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Comme nous avons pu le voir, les nombreux facteurs apparemment positifs (reconnaissance publique, augmentation de la production, patrimonialisation) cachent en réalité une édition en proie à des difficultés plus grandes, et il est à craindre pour la traduction de la fantasy à proprement parler qu’en dépit des effets d’annonce et de la passion des traducteurs, celle-ci ne continue de se faire dans des conditions impropres à un travail de qualité.

De l’avis de nombreux acteurs du secteur, le problème des littératures de l’imaginaire est avant tout un problème de reconnaissance et de visibilité ; l’influence que ces genres peuvent exercer sur la littérature générale ne semble pas bénéficier à leur aura globale, un livre cessant d’appartenir au « ghetto » de l’imaginaire dès l’instant où les institutions lui accordent le statut d’œuvre véritablement littéraire. Étudiant la représentation de l’imaginaire au cours de l’année précédente, Benjamin Roure dressait ainsi un constat assez sombre :

Le résultat est sans appel. Entre septembre 2016 et 2017, Le Monde des

livres n’a consacré que 27 articles sur 1432 à un livre d’imaginaire, soit 1,

88%. À la télévision, dans « La grande librairie » sur France 5, l’imaginaire n’a été représenté la saison passée que par seul 1 invité sur 232 et 1 conseil de lecture sur 41 ; et le « Vive les livres » de Patrick Poivre d’Arvor

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sur CNews ne fait guère mieux (1 livre mentionné en 17 émissions). À la radio, dans « Les livres ont la parole » sur RTL, 1 invité sur 29 parlait d’imaginaire, et sur France Info, dans « Le livre du jour », 7 invités sur 206, soit 3,4 %. Un chiffre approchant toutefois le poids de l’imaginaire dans le total des ventes de livres en France. Maigre consolation662.

Quelques initiatives ont néanmoins vu le jour ces dernières années, dans le but d’améliorer la visibilité des éditeurs plus modestes et des littératures de l’imaginaire en général. En 2013 ont ainsi été fondés les « Indés de l’imaginaire », composés des Moutons électriques, de Mnémos et d’ActuSF, dans le but officiel de lutter contre les grands groupes qui dominent le marché. De nombreuses initiatives ont également été prises au cours de l’année 2017 pour capter l’attention des instances culturelles, à commencer par l’« Appel de l’imaginaire », lancé le 24 mars à l’occasion du Salon du livre de Paris par huit maisons d’édition dites « indépendantes » (L’Atalante, ActuSF, Au Diable Vauvert, Le Bélial’, Mnémos, La Volte, Les Moutons Électriques et Critic). L’initiative a d’abord pris la forme d’une pétition qui, à l’heure où ces lignes sont écrites, a rassemblé 1478 signatures663, mais a également permis la mise en place d’états généraux les 4 novembre 2017 et 3 novembres 2018, pendant le salon des Utopiales à Nantes. Mentionnons enfin la création par quatre petites maisons d’édition (Armada, Malpertuis, Le Peuple de Mü et Walrus) d’un « Syndicat National des Éditeurs Indépendants de l'Imaginaire664 » (SNEII) visant à renforcer la position des éditeurs face à l’ensemble du marché.

À l’exception de la mise en place par la majorité des maisons d’édition affiliées à l’imaginaire d’une vaste opération de communication baptisée « le mois de l’imaginaire », lancée en octobre 2017 en partenariat avec plusieurs librairies et bibliothèques665 et reproduite en novembre 2018, la majorité des actions qui la constituent peinent pour le moment à

662 Benjamin ROURE, « Littératures de l’imaginaire : rêver ensemble », op. cit., p. 51.

663 Jérôme VINCENT, Les acteurs de l’imaginaire : Appel à la mobilisation des acteurs de l’imaginaire, 28 mars

2017,

https://secure.avaaz.org/fr/petition/Les_acteurs_de_lImaginaire_Appel_a_la_mobilisation_des_acteurs_de_lI maginaire, consulté le 1 février 2019.

664 SNEII, Le Manifeste, http://sneii.org/, consulté le 8 février 2018.

665 Hubert PROLONGEAU, En octobre, l’imaginaire prend le pouvoir, 22 mai 2017,

http://www.telerama.fr/livre/en-octobre-l-imaginaire-prend-le-pouvoir,158393.php, consulté le 9 novembre 2017.

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s’articuler en une véritable force collective666, mais leur caractère extrêmement récent ne permet pas encore de parier sur leur avenir.

