790 et dont le rang parmi les villes américaines décline de plus en plus rapidement au fil des décennies1. Après un démarrage

laborieux, Washington a connu un développement honorable, comparable à celui de villes comme San Francisco, avec quelques accélérations notables à la faveur des évènements nationaux et internationaux, qui ont renforcé le développement de l’État fédéral.

1. Naissance et développement du District

Lorsque le président John Adams prend ses quartiers à la « résidence présidentielle2 »

washingtonienne en 1800, la très jeune capitale américaine créée ex nihilo n’est qu’une petite bourgade de moins de 9 000 habitants, la 31e ville américaine. Ainsi que le remarque Charles Hurd, « s’installer à Washington en 1800 signifie soit rechercher une pension dans une ville où il

1 Charleston compte 16 359 habitants en 1790. En 1850, elle est au 15e rang avec 42 985 habitants. En 1900, la

ville est tombée au 68e rang avec 55 807 habitants. (Bureau of the Census)

2 La “Maison-Blanche” ne prend ce nom que quelques années plus tard. Elle est auparavant simplement appelée

Executive Mansion ou President’s House. La légende veut que le nom de Maison-Blanche trouve son origine

pendant la Guerre de 1812, au cours de laquelle le palais présidentiel a été brûlé par les Anglais (en 1814). Une fois restauré, sa façade blanchie à la chaux lui aurait valu son appellation actuelle. En fait, on trouve de nombreuses occurrences antérieures du terme de Maison-Blanche, dès 1811, par exemple, dans un courrier de Francis James Jackson, ancien ambassadeur anglais aux États-Unis, ou dans un courrier de Phoebe Morris à son père Anthony daté du 17 février 1812. Depuis 1798, en effet, de la chaux était utilisée pour protéger la façade du bâtiment des rigueurs de l’hiver, d’où le surnom. Il s’est répandu à partir de 1817, après la réfection de la résidence consécutive à la Guerre de 1812. Officiellement, ce n’est qu’en 1901 que le président Théodore Roosevelt donne officiellement à la Maison-Blanche son nom actuel, par un décret présidentiel.

129 n’en existe presque aucune, soit ériger sa propre maison dans de véritables conditions pionnières3. »

Figure 15 - Population de Washington, Baltimore, San Francisco, Providence et Charleston (1800- 1940)4 0 100000 200000 300000 400000 500000 600000 700000 800000 900000 1000000 1800 1820 1840 1860 1880 1900 1920 1940

Washington Baltimore San Francisco

Providence Charleston

Au cours des décennies suivantes, la capitale peine à se développer, comme on peut le constater sur la figure 15. Entre 1800 et 1850, sa voisine Baltimore passe de 26 000 à 169 000 habitants, Philadelphie de 41 000 à 121 000, sans parler de New York, qui passe de 60 000 à 515 000 habitants. Pendant la même période, le District atteint péniblement les 51 000 résidents. Doté d’un climat capricieux, qualifié de marécage par certains5, il conserve avec ses rues

dépourvues de pavés6, son absence de système d’égouts ou d’approvisionnement en eau, un

aspect sauvage principalement dû au soutien financier inexistant de l’État fédéral. Le macadam fait son apparition sur Pennsylvania Avenue dans les années 1830, les lampes extérieures en 1842. Le District compte peu de commerces et de manufactures7 et attire donc peu les migrants

3 “Moving to Washington in 1800 meant either hunting for a boarding house where almost none existed or

setting up a house-keeping under real pioneer conditions.” (C. HURD, Washington cavalcade, 1948, p. 19)

4 Les sources des données chiffrées proviennent du recensement décennal américain, que l’on nommera pour les

occurrences suivantes US Census.

5 J. BRYCE, La République américaine, 1913, vol. V, p. 293.

6 Jusqu’en 1845, Pennsylvania Avenue est la seule rue pavée de la ville. Cette année-là, 7th Street, principale

artère commerçante, est pavée à son tour (W. MCARDLE, “The Development of the Business Sector in

Washington, D. C., 1800-1973,” p. 565).

