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L’arrivée de la fantasy : Bergier et les éditions OPTA

La fantasy est au départ un genre essentiellement anglo-saxon, des universitaires comme Anne Besson ou Eunice Martins n'hésitant pas à lui trouver « deux sources : le jeu de rôle et la littérature anglophone du genre406 » (cela n’empêche pas cependant la seconde de lui reconnaître également des racines dans les contes de fées du XVIIIe siècle et les récits allégoriques pour enfants des années 1920).

Il existe néanmoins quelques signes avant-coureurs de son arrivée sur le territoire hexagonal, à commencer par le lent travail de préparation de l’étonnant Jacques Bergier.

401 Jean-Marc GOUANVIC, « Translation and the Shape of Things to Come », The Translator, 1997, vol. 3, no 2,

p. 136.

402 « L'importance d'anthologies est énorme au point de vue qualitatif. Elles constituent, pour le lecteur

habituel, un point de référence. Et pour le lecteur occasionnel, un moyen d'accès à la S.-F. par le “haut de gamme” du genre. » in Roger BOZZETTO, Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique :

éléments d’enquête sur la Science-Fiction en France de 1945 à 1975, 23 décembre 2000,

https://www.quarante-deux.org/archives/bozzetto/ecrits/bilan/france.html, consulté le 16 janvier 2018.

403 Jean-Pierre FONTANA, Petite Histoire de la Science-Fiction Française et de l’édition de science-fiction en France

de 1371 à 1981, https://www.noosfere.org/icarus/articles/article.asp?numarticle=328&numpage=2, consulté

le 16 janvier 2018.

404 Cf. Jacques SADOUL, Une histoire de la science-fiction - 4 : 1982-2000, le renouveau, Paris, Librio, 2001. 405 « Ces vingt dernières années ont vu un formidable développement de la fantasy, au détriment de la S-F

classique, il faut le reconnaître – même si, qualitativement, la science-fiction n’a cessé de dominer. » in Ibid., p. 9.

406 Eunice MARTINS, « Du conte aux romans de Fantasy pour la jeunesse », Contemporary French and

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Ancien ingénieur chimiste, espion, journaliste, écrivain, passionné d’ésotérisme, l’homme est aussi dans les années 1950 l’un des plus grands connaisseurs des littératures de l'imaginaire en langue anglaise avec Robert H. Gallet (co-directeur du « Rayon Fantastique ») ; malgré un enthousiasme mâtiné d’approximations et d’erreurs, l’homme sera un instrument clé dans l'introduction en France d'auteurs anglo-saxons œuvrant dans la SF ou la fantasy. Lecteur assidu de nombreux magazines pulps dont Weird Tales (plusieurs de ses lettres paraîtront dans le courrier des lecteurs), il est le premier à affirmer que, si la majorité des textes publiés relève du mauvais goût le plus racoleur, la production populaire recèle certaines pépites à placer au rang de véritables classiques. Parmi ceux bénéficiant de sa considération, on trouve des auteurs tels que H.P. Lovecraft mais aussi Robert E. Howard407 (il semblerait également qu’il ait un temps nourri l’idée d’écrire sur Lord Dunsany408).

Bergier est aussi le découvreur, dès les années 1950, du Seigneur des anneaux de Tolkien, qu’il compare à Milton et à Dante dans un numéro de la Bibliothèque mondiale409 (une série dirigée par Louis Pauwels avec qui Bergier rédigera son best-seller, Le Matin des

magiciens410, dans lequel il mêlera histoire, imagination mais aussi pseudo histoire à la limite de l'occultisme). Comme nous le verrons, ce ne sera qu’en 1970, par le biais d’un essai intitulé Admirations411, qu'il parviendra enfin à convaincre un éditeur de passer le pas et de traduire la célèbre trilogie. Pour le moment, la Bibliothèque mondiale lui permet, par le biais de comptes-rendus de lecture et de préfaces, de présenter peu à peu ses favoris à un lectorat français ignorant totalement leur existence. Il profite par exemple de l’introduction à une réédition de Vigdis la farouche pour parler d'un certain Robert Evans (sic) Howard avec passion (ce qui ne va pas sans quelques raccourcis et erreurs) :

Notons pour terminer que l’admirable écrivain Robert Evans Howard avait fait entre 1930 et 1936, une tentative imaginative pour reconstituer l’épopée Viking, sous forme d’une série de romans, de poèmes épiques et

407 Joseph ALTAIRAC, « Jacques Bergier ou l’homme qui découvrit aussi Robert E. Howard », in Fabrice

TORTEY (dir.), Echos de Cimmérie : Hommage à Robert Ervin Howard (1906-1936), Paris, Œil du sphinx, coll. « La Bibliothèque d’Abdul Alhazred », n˚ 10, 2009, p. 263‑268.

