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Ajoutons à cette étude des dialogues royaux chez Howard deux extraits de dialogues tirés de « The Phenix on the Sword » (« Le phénix sur l’épée » dans la traduction d’Éric Chédaille et « Le Phénix sur l’Épée » dans celle de Patrice Louinet)694, la toute première nouvelle à mettre en scène le personnage de Conan (un héros déjà vieillissant, qui porte sur son front troublé la couronne du royaume d’Aquilonia).

Dans le premier extrait tiré du chapitre 4, Conan se met à rêver et, dans un songe plus vrai que nature, fait la rencontre de l’esprit d’un sage mort depuis plus d’un millénaire, venu l’avertir de la venue dans son royaume d’un mal surnaturel qu’on ne saurait vaincre à l’aide d’une arme ordinaire.

[2.14]

‘Oh man, do you know me?’ ‘Not I, by Crom!’ swore the king. ‘Man,’ said the ancient, ‘I am Epemitreus.’

‘But Epemitreus the Sage has been dead for fifteen hundred years!’ stammered Conan.

‘Harken!’ spoke the other

commandingly. ‘As a pebble cast into a dark lake sends ripples to the further shores, happenings in the Unseen World have broken like waves on my slumber. I have marked you well, Conan of Cimmeria, and the stamp of mighty happenings and great deeds is upon you. But dooms are loose in the land, against which your sword can not aid you.’ (Howard, 18)

— Me connais-tu, ô homme ? — Par Crom, non ! balbutia le roi. — J’ai pour nom Épémitre, dit l’ancien.

— Mais Épémitre le Sage est mort il y a quinze siècles ! ânonna Conan. — Écoute-moi ! fit impérieusement l’autre. Comme la surface du lac profond se ride jusqu’à ses rives lointaines lorsque y tombe un caillou, des événements du Monde Invisible sont venus se briser ainsi que des vagues sur mon sommeil. Je t’ai observé, Conan de Cimmérie, et la marque de hauts faits et de

formidables bouleversements est sur toi. Mais de grands périls se

préparent sur la terre, desquels ton épée ne saurait te garder.

(Chédaille, 187)

– Ô humain ! Sais-tu qui je suis ? – Non, par Crom ! jura le roi. – Homme, dit l'ancien, je suis Epemitreus.

– Mais Epemitreus le Sage est mort il y a quinze siècles ! Balbutia Conan. – Écoute ! fit l'autre sur un ton péremptoire. Comme un caillou lancé dans un lac sombre envoie des ondes sur la rive opposée, des événements du Monde Invisible se sont échoués sur les rives de mon sommeil. Je t'ai bien observé, Conan de Cimmérie, et tu portes la marque d'événements capitaux et de hauts faits. Mais des menaces pèsent sur cette Terre, contre lesquelles ton épée ne peut rien.

(Louinet, 42)

Le spectre porte sur sa langue l’accent des temps anciens, l’archaïsant « Harken » (qui ne peut simplement être rendu en langue française et devient donc un simple « Écoute »)

694 Robert Ervin HOWARD, Conan of Cimmeria: Volume One (1932-1933), op. cit., p. 7‑27 ; Robert Ervin HOWARD,

Conan l’usurpateur, traduit par Éric CHEDAILLE, Paris, J’ai lu, coll. « Science-fiction », n˚ 2224, 1987, p. 171‑200 ; Robert Ervin HOWARD, Conan - Le Cimmérien. Premier volume : 1932-1933, op. cit., p. 27‑54.

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suivant de peu l’invocation emphatique « Oh man ». À celle-ci répond le « ô » approprié, qui pose néanmoins quelques problèmes d’euphonie ; on a ainsi peine à imaginer le « ô homme » de Chédaille prononcé à voix haute, d’où peut-être le choix de Louinet de recourir à l’hyperonyme « humain », avec le risque de déshumaniser le spectre, davantage qu’il ne l’était dans l’original. Quant à l’inversion de la réplique de Conan (« Not I, by Crom! »), elle devient dans les deux cas une nominale sans sujet, Louinet conservant la mise en valeur de la négation antéposée quand Chédaille lui préfère l’invocation au dieu Crom.

Notons la traduction par le premier traducteur du nom du spectre, « Épémitre », originellement inscrit dans une langue dont on devine qu’il s’agit d’une forme de latin (le monde de Conan est en effet censé se situer dans une version « libre » de notre Antiquité, Howard tirant pleinement profit de l’usage de noms aux accents familiers du lectorat). Chédaille rend également le « I am » en un grandiloquent « J’ai pour nom », faisant perdre au vieux sage cet aspect essentiel de sa personnalité, cette certitude qui l’habite quant à son identité et à sa capacité d’être immédiatement reconnu de son interlocuteur. Pas de domestication chez Louinet en revanche, pas même l’ajout d’un quelconque accent, mais une traduction littérale : « je suis Epemitreus ».