7 En 1819, le District compte 129 commerces (shops), en 1820 le District et Alexandria comptent 29 types de

manufactures (fabrication de vêtements, de chaussures, de briques, raffineries de sucre, moulin à papier, brasserie, fabrique de cigares…) (W. MCARDLE, ibid., p. 560-561, 564-565)

130 et immigrants. En 1850, Washington est la 18e ville du pays mais reste de taille modeste. Lors de son voyage aux États-Unis, en 1851, Jean-Jacques Ampère8 remarque ainsi que Washington

est « la ville des maisons sans rues et des rues sans maisons9 ». Les membres du Congrès, forcés

de vivre dans la ville une partie de l’année ne retiennent pour beaucoup d’elle que son climat détestable, son manque d’animation et une impression d’inachevé10.

La guerre de Sécession change la donne. Avec le conflit, la capitale remplit enfin son rôle et devient le centre symbolique de l’Union. Dès le début des hostilités, Washington voit affluer en quelques mois près de 100 000 personnes11. Les milliers de soldats en campement ou en attente

d’ordres côtoient les fonctionnaires, dont le nombre double à Washington pendant le conflit, les esclaves libérés ou échappés (plus de 40 000 d’entre eux arrivent pendant la guerre12), les

hommes d’affaires. La ville devient un camp retranché dans lequel les églises, les écoles et de nombreux autres bâtiments publics sont transformés en hôpitaux de fortune. En 1862, 252 000 soldats campent aux abords de Washington.

Au cours des années 1860, la ville connaît la plus grande croissance relative de son histoire. Sa population augmente de 75 %, pour atteindre plus de 130 000 habitants en 1870. Une telle hausse n’a pas été anticipée. Même si le nombre de résidents à l’année se monte seulement à environ 50 00013, le District doit pouvoir fournir les services adéquats lorsque la population est à

son sommet annuel, lorsque le Congrès est en session. Or la petite ville n’est pas équipée pour accueillir un nombre si important d’habitants dans de bonnes conditions. Très vite, les infrastructures révèlent leurs limites, l’hygiène se dégrade, les constructions de fortune se multiplient.

8 Jean-Jacques Ampère8 (1800-1864), fils du physicien André-Marie Ampère, littérateur et historien, il fut

également un grand voyageur et ramena notamment sa Promenade en Amérique.

9 J-J. AMPERE, Promenade en Amérique : États-Unis, Cuba, Mexique, 1855. 10 A. JOUAN, Washington : la capitale américaine à l’heure de son centenaire, p. 20. 11 A. JOUAN, ibid., p. 22.

12 W. MCARDLE, op. cit. (note 5), p. 566.

13 Terry Peel cité dans K. BARKER, “District’s Guiding Figure of 1870s Made City Beautiful – and Bankrupt,”

131 Lors des décennies suivantes, le rythme de croissance de la population se stabilise autour de 20 à 30 % par décennie. Peu à peu, la trame urbaine imaginée par le major Pierre Charles L’Enfant à la fin du siècle précédent s’étoffe.

La croissance du District se poursuit à un rythme soutenu pendant la première moitié du XXe siècle. Elle est marquée par deux périodes de croissance particulièrement forte dans les années 1910 et 1930, à tel point que le développement d’infrastructures adéquates peine à suivre, faute de fonds suffisants. Entre 1910 et 1920, ce sont 100 000 habitants de plus qui s’installent, soit une croissance de 32 %. Dans les années 1930, la croissance est plus forte encore. La population augmente de 36 % suite à l’arrivée de plus de 175 000 résidents supplémentaires. Elle atteint 660 000 habitants en 1940. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Washington est la 11e ville la plus peuplée du pays, mais à la faveur d’une croissance rapide qui pèse sur ses infrastructures.

2. L’émergence de la banlieue

Comme le centre-ville, la périphérie de la capitale se développe peu à peu. Au début du XXe siècle, le District n’a pas fini de combler les espaces libres dans son enceinte et domine une banlieue restée très largement rurale. À partir des années 1900, toutefois, l’urbanisation de ces zones rurales progresse, de manière plus ou moins rapide selon leur proximité avec la capitale.

Au Nord et à l’Est de la capitale se trouve l’État du Maryland, où les comtés de Montgomery et du Prince George, qui sont adjacents au District, sont les premiers concernés par l’urbanisation. Leur croissance commence à s’intensifier pendant les années 20 et 30. Dans le comté du Prince George, la croissance déjà soutenue passe de 20 % dans les années 1900 et 1910 à 40 % dans les années 20, avant d’atteindre 50 % dans la décennie suivante. Entre 1900 et 1940, la population totale est passée de 30 000 à près de 90 000 personnes. Dans le comté voisin de Montgomery, la croissance qui était stable autour de 6 % dans les années 1900, 1910 et 1920,

132 passe à 40 % dans les années 30, portant la population totale à près de 50 000 personnes en 1940.

