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Conan ou le développement de l’heroic fantasy

Ainsi, si quelques-uns des « classiques » de la fantasy ont été traduits dès les années 1970, le genre peine cependant à trouver son public tant il se trouve pris entre l’aura naissante de Tolkien et celle, bien mieux ancrée localement, de la science-fiction. Contrairement à cette dernière, la fantasy ne bénéficie en effet pas de véritable « école locale », et restera considérée jusque dans les années 1990 comme essentiellement étrangère à la littérature française457.

Howard et son Conan ont pourtant été déjà mis en avant par Bergier ; quelques-unes des nouvelles fantastiques de l’auteur ont même été traduites et insérées dans plusieurs anthologies, au sein de la revue Fiction ou dans la collection « Autres temps, autres mondes » (1963-1983) des éditions Casterman (où elles sont traduites par Jacques Papi, qui s’occupera aussi de H.P. Lovecraft pendant longtemps). Dans Admirations, Bergier continue son travail d’introduction en consacrant un chapitre entier au Texan, traduisant quelques lignes d’un de ses poèmes tout en reprenant avec enthousiasme l’image popularisée par Carter et de Camp – celle, éminemment paradoxale, d’un intellectuel caché dans le corps d’un colosse de western, véritable âme pure dans un monde de brutes. Il évoque au passage les « manuscrits inachevés [qui] furent complétés par l’écrivain scientifique L. Sprague de Camp, par le romancier Lin Carter, par un officier suédois Bjorn Nyberg458 », donnant à une entreprise essentiellement commerciale le parfum d’une collaboration ambitieuse placée sous l’égide de l’art, de la science et même de l’aventure. Cette vision partiale de celui dont on écorche fréquemment le nom sera reprise par d’autres collections, propageant ainsi sa légende romantique dans le milieu français de la fantasy459.

Pour Joseph Altairac460, l’essai de Bergier est sans doute ce qui pousse en 1972 la société Édition spéciale (qui deviendra les éditions Jean-Claude Lattès peu de temps après, et vient tout juste de sortir la majeure partie de l’œuvre d’Edgar Rice Burroughs) à publier trois recueils grand format (aux couvertures illustrées par Philippe Druillet, qui a également collaboré avec OPTA – voir Annexe VIII) : Conan, Conan : la fin de l'Atlantide et Conan : la

457 Cf. Anne BERTHELOT, Roger CELESTIN, Eliane DALMOLIN et Alain LESCART, « Editors’ Introduction », op. cit. 458 Jacques BERGIER, Admirations, op. cit., p. 145.

459 Voir à ce sujet Patrice LOUINET, Le Guide Howard, op. cit., p. 11.

116 naissance du monde461. Ces premières publications lancent bel et bien l’œuvre d’Howard en France mais elles le font, comme toujours, en important avec elles non seulement les idées de Carter et de Camp (via une introduction de ce dernier) mais aussi leurs révisions et certains de leurs pastiches (les couvertures mettent d'ailleurs en avant leurs noms aux côtés de l’auteur initial). Les quatrièmes de couverture évoquent elles aussi un homme brûlant sa vie jusqu’au suicide, mais exaltent également des récits pleins « de bruit, de fureur, de magie, de femmes superbes, de surhommes et de peuplades errantes », non sans annoncer (de façon quelque peu cavalière) un écrivain tenu « aujourd’hui pour l’égal de Jules Verne et d’Edgar Rice Burroughs462 ». Les titres eux-mêmes, éloignés de ceux des versions originales de chez Lancer, s’écartent de leur attachement terre-à-terre au héros pour donner à ses aventures une dimension plus épique et exotique (souvent sans véritable rapport avec le contenu des nouvelles).

