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Répondant au succès des collections de fantasy, J’ai lu lance « J’ai lu – fantasy » en 1998 et publie R.A. Salvatore (l’un des auteurs phares de la ludic fantasy chez Fleuve noir) mais aussi les grands succès anglo-saxons que sont Terry Brooks et Terry Goodkind. La fantasy remplace à présent la science-fiction et l’horreur dans la majeure partie des rayons spécialisés, le plus souvent sous la forme de grands cycles épiques publiés au format poche. Si la communauté des fans se montre relativement active et fréquente assidûment les conventions de jeux de rôle et de littérature, elle demeure néanmoins réduite. Entre 1996 et 2007, une quinzaine de fanzines paraissent seulement, dont moins de la moitié survivra plus d’une décennie – une situation que certains rapprochent de celle des États-Unis, avec néanmoins l’absence de supports plus professionnels de publication comme Astounding

Stories ou Weird Tales513.

Comme le rappelle Baudou cependant514, les années 1990 voient également apparaître des collections plus ambitieuses en grand format : l’Atalante achète ainsi pour sa « Bibliothèque de l’évasion » les droits de Terry Pratchett (pourtant réputé intraduisible à cause d’un

512 Richard AWLINSON, Valombre, traduit par Michèle ZACHAYUS, Paris, Fleuve noir, coll. « Royaumes oubliés »,

1994.

513 Anne BERTHELOT, Roger CELESTIN, Eliane DALMOLIN et Alain LESCART, « Editors’ Introduction », op. cit.,

p. 138‑139.

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humour fermement ancré dans la langue anglaise) et Guy Gavriel Kay ; si Pygmalion publie également ce dernier, l’éditeur s’impose avant tout grâce à des cycles certes longs mais également modernes, aux univers plus terre-à-terre faisant fi du manichéisme habituel (L’Assassin royal de Robin Hobb et le Trône de fer de G.R.R. Martin vont longtemps faire partie des meilleures ventes du genre515). La collection « Rivages Fantasy » chez Payot et Rivages affiche quant à elle de superbes couvertures dorées arborant des « classiques historiques » de l’illustration (Maxfield Parrish, Paolo Uccello, Ivan Bilibine), qui masquent cependant des cycles épiques certes maîtrisés mais néanmoins très proches dans leurs thèmes du gros de la production (L’Arcane des épées de Tad Williams ou La Roue du temps de Jordan516).

C’est également au milieu des années 1990 que la scène française commence véritablement à faire son apparition. Jusque-là, les quelques tentatives éparses n’ont pas réussi à faire école (on pense à Sous l'araignée du Sud de Dominique Roche et Charles Nightingale ou au diptyque Solstice de fer et Équinoxe de cendre de Francis Berthelot517), quand il ne s’agissait tout simplement pas de parodies réagissant contre l’invasion des Conan et autres « barbareries » américaines (Le Fils du grand Konnar518 de Pierre Pelot et ses suites). Par le biais de sa collection « Anticipation », Fleuve noir est en réalité le premier éditeur à publier à la fin des années 1980 plusieurs cycles héroïques français avec un certain succès, comme la trilogie de La Biche de la forêt d’Arcande de Hugues Douriaux519 (l’auteur recevra à l’occasion le prix Julia Verlanger et continuera d’écrire des cycles de fantasy dans les années 90) ; une sous-collection intitulée « Legend » est même créée, mais la fin de cette dernière en 1992 vient cependant mettre un terme brutal à l’entreprise520, et l’initiative sombrera vite dans l’oubli.

515 Voir par exemple Robin HOBB, L’Apprenti assassin, traduit par Arnaud MOUSNIER-LOMPRE, Paris, Pygmalion,

1998 ; George R. R MARTIN, Le Trône de Fer, traduit par Jean SOLA, Paris, Pygmalion, 1998.

516 Voir par exemple Tad WILLIAMS, Le Trône du dragon, Paris, Rivages, coll. « Fantasy », n˚ 2, 1994 ; Robert

JORDAN, La Roue du Temps, op. cit.

517 Charles NIGHTINGALE et Dominique ROCHE, Sous l’araignée du sud, Paris, Robert Laffont, 1978 ; Francis

BERTHELOT, Solstice de fer, Paris, Temps futur, coll. « Heroic fantasy », 1983 ; Francis BERTHELOT, Équinoxe de

cendre, Paris, Temps futur, coll. « Heroic fantasy », 1983.

518 Pierre PELOT, Le Fils du grand Konnar, Paris, Fleuve noir, coll. « Anticipation », n˚ 1788, 1990.

519 Hugues DOURIAUX, Le Monde au-delà des brumes, Paris, Fleuve noir, coll. « Anticipation », n˚ 1642, 1988 ;

Hugues DOURIAUX, Thorn le guerrier, Paris, Fleuve noir, coll. « Anticipation », n˚ 1646, 1988 ; Hugues DOURIAUX,

Les Mortels et les dieux, Paris, Fleuve noir, coll. « Anticipation », n˚ 1653, 1988.