Figure 16 - Washington et les comtés voisins

À l’Ouest du District se trouve la Virginie, où l’urbanisation est légèrement plus tardive. Les comtés d’Arlington et de Fairfax comptent respectivement 6 500 et 18 500 habitants en 1900, la ville d’Alexandria 14 500. La croissance de ces zones s’intensifie peu à peu au début du siècle. Dans le comté d’Arlington, cette tendance se renforce dans les années trente, au cours desquelles la population passe de 27 000 à 57 000 habitants. La croissance reste alors plus modérée dans la ville d’Alexandria et le comté de Fairfax. En 1940, la population d’Alexandria approche les 34 000 habitants. Celle du comté de Fairfax s’élève à 41 000.

133 Figure 17 - Population des comtés voisins de Washington (1900-1940)14

0 20 000 40 000 60 000 80 000 100 000 1900 1910 1920 1930 1940 Comté de Montgomery, MD Comté du Prince George, MD Alexandria, VA Comté d'Arlington, VA Comté de Fairfax, VA

En 1940, la banlieue washingtonienne a donc commencé à prendre son essor, mais n’en est qu’aux prémices d’un développement majeur à venir dans les décennies suivantes. La métropole reste alors très nettement dominée par son centre. La persistance de cette domination apparaît nettement sur les cartes situées en annexe 1, qui présentent l’urbanisation progressive de Washington et de sa banlieue entre 1800 et 1927. On constate en effet qu’entre 1800 et 1857 le développement se limite au District intra-muros. Les toutes premières traces de développement se dessinent en banlieue au cours des 50 années qui suivent, mais elles restent extrêmement sporadiques en 1897, tandis que le centre se remplit rapidement. Entre 1900 et 1947, le développement de la banlieue se poursuit, mais seulement le long des axes de communication. En 1947, l’occupation de la périphérie de la capitale demeure donc sporadique, par opposition à un District intégralement urbanisé.

1. Démographie et politique : le rôle du gouvernement fédéral dans la croissance démographique de la capitale

Être la capitale des États-Unis est la raison d’être de Washington. Au cours de son histoire, sa fonction de capitale a surpassé de loin les autres secteurs d’activité économique. Dans les années 1930 et 1940, cette tendance s’est accrue, comme nous le verrons plus loin. L’emploi

134 fédéral représentait 22 % des emplois de la région en 1930, il en représente 32 % et 1940 et 35 % en 195015. Cela signifie certes que deux tiers des emplois de la ville sont dans d’autres secteurs,

mais cela signifie aussi que l’État est le premier employeur de la ville et que nombre des autres emplois, que ce soit dans le commerce, les services ou le bâtiment sont induits par les emplois de fonctionnaires.

Figure 18 - Nombre de fonctionnaires fédéraux et d’habitants à Washington (1910-1945)16

0 100000 200000 300000 400000 500000 600000 700000 800000 900000 1000000 1910 1915 1920 1925 1930 1935 1940 1945

Fonctionnaires fédéraux à Washington Population de Washington

Dès sa création, l’une des principales causes de la croissance du District a été le développement des activités du gouvernement fédéral. Le développement de la ville décennie après décennie met en évidence un lien très net entre les périodes d’expansion du gouvernement fédéral et la croissance de la ville. L’augmentation du nombre de fonctionnaires fédéraux se