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Partie 2 : Topoï dialogiques

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Maintenant que les origines et le contexte global de la réception de la fantasy en France ont été posés, et qu’ont été soulignés les points communs et différences entre les deux grands ensembles de traductions, nous allons pouvoir nous intéresser plus spécifiquement aux textes eux-mêmes, et mettre les discours des éditeurs et les théories préliminaires de cette recherche à l’épreuve des textes.

Assiste-t-on véritablement à un changement profond de l’approche traductive de la fantasy ? Ces retraductions de « classiques » sont-elles l’occasion pour le lecteur français de redécouvrir (voire de véritablement découvrir pour la première fois, comme si la traduction précédente n’était au fond qu’une annonce, un avant-goût) des textes que des conditions de transmission inappropriées avaient estropiés, mutilés ? Par-delà les discours marchands, nécessairement intéressés, ne risque-t-on pas plutôt de découvrir une réalité plus complexe et fuyante ? Ne devons-nous pas enfin nous préparer à de possibles déceptions, devant des retraductions qui ne seraient finalement que de simples opérations de communication ou la triste résultante de sordides problèmes de propriété intellectuelle ?

Le deuxième et le troisième chapitre de cette analyse ont ainsi pour visée de sélectionner plusieurs extraits des romans choisis lors de la constitution de notre corpus afin d’en effectuer l’analyse, tout en se détachant momentanément des conditions de travail qui les ont précédés. Nous nous sommes largement étendus dans notre introduction sur la méthodologie qui sera la nôtre ; rappelons brièvement que nous nous aiderons des rares études à se pencher sur l’aspect stylistique de certaines œuvres ou de la fantasy en général, mais nous reposerons essentiellement sur un travail de comparaison traductologique et stylistique des extraits. La sélection et le regroupement de ces passages en fonction de topoï associés au genre nourrira, certes, l’horizon de notre analyse micro-textuelle, mais la complexité du texte littéraire fait qu’elle ne pourra constituer le seul critère envisagé. La fin de chaque chapitre présentera enfin une synthèse plus générale, dont le but sera de déterminer si des projets de traduction génériques se dégagent de l’ensemble de nos micro- analyses, et si les signes extérieurs d’une nouvelle forme de réception du genre témoignent bel et bien d’une transformation dans les pratiques traductives elles-mêmes.

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Les deux premiers topoï choisis correspondent à des formes dialogiques. Dans son essai « From Elfland to Poughkeepsie667 », Le Guin s’en prend aux auteurs et lecteurs de fantasy qui ont, selon elle, la fâcheuse manie de se contenter d’un mince vernis stylistique en matière de littératures de l’imaginaire, à la manière de touristes de pacotille appréciant un brin d’exotisme de temps à autre sans pour autant se révéler capables d’abandonner tout le confort moderne ; pareils visiteurs ne cessent de prétendre rechercher le pays des elfes mais se contentent bien souvent d’une Poughkeepsie superficiellement déguisée. Pour l’autrice, les mondes merveilleux authentiques sont en effet « autres » jusque dans leur essence la plus profonde ; ce sont des réalités augmentées, « superréalistes », qui font appel non pas à de quelconques processus secondaires mais à des processus primaires, inconscients, archétypaux même. Croire qu’il serait possible de toucher à des phénomènes si profonds par la simple adjonction de sorciers et de dragons est une erreur, saupoudrer son récit de tropes sans en changer la matière un mensonge ; pour Le Guin, seul le style de l’œuvre permet l’avènement d’un monde fictionnel véritable et une expérience authentique de lecture.

Or il se trouve que le style d’un roman est souvent particulièrement visible dans ses dialogues. Cette conviction, l’autrice en fait la démonstration en citant un exemple de discussion tiré d’un roman de fantasy anonyme, qu’elle juge symptomatique de cette tendance à la superficialité ; en modernisant simplement les noms propres et les références à la magie ou à la chevalerie, elle en fait soudain un dialogue qui ne dépareillerait pas dans un roman « réaliste » prenant place au XXIe siècle668. Ainsi, s’il est probable que certains des livres que nous analyserons ici auraient encouru les foudres de Le Guin, il n’en demeure pas moins extrêmement intéressant d’observer ce que les traductions font subir aux dialogues qui les constituent. Le parler des sorciers, guerriers et seigneurs de ces mondes se doit de présenter l’accent authentique des terres elfiques, une langue porteuse de pouvoir, de dignité sauvage, d’héroïsme, d’éloquence, de passion et de vitalité jusque dans les actes les plus triviaux, peu importe que pour y parvenir elle recoure aux archaïsmes ou au contraire à une forme d’anglais aux accents intemporels669.

667 Ursula K LE GUIN, The Language of the Night, op. cit., p. 83‑96. 668 Ibid., p. 85‑86.

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