Attardons-nous un instant sur la traduction des verbes de paroles, variés comme souvent chez Howard, et aux décalages de sens importants qu’introduit la première traduction. Chédaille traduit en effet « swore » par « balbutia » puis, pour éviter sans doute une répétition entraînée par ce premier choix, se voit contraint de changer « stammered » en « ânonna ». L’expression de Conan change imperceptiblement ; le vieux roi commence par perdre ses moyens avant de perdre toute passion (ou toute présence d’esprit).

Le spectre révèle ensuite au héros le poids du destin pesant sur ses épaules. En offrant « Tu portes la marque » pour traduire « the stamp of […] is upon you », Louinet rétablit la voix active, plus naturelle en français ; ce faisant, il rend néanmoins Conan en partie responsable de la situation, lui qui est pourtant de ces hommes qui ignorent avec insistance les prophéties en tous genres, et chérissent leur liberté avant tout. Les traductions de « I have marked you well » en « Je t’ai observé » ou « Je t’ai bien observé » font disparaître la polysémie de l’original, privilégiant la simple surveillance et mettant une nouvelle fois de côté l’idée d’une destinée imposée d’en haut au protagoniste, et ce à son esprit défendant.

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Terminons l’analyse sur la comparaison poétique complexe utilisée par Epemitreus, qui semble avoir posé quelques problèmes aux deux traducteurs, tout particulièrement au premier : « As a pebble cast into a dark lake sends ripples to the further shores, happenings in the Unseen World have broken like waves on my slumber. ». On assiste à une modulation partielle de la part de Chédaille, qui malheureusement change le sens de la comparaison, les événements du « Monde Invisible » cessant d’être comparés au caillou jeté dans l’eau pour désigner à présent la surface ridée du lac (« Comme la surface du lac profond se ride jusqu’à ses rives lointaines lorsque y tombe un caillou, des événements du Monde Invisible sont venus se briser ainsi que des vagues sur mon sommeil. »). La phrase se fait alambiquée, tortueuse et incompréhensible, quand elle était claire dans l’original. Louinet choisit élégamment de se débarrasser d’une partie de la comparaison (« like waves ») et de compenser cette disparition par une métaphore lacustre (« les rives de mon sommeil » pour « slumber »).

Dans le deuxième extrait de la même nouvelle, provenant cette fois du tout premier chapitre, deux conspirateurs appelés Ascalante et Toth-Amon planifient la mort du roi Conan dans l’ombre de quelque quartier mal famé. Le premier des deux comploteurs, véritable méchant mégalomane de feuilleton, expose à son serviteur la grandeur de son plan :

[2.15]

‘Tools?’ replied Ascalante. ‘Why, they consider me that. For months now, ever since the Rebel Four summoned me from the southern desert, I have been living in the very heart of my enemies, hiding by day in this obscure house, skulking through dark alleys and darker corridors at night. And I have accomplished what those rebellious nobles could not. Working through them, and through other agents, many of whom have never seen my face, I have honeycombed the empire with sedition and unrest. In short I, working in the shadows, have paved the downfall of the king who sits throned in the sun. By Mitra, I was a statesman before I was an outlaw.’

(Howard, 8)

— Des outils ? s’étonna Ascalante. Mais, c’est moi qu’ils prennent pour leur outil. Cela fait des mois, depuis le jour où les Quatre Rebelles m’ont rappelé de mon désert, que je vis au cœur de l’ennemi, que je passe mes journées dans cette maison obscure, et les nuits à rôder dans des ruelles sombres et des couloirs encore plus noirs. Et j’ai accompli ce dont étaient incapables ces nobles félons. Œuvrant à travers eux et à travers d’autres agents, dont beaucoup n’ont même jamais vu mon visage, j’ai semé la sédition et l’agitation dans tout l’empire. En bref, dans l’ombre, j’ai préparé la chute de celui qui trône dans la lumière. Par Mitra, ne fus-je pas homme d’État avant de devenir hors-la-loi ! (Chédaille, 172)

– Des outils ? Rétorqua Ascalante. Mais voyons, ce sont eux qui me considèrent comme un outil ! Cela fait des mois, depuis ce jour où le Quatuor Rebelle m'a rappelé du désert méridional, que je vis au cœur de mes ennemis, passant mes journées caché dans cette maison isolée, et mes nuits à rôder dans des ruelles obscures et des couloirs plus sombres encore. Et j'ai accompli ce que ces nobles félons avaient été incapables de faire. Travaillant à travers eux, et à travers d'autres agents, dont beaucoup n'ont jamais vu mon visage, j'ai semé le trouble et la sédition dans tout l'empire. En clair, œuvrant dans l'ombre, j'ai préparé la chute du roi qui trône en pleine lumière. Par Mitra, j'étais homme d'État avant de me retrouver hors-la-loi.