15 W. SCHEIBER, “Washington's Regional Development,” p. 597.

16 Editions annuelles du Statistical Abstract (SA) de 1910 à 1955 (sauf pour les années 1918-1919, pour

lesquelles la source est Historical Statistics of the United States, Colonial Times to 1970, Part 2). Pour les années 1918 et 1919, le nombre de fonctionnaires n’est pas disponible dans le SA. Il est en revanche disponible dans la seconde source mentionnée, que nous avons choisi d’utiliser car elle donne un ordre de grandeur crédible du nombre de fonctionnaires washingtoniens au cours de ces années. Nous avons toutefois inséré une discontinuité dans la courbe pour ces deux années, car les données issues des deux sources ne se recoupent pas totalement. Pour toutes les années précédant la Première Guerre mondiale pour lesquelles les données des deux sources sont disponibles, on note une différence constante (probablement due à une manière de calculer) de 6 000 fonctionnaires entre les deux chiffres, le plus petit apparaissant dans le SA. Une différence équivalente est donc attendue pour les années 1918 et 1919. Etant donné le nombre élevé de fonctionnaires en 1918 et 1919 nous avons estimé que donner un ordre de grandeur, même avec une marge d’erreur de 6 000 personnes, valait mieux que de ne fournir aucune donnée. Nous avons choisi de ne pas utiliser exclusivement la seconde source car le périmètre géographique de celle-ci change au milieu des années 1940, pour passer du District, qui nous intéresse ici, à l’ensemble de la zone métropolitaine. L’intégralité des chiffres de la seconde source est disponible en annexe 2.

135 traduit en effet quasi-mécaniquement par une croissance de la population washingtonienne17. Sur

le graphique ci-dessus (fig. 18), on constate ainsi une similitude frappante entre l’évolution du nombre de fonctionnaires fédéraux basés à Washington et celle de la population du District. On distingue clairement les pics qui correspondent à la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression des années 1930 et surtout la Seconde Guerre mondiale. Ces pics sont également constatables sur le graphique suivant (fig. 19), qui présente le rapport entre la population du District et le nombre d’employés fédéraux.

Figure 19 - Rapport entre la population de la capitale et le nombre de fonctionnaires fédéraux (1905- 1944)

La croissance de la capitale est liée à l’expansion du gouvernement fédéral. Or cette expansion se produit principalement pendant les périodes de crises nationales et internationales. Ainsi, chaque période troublée de l’histoire américaine a vu la population de la capitale augmenter nettement, parallèlement à l’accroissement du nombre de fonctionnaires. De plus,

136 cette croissance est assortie d’un effet de cliquet valable aussi bien pour le nombre de fonctionnaires que pour la population de la ville. Une fois la crise terminée, ni le nombre de fonctionnaires ni celui des résidents de la capitale ne retombe à son niveau antérieur. Si leur nombre chute légèrement, il reste immanquablement supérieur au niveau qu’il avait auparavant18.

Cette relation est vérifiée pour la première fois durant les années 1840, à l’occasion de la guerre contre le Mexique. Elle est ensuite confirmée à plusieurs reprises au cours des 100 années qui suivent, lors de la guerre de Sécession, des deux guerres mondiales et de la crise des années 1930. En cela, la capitale se distingue des autres villes. Au cours des années 1930, ainsi, la capitale connaît une croissance de plus de 36 %, qui en fait une exception parmi toutes les autres villes de plus de 300 000 habitants. Sur les 30 villes concernées, en effet, huit perdent des habitants à l’occasion de la Grande Dépression et 17 connaissent une croissance inférieure à 10 %19.

Le tableau ci-dessous (fig. 20) compare la croissance décennale de la population de Washington pendant les périodes de troubles avec celle des périodes plus paisibles traversées par le pays20.On constate que sur les 15 décennies qui y sont représentées, les cinq décennies de

guerre ou de crise ont produit 66 % de la croissance cumulée de la population, pour un total de 570 195 habitants supplémentaires contre seulement 34 % (297 661 habitants) pour les neuf décennies « paisibles ». Une telle corrélation ne s’explique pas seulement par l’arrivée de nouveaux fonctionnaires lorsque la taille du gouvernement fédéral augmente mais aussi par l’impact de ces nouveaux arrivants en termes d’emplois induits, en particulier dans les secteurs du commerce, des services et du bâtiment.

18 I. BASSOFF, “The housing problem in the District of Columbia,” 1946, p. 233. 19 AWS, p. 12.

137 Figure 20 - Evolution comparée de la population du District en périodes calmes et périodes de crise21

Population Augmentation décennale

En période paisible En période de crise

1800 8 144 1810 15 471 7 327 1820 23 336 7 865 1830 30 261 6 925 1840 33 745 3 484 1850 51 687 17 942 1860 75 080 23 393 1870 131 700 56 620 1880 177 624 45 924 1890 230 392 52 768 1900 278 718 48 326 1910 331 069 52 351 1920 437 571 106 502 1930 486 869 49 298 1940 663 091 176 222 1945 876 000 212 909 Total 297 661 570 195

L’impact du gouvernement fédéral n’est pas seulement visible sur l’évolution en quantité de la population du District. Il se manifeste également sur la structure démographique des résidents.