Les trois anthologies sont rééditées au tout début des années 1980, dans la toute nouvelle collection de J.-C. Lattès, « Titres/SF », et retrouvent au passage des titres plus proches de ceux des éditions originales463 ; elles se voient rapidement complétées par le seul roman qu’Howard a écrit sur son héros barbare (dont le titre reprend celui de Gnome Press et de Lancer, et non celui initialement choisi par l’auteur464) mais aussi par des pastiches de Carter, de Camp et Offutt. Entre 1982 et 1983, l’essentiel de la production finit par se reposer sur le seul barbare, avec pas moins de dix titres inédits ! Sans surprise, pareille surproduction va rapidement sonner la fin de la collection. Pendant ce temps, une partie du travail plus « fantastique » du Texan se retrouve partiellement dans la série d'anthologies « Les Meilleurs Récits de… » (1975-1989), dirigée par Jacques Sadoul pour J’ai Lu ; malgré cette apparition sur plusieurs fronts, et contrairement à d'autres auteurs comme Leiber ou Moorcock, Howard n'aura en revanche jamais les honneurs de la prestigieuse collection « Aventures Fantastiques » chez OPTA.

461 Robert Ervin HOWARD, Lin CARTER et Lyon Sprague DE CAMP, Conan, traduit par Anne ZRIBI, Paris, Édition

Spéciale, coll. « Science-fiction », 1972 ; Robert Ervin HOWARD, Conan : la fin de l’Atlantide, traduit par Anne ZRIBI, Paris, Édition Spéciale, coll. « Science-fiction », 1972 ; Robert Ervin HOWARD, Conan : la naissance du

monde, traduit par François TRUCHAUD, Paris, Édition Spéciale, coll. « Science-fiction », 1972.

462 Robert Ervin HOWARD, Lin CARTER et Lyon Sprague DE CAMP, Conan, op. cit., 4e de couverture.

463 Robert Ervin HOWARD, Conan, traduit par François TRUCHAUD, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF »,

n°18, 1980 ; Robert Ervin HOWARD et Lyon Sprague DE CAMP, Conan l’aventurier, traduit par François TRUCHAUD, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n°23, 1980 ; Robert Ervin HOWARD, Conan le guerrier, traduit par François TRUCHAUD, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n°40, 1981.

464 Robert Ervin HOWARD, Conan le conquérant, traduit par François TRUCHAUD, Paris, Jean-Claude Lattès,

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Côté paratexte, on note tout d’abord dans la série parue chez « Titres/SF » des illustrations de couverture inégales qui, si elles sont loin d’atteindre la force évocatrice d’un Frazetta, vont rechigner de moins à moins à recourir à une imagerie érotique (voir Annexe VIII). Les quatrièmes de couverture commencent par mettre de côté les références plus anciennes, et le terme « heroic fantasy » fait son apparition au milieu de descriptions plus vivaces. La biographie d’Howard se fait de plus en plus concise, jusqu’à disparaître dès lors que les recueils ne contiennent plus un seul de ses textes ; même le personnage de Conan va s’effacer peu à peu des présentations. On peut également noter dès 1982 l’apparition d’une référence au film, la couverture promettant alors au lecteur la découverte des « véritables aventures »465 du héros, comme pour mieux flatter le besoin d’authenticité du lecteur potentiel.

Parmi les traducteurs choisis pour cette série de textes, on retrouve notamment un certain François Truchaud. À en croire une récente interview, celui-ci aurait découvert Howard grâce à Bergier (ils se seraient rencontrés alors que le premier travaillait sur le « Cahiers de l'Herne » consacré à Lovecraft466) mais aussi grâce aux comics américains mettant en scène le héros, ainsi qu’aux romans arborant les couvertures iconiques de Franck Frazetta. Séduit par ses lectures, Truchaud aurait ainsi spontanément contacté Édition spéciale en apprenant leur projet de traduire Howard467, bien que sa connaissance de la traduction ait alors été largement autodidacte (sa formation le portant davantage vers la critique cinématographique). Le traducteur évoque aujourd’hui sans fard la joie qu’il a eue de pouvoir être une sorte de défricheur pour le lectorat français ; interrogé sur ce qui fait la force du style de l’auteur, il répond ainsi :

J'ai vraiment été pris par sa passion. Je ressentais tellement l'homme derrière les écrits que ça s'est fait tout seul. J'étais tellement en osmose avec lui, je crois que je ressentais les mêmes choses. Par moments, quand je tapais sa traduction, j'avais l'impression qu'il était à côté de moi, je ne plaisante pas. […] J'étais vraiment dans un autre état, comme lui qui disait

465 Robert Ervin HOWARD, Lin CARTER et Lyon Sprague DE CAMP, Conan le Cimmérien, traduit par François

TRUCHAUD, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n°54, 1982.