408 Max DUPERRAY, « Lord Dunsany : sa place dans une éventuelle littérature fantastique irlandaise », Études

irlandaises, 1984, vol. 9, no 1, p. 83.

409 Jacques BERGIER, « Les livres étrangers récents », in L’agent secret, Paris, Editions de la Bibliothèque

mondiale, coll. « Bibliothèque mondiale », n˚ 76, 1956, p. 302‑303.

410 Jacques BERGIER et Louis PAUWELS, Le Matin des magiciens, introduction au réalisme fantastique, Paris,

Gallimard, 1960.

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de nouvelles, sur un chef Viking, le roi Conan. Nous espérons qu’un jour, l’œuvre remarquable de cet auteur, qui par certains côtés est comparable à Poe et Lovecraft, sera révélée au public français412.

Huit ans plus tard, Bergier voit se présenter la possibilité d’attirer une nouvelle fois l’attention du public sur le travail du Texan grâce à la revue Planète413 (qu’il a fondée avec Pauwels). Dans le numéro 24, il livre en effet sa propre traduction du « Phénix sur l'épée414 », un travail aujourd’hui largement considéré comme partiel et approximatif (le nom de l'auteur y est même changé en Norbert Howard). Aucune notice autre que la biographie de l'illustrateur Christian Broutin n'y figure.

Il participe enfin à la création, pour le compte de l'Office de Publicité Technique et Artistique de la revue (OPTA), du magazine Fiction (1953-1990). Bergier suivra de près l’aventure sur les cent premiers numéros, participant à des critiques d'ouvrages de vulgarisation scientifique mais aussi à des présentations de nouvelles aux côtés de Maurice Renault et Alain Dorémieux (le rôle revêt alors une importance cruciale, le public français ignorant l'existence de la quasi-totalité des auteurs publiés). OPTA est née en 1933 sous la forme d'une agence de publicité avant de devenir, sous l'influence de Maurice Renault, une maison d'édition de livres et de magazines415. Après la création de Mystère Magazine en 1948, elle lance Fiction en octobre 1953, qui n’est au départ qu’une excroissance de la revue américaine The Magazine of Fantasy & Science Fiction, dont elle traduit les textes. Elle s'en détache finalement en 1958, quand Alain Dorémieux devient rédacteur en chef et se met à publier les œuvres d'auteurs français comme Gérard Klein ou Jean-Pierre Andrevon. L’écrasante majorité de la production touche beaucoup moins à la fantasy qu'à la science- fiction (OPTA reprendra d'ailleurs en 1963 la revue Galaxie). La maison d'édition ne fait cependant pas que dans la revue ; elle publie également plusieurs collections prestigieuses (couverture cartonnée, jaquette couleur, édition limitée, etc.), dont deux consacrées aux mondes de l'imaginaire : le « Club du Livre d'Anticipation » en 1965 (avec très peu de fantasy

412 Jacques BERGIER, « Les Vikings ont-ils découvert l’Amérique ? », in Vigdis la farouche, Paris, Editions de la

Bibliothèque mondiale, coll. « Bibliothèque mondiale », n˚ 92, 1957, p. 9.

413 Le magazine en question est connu pour mélanger science, étude des mystères, ésotérisme et littératures

« parallèles ».