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Ascalante est un arrogant, un homme qui s’estime injustement traité par un monde peuplé d’êtres inférieurs. Dès les premières répliques, Howard pose son caractère et le mène jusqu’au bout ; nous assistons de fait à une autre manière de rendre la passion évoquée par Le Guin, qui n’est plus celle des rois sages de jadis mais plutôt des égocentriques absolus, de ceux qui se placent au cœur même des choses et usent de répétitions comme autant de coups de marteau rhétoriques.

L’auteur joue avec le rythme et les occurrences du pronom personnel « I », retardant sa venue à l’aide de participiales et de relatives (« Working through them, and through other agents, many of whom have never seen my face, I have honeycombed the empire with sedition and unrest. ») ou le détachant de son verbe à l’aide d’un complément de phrase (« In short I, working in the shadows, have »). Sa présence se fait surtout remarquer à travers les nombreuses répétitions structurelles (« By Mithra, I was […] before I was » mais aussi « I have […] And I have […] I have ») ; notons également le recours fréquent à l’auxiliaire « have » qui, associé au pronom personnel désigné ci-avant, évoque parfaitement la voracité absolue du personnage.

Ces « I have », les « j’ai » contractés du français peinent malheureusement à leur rendre leur pleine vigueur. Le pronom personnel « moi » rend bien en revanche le « me » anglais chez Chédaille, qui reprend les italiques de l’original (l’effet ne choque pas, l’aspect tonique du pronom suggérant déjà une forme d’accentuation orale en français) ; Louinet, en revanche, opte pour la présentative « ce sont eux », qui met l’emphase sur les autres conspirateurs et atténue la mégalomanie d’Ascalante, et ce n’est pas la mise en italiques du pronom personnel « me », placé en position d’objet, qui parviendra à rétablir l’équilibre. En réalité, Chédaille va plus loin encore, jusqu’à renforcer cette succession de pronoms personnels en mettant en parallèle deux subordonnées ayant « je » pour sujet (« que je vis […], que je passe »), quand Louinet suit l’original en recourant à une seule subordonnée suivie d’une participiale dont le sujet est sous-entendu (« que je vis […], passant »).

De fait, si les différences localisées sont bien évidemment nombreuses, il semble encore plus difficile de dégager de véritables différences entre les projets de traduction d’Howard qu’entre ceux de Tolkien. Truchaud rend parfois un texte plus idiomatique que Louinet, son

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successeur, ce qui ne l’empêche pas de recourir parfois à des lexies plus recherchées, plus poétiques voire emphatiques (au point d’introduire parfois un terme directement importé du monde réel comme « méridionale », au risque de parasiter le sens dans l’esprit du lecteur), ou en se montrant plus explicite d’autres fois, au point d’en faire pâtir certains de ses personnages (le gouverneur de l’extrait se montrant plus audacieux dans ses salutations, sa supérieure la Devi moins déterminée). De son côté, Louinet tend parfois à suivre le texte d’un peu trop près, sans toujours tenir compte des différences entre les langues (il conserve par exemple la majorité des participes présents, pourtant considérés souvent comme disgracieux). Il lui arrive également de supprimer un adjectif sans raison apparente, d’introduire des répétitions involontaires, d’expliciter la logique au détriment du rythme, ou de rendre ici le parler de la Devi légèrement plus brutal que dans l’original. Quelques différences plus constantes émergent cependant entre les deux, comme le vouvoiement quasi-absolu chez Truchaud contre l’existence de relations de pouvoir plus asymétriques chez Louinet ; dans l’ensemble, le premier traducteur a tendance à se montrer légèrement plus pompeux dans sa manière d’écrire. En revanche, les deux traducteurs échouent à restituer certaines des stratégies rhétoriques ou stylistiques (préfixes privatifs, répétitions) qui participent de la cohésion textuelle mais aussi de la grandiloquence des personnages et de l’aura quasi-mystique entourant le personnage de Conan.

La différence entre Louinet et Chédaille semble plus marquante, mais paraît également susceptible de changer d’un extrait à un autre. Dans le texte [2.14], Chédaille change brutalement le caractère de Conan, le rend plus tremblotant face à un spectre paradoxalement plus humain (jusqu’à la domestication de son nom) ; de son côté, Louinet reste une fois encore légèrement plus proche de l’original (il conserve par exemple le nom latin) et parvient à compenser une métaphore sur laquelle son prédécesseur était allé s’échouer, ce qui ne l’empêche pas ailleurs d’appauvrir avec Chédaille la pluralité des connotations. Dans le second extrait, Chédaille maintient et même renforce la mégalomanie du personnage d’Ascalante, quand Louinet tend au contraire à l’amoindrir, reproduisant au passage et de manière quelque peu automatique les italiques de l’original. Pour cette nouvelle comme pour la précédente, on se retrouve ainsi bien en peine d’identifier un véritable projet de retraduction.

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