466 Howard Phillips LOVECRAFT, Cahier Lovecraft, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de l’Herne », 1969, vol.12.

467 Quélou PARENTE, Fabrice TORTEY et François TRUCHAUD, « Entretien avec François Truchaud », in Fabrice

TORTEY (dir.), Echos de Cimmérie : Hommage à Robert Ervin Howard (1906-1936), Paris, Œil du sphinx, coll. « La Bibliothèque d’Abdul Alhazred », n˚ 10, 2009, p. 269‑273.

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que quand il écrivait Conan, il avait l'impression que c'était quelqu'un qui lui dictait ses histoires, chez moi c'était un peu ça468.

Après des débuts sporadiques, il propose à l’éditeur de produire un Howard tous les deux mois. Tout s’enchaîne alors très vite :

Je leur envoyais le texte à la fin du mois, ils me renvoyaient les épreuves pour corriger une semaine après, et le bouquin paraissait quinze jours plus tard. Ce n'est pas comme dans les maisons d'édition maintenant où les livres paraissent six mois, huit mois ou un an après... C'était un travail constant, toute la semaine, je ne m'arrêtais jamais, pas même le dimanche. Maintenant je ne pourrais plus le faire mais à l'époque j'étais tellement content, porté par Howard469...

En plus des Conan, Truchaud va traduire des nouvelles fantastiques d’Howard pour le « Masque Fantastique », et de courts récits de fantasy mettant en scène d'autres personnages emblématiques comme le Roi Kull, Solomon Kane et Bran Mak Morn, pour la collection « Fantastique/SF/Aventures » (1979-1989) des Nouvelles Éditions Oswald (NéO). Si l’on en croit son entretien rétrospectif, Truchaud aurait à l'époque été gêné par les déclarations à l'emporte-pièce de Sprague de Camp, dont il n’aurait guère apprécié traduire les réécritures et autres pastiches (même s’il admet avoir failli éditer sa biographie sur Howard, quitte à en enlever peut-être quelques « remarques ridicules470 »).

Éric Chédaille, le second traducteur du « Phénix sur l’épée471 », fait quant à lui ses débuts dans la Librairie des Champs-Élysées sur de la science-fiction ; se définissant lui aussi comme largement autodidacte, il traduit en 1982-83 quatre des anthologies sur Conan pour Lattès472 (il semble préférer aujourd’hui mettre en avant ses traductions de Wilkie Collins, Dickens ou

468 Ibid., p. 270‑271. 469 Ibid., p. 272. 470 Ibid.

471 Robert Ervin HOWARD, Conan l’usurpateur, traduit par Éric CHEDAILLE, Paris, Jean-Claude Lattès,

coll. « Titres/SF », n°62, 1982, p. 171‑200.

472 Robert Ervin HOWARD, Conan l’usurpateur, op. cit. ; Robert ErvinHOWARD, Lin CARTER et Lyon SpragueDE CAMP,

Conan le vagabond, traduit par Éric CHEDAILLE, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n˚ 56, 1982. ; Lyon Sprague DE CAMP, Conan le justicier, traduit par Éric CHEDAILLE, Paris, Jean-Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n˚ 68, 1983 ; Lin CARTER et Lyon Sprague DE CAMP, Conan le boucanier, traduit par Éric CHEDAILLE, Paris, Jean- Claude Lattès, coll. « Titres/SF », n˚ 66, 1983.

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bien encore Stevenson473). Anne Zribi, quant à elle, semble avoir commencé avec le recueil

Conan : la fin de l’Atlantide474 (plus tard réédité sous le nom Conan) et n’a traduit qu’une petite poignée de romans avant de disparaître du paysage littéraire.