414 Robert Ervin HOWARD, « Le Phénix sur l’épée », op. cit.

415 Clément BOURGOIN, Les éditions OPTA, 2008, http://www.actusf.com/spip/Les-editions-OPTA, consulté le 8

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jusque dans les années 1980) et surtout le « Club du Livre Aventures fantastiques » (1968- 1986), sous la houlette de Dorémieux puis de Michel Demuth et Daniel Walther. La collection relève d'une autre ambition que le reste de la production et mélange au départ « classiques » de la littérature fantastique (Bram Stocker, Gaston Leroux, Maurice Leblanc) et textes de fantasy, dans des volumes à couverture rigide sobrement illustrés (voir Annexe VI) : Moorcock y fait ses débuts en France en 1969 avec Elric le nécromancien416 (huit ans après la sortie originale), avant d’être suivi en 1970 du Cycle des épées de Leiber417 (une anthologie composée de textes publiés à l’origine entre 1947 et 1968) ou bien encore du

Sorcier de Terremer de Le Guin418 en 1977 (neuf ans après sa sortie anglaise, et ici dans une collection destinée aux adultes). De l'avis de nombreux lecteurs, la collection déclinera dès 1979, se consacrant exclusivement à la triste série de nouvelles prenant place dans l'univers de Gor de John Nornan, au détriment des autres auteurs419 ; elle disparaîtra finalement en 1986 mais verra le « Club du livre d’anticipation » prendre la relève (celui-ci publiera notamment des autrices contemporaines comme Carolyn Janice Cherryh, Barbara Hambly et Tanith Lee).

Dans sa préface à Elric, Bergier vante l’évasion qu’offrent les textes de Michael Moorcock et évoque la fuite d’un monde que la science a rendu trop complexe – ce qui ne l’empêche pas de faire un rapprochement audacieux entre l’épée magique Stormbringer et les S.S. d’Hitler, ou entre la thématique des runes et Jules Verne420. Entre deux rappels sur l’histoire des magazines américains, le préfacier évoque également certains symboles phalliques mais aussi le désespoir métaphysique du héros, citant au passage Albert Camus et René Guenon, et donnant à ce que beaucoup voient déjà comme une littérature imbécile une aura beaucoup plus intellectuelle. Marcel Thaon, le préfacier de Leiber, préfère mettre en avant l’ignorance de la France et sa chance de découvrir un auteur qu’en Amérique on célèbre sans retenue421. Si le mot « fantasy » n’est pas encore employé, on oppose dans les deux cas les

416 Michael MOORCOCK, Elric le Nécromancien, op. cit.

417 Fritz LEIBER, Le Cycle des épées, traduit par Jacques de TERSAC, Paris, OPTA, coll. « Aventures fantastiques »,

1970.

418 Ursula K. LE GUIN, Le Sorcier de Terremer, traduit par Philippe R. HUPP, Paris, OPTA, coll. « Aventures

fantastiques », 1977.

419 Jacques BAUDOU, La fantasy, op. cit., p. 69‑70.

420 Jacques BERGIER, « Préface », in Elric le Nécromancien, Paris, OPTA, coll. « Aventures fantastiques », 1969, p.

v‑ix.

421 Marcel THAON, « Fritz Leiber ou un phénix au royaume des mortels », in Le Cycle des épées, Paris, OPTA,

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textes aux récits scientifiques et futuristes de la science-fiction, avant d’affirmer qu’il existe une place dans le champ littéraire pour des histoires s’affranchissant des règles du pragmatisme au profit de l’imaginaire, de la poésie, du surréalisme et même… du littéraire. Il n’est cependant jamais question de se réapproprier cette production en France mais plutôt de découvrir un courant littéraire typiquement anglo-saxon. En dépit de cette volonté de démarcation, l’ensemble des « passeurs » de fantasy s’inscrit encore dans le champ éditorial de la SF : Marcel Thaon est un psychologue clinicien passionné qui mêle son amour de Philip K. Dick et du genre en général à ses études sur la psychologie et la psychanalyse422, et la majorité des traducteurs semble avoir travaillé avant tout sur des nouvelles et des romans de science-fiction (Michel Deutsch a également œuvré pour « Série noire ») avant de cesser d’exercer, pour la plupart, dans les années 1980. Philippe R. Hupp, traducteur du premier volume de Terremer, est d’abord l’organisateur de festivals de science-fiction à Metz dans les années 1970-80, lesquels permettent au public de rencontrer des auteurs français mais aussi la majorité des auteurs anglais et américains.