520 Jacques BAUDOU, « La Fantasy française », Contemporary French and Francophone Studies, 2011, vol. 15,

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L’impulsion véritable va être provenir des maisons d’édition de jeux de rôle, qui décident quelques années après d’étendre leurs activités pour toucher au roman521. En 1996, Multisim montre l’exemple avec les éditions Mnémos, dont le but initial de concurrencer Fleuve noir sur le terrain de la ludic fantasy française se voit rapidement remplacé par l’envie de trouver un débouché à certains « auteurs maison » qui aspirent à davantage que l’écriture de jeux522 (Gaborit, Colin, Pierre Grimbert, etc.). La société devient à elle seule l’avant-garde de l’école française et publie en 1999 la toute première anthologie de fantasy hexagonale ; Mnémos est rapidement concurrencée par Nestiveqnen, qui en plus d’une collection de romans publie également un des premiers magazines consacrés exclusivement à la fantasy, Faeries (2000-2007), puis par les éditions du Khom Eïdon, qui vont brièvement publier des romans se déroulant dans des univers de jeux de rôle français. Les éditions Oxymore quant à elles publient quelques traductions et surtout des créations françaises, dont le style féérique ou baroque tranche avec le reste de la production (elles permettent la découverte d’auteurs comme Léa Silhol, Mélanie Fazi, Jérôme Noirez, etc.), ainsi que des essais sur les littératures de l’imaginaire et des anthologies thématiques523. En 2000, Stéphane Marsan quitte Mnémos pour fonder avec Alain Névant les éditions Bragelonne, qui à l’aide d’une politique de publication agressive deviendra bientôt l’un des acteurs majeurs de la fantasy en France.

Pour Besson, les écrits de la première « école française » dessinent en réalité une littérature au second degré :

C’est parce qu’ils étaient, souvent, des lecteurs de Tolkien, des amateurs de jeux de rôles, des connaisseurs des cycles traduits à l’initiative de Jacques Goimard dans la collection « Pocket SF » que des auteurs, adolescents dans les années 1980, ont fini par illustrer eux-mêmes leur genre de prédilection – une telle participation étant d’ailleurs encouragée par l’interactivité ludique déjà greffée sur la fantasy littéraire à cette période524.

521 Anne BERTHELOT, Roger CELESTIN, Eliane DALMOLIN et Alain LESCART, « Editors’ Introduction », op. cit., p. 138. 522 SOUFFRE-JOUR, Entretien avec Stéphane Marsan, http://www.souffre-

jour.com/index.php?option=com_content&task=view&id=79&Itemid=153, consulté le 30 janvier 2018.

523 Eunice MARTINS, « Du conte aux romans de Fantasy pour la jeunesse », op. cit., p. 195. 524 Anne BESSON, La fantasy, op. cit., p. 54‑55.

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Le but de ces auteurs n’est cependant pas de marcher directement dans les pas de leurs prédécesseurs. Bien que plusieurs d’entre eux continuent de s’inscrire dans la tradition de la mouvance épique (les quatrièmes de couverture du Secret de Ji de Pierre Grimbert le comparent par exemple à David Eddings525), la fantasy française se démarque vite de la production américaine dont elle détourne les codes pour y insuffler sa propre singularité, qu’il s’agisse de « mondes plus urbains, et des peuples "démythifiés526" », d’univers baroques que l’on mâtine parfois d’inspirations victoriennes au point de verser dans le « steampunk527 », ou bien encore de retour aux sources celtiques, de subversion politique, de poésie, d’humour et d’érudition528. Pour contrer l’impression dominante d’un genre naturellement anglo-saxon, on convoque parfois les racines aventureuses du patrimoine hexagonal : Henri Loevenbruck s’intéresse ainsi à la « mythologie » et à l’imaginaire français529, Pierre Pevel se réclame fréquemment de la tradition du roman-feuilleton et n’hésite pas à convoquer la fine fleur de la littérature classique, quand la quatrième de couverture de l’anthologie Légendaire évoque Rabelais, Cyrano de Bergerac et Dumas530. Ce dernier argument commercial peut sembler paradoxal dans une collection s’adressant avant tout à des lecteurs ayant fait leurs débuts sur Tolkien, Moorcock, Eddings, Brooks, Jordan et la ludic fantasy, mais il vise avant tout à appâter une génération qui quitte peu à peu l’adolescence et que l’épique américain commence à lasser (il est, de plus, utile de se démarquer fortement d’un original qui passera toujours comme préférable à la « copie »). Malgré l’existence de cycles, les textes des romans français restent relativement courts, se suffisant parfois à eux-mêmes ou proposant de « simples » trilogies de 300 pages (quand de longs cycles de tomes de 600 pages ne semble plus dépareiller outre-Atlantique531).

525 Pierre GRIMBERT, Six héritiers, Paris, Mnémos, coll. « Légendaire », n˚ 11, 1996, 4e de couverture. 526 Anne BESSON, La fantasy, op. cit., p. 56.

527 Jacques BAUDOU, « La Fantasy française », op. cit., p. 173. 528 Ibid., p. 176.

529 Luigi BROSSE, Henri Loevenbruck et le premier tome de Gallica, 10 février 2004,

http://www.elbakin.net/fantasy/news/Henri-Loevenbruck-et-le-premier-tome-de-Gallica, consulté le 27 janvier 2018.

530 Stéphane MARSAN (dir.), Légendaire, Paris, Mnémos, coll. « Icares », n˚ 2, 1999, 4e de couverture.

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