• Aucun résultat trouvé

Bien que la fin des années 1990 montre une fantasy qui, au sein des littératures de l’imaginaire, semble avoir le vent en poupe, la reconnaissance institutionnelle semble en revanche bien loin d’être acquise. D’après Ferré, en dépit du succès commercial du Seigneur

des anneaux et des premières critiques élogieuses, les dictionnaires littéraires n’ont cessé de

multiplier les erreurs vis-à-vis de Tolkien (que ce soit dans le nom ou la nationalité de l’auteur, dans sa bibliographie, ou en associant son travail au fantastique), quand ils ne balaient pas d’un rapide revers de la main la possibilité de prendre véritablement son travail au sérieux532. Cette relative condescendance a sans doute fini par contaminer à son tour les médias de masse, qui se sont vite mis à associer la trilogie de la Terre du Milieu à la littérature pour la jeunesse (tout en omettant paradoxalement dans leurs bibliographies les œuvres que l’auteur destinait véritablement aux enfants). Bien que les charges aient été plus nombreuses en Amérique qu’en France, quelques journaux se sont également mis à évoquer le caractère raciste ou réactionnaire de l’œuvre, une accusation qui par effet de contamination va être longtemps attribué au genre tout entier. Ferré ne manque pas au passage de souligner le caractère récurrent de ces papiers qui semblent découvrir et vouloir faire découvrir Tolkien (biographies et bibliographies à l’appui) chaque fois qu’un nouvel ouvrage paraît, marquant un peu plus à chaque épiphanie la rupture entre le statut de l’auteur tel que le perçoit la critique et sa vision par une partie de moins en moins négligeable du public.

Malgré un démarrage quelque peu poussif, la reconnaissance universitaire de la fantasy en France n’en demeure pas moins d’abord celle de l’ancien professeur d’Oxford. Entre 1981 et 2003, Ferré relève ainsi une petite douzaine de thèses, un nombre réduit d’articles (dont quelques-uns du médiéviste Leo Carruthers) et un nombre extrêmement réduit de livres français consacrés à la matière du Seigneur des anneaux (le premier d’entre eux, Sur les

rivages de la Terre du Milieu533, ne parait qu’en 2001534). On pourra tout de même relever l’existence de plusieurs essais sur les langues imaginaires de la Terre du Milieu par Édouard

532 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 180‑185.

533 Vincent FERRE, Tolkien, sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001. 534 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 178‑179.

131

J. Kloczko535, fondateur de l’association La Faculté des études elfiques (1985-1993), ou la publication de Tolkien, les univers d’un magicien par Nicolas Bonnal536, qui tente d’aborder le monde imaginaire sous une profusion d’angles (psychanalyse, symbolisme, sources, héritage, etc.).

Le principal corps de recherche émerge de la sphère publique : si Tolkien a longtemps occupé les rayonnages de la littérature générale en France, ses admirateurs ont cependant rapidement reproduit les comportements des amateurs de science-fiction du début du vingtième siècle, se regroupant en associations pour mieux disserter sur leur passion et promouvoir l’œuvre auprès du grand public. Les premières recherches et publications françaises, qui paraissent dans les années 1990, sont donc non universitaire ; elles s’effectuent majoritairement en lien avec des associations comme la Fédération des Études elfiques (1985-1993), la Compagnie de la Comté (à partir de 1996), Tolkien & co (à partir de 1997) ainsi que les premiers sites électroniques, jrrvf.com (à partir de 1998) et tolkiendil.com537 (à partir de 1996), lesquels publient quantités d’articles épars mais aussi de revues plus ou moins amatrices – Le Tolkieniste (1997-1999) ou la revue en ligne L’Effeuillé (1999-2000), qui est suivie sur papier par La Feuille de la compagnie (2001-2004).

Pour reprendre les termes de Simon Bréan concernant la science-fiction, la critique de Tolkien et de la fantasy en général reste essentiellement « endogène538 » : elle est le fait de passionnés qui, au fil de leurs lectures, se constituent une culture fictionnelle spécialisée et deviennent à même d’en percevoir les plus menues variations. Forts d’un savoir pratiquement encyclopédique, la plupart s’attachent davantage à la constitution de bases de données extrêmement précises qu’à des questions d’ordre stylistiques, mettant à profit les revues et sites spécialisés pour discuter entre connaisseurs et ainsi affiner leur connaissance.

Au tournant du millénaire, la fantasy en France a donc suivi, bien qu’avec un temps de retard, la même évolution que dans le monde anglo-saxon, remplaçant peu à peu, à force de grands cycles épiques et d’adaptations de jeux de rôle, les récits de science-fiction. Avant de

535 Voir par exemple Édouard KLOCZKO, Le Dictionnaire des langues elfiques : quenya et telerin, Argenteuil, Arda,

coll. « Encyclopédie de la Terre du milieu de J.R.R. Tolkien », 1995.

536 Nicolas BONNAL, Tolkien, les univers d’un magicien, Paris, Les Belles Lettres, 1998.

537 À propos de JRRVF, https://www.jrrvf.com/a-propos/, consulté le 29 mai 2019 ; Tolkiendil : Historique,

https://www.tolkiendil.com/historique, consulté le 29 mai 2019.

538 Simon BREAN, « Les érudits de la science-fiction en France, une tradition critique endogène », Res Futurae,

132

« coller » au plus près au calendrier des parutions anglaises, les grands éditeurs ont d’abord choisi de suivre partiellement le canon établi par Carter et la collection BAFS, mais ils l’ont fait en coupant celle-ci d’une partie de sa base, abandonnant au passage les pionniers jugés plus difficiles d’accès (Morris, Dunsany, etc.). Si Tolkien et son Seigneur des anneaux demeurent au centre de ce système, c’est en se voyant ainsi séparés de leur époque et de leurs racines, renforçant malgré l’apparition de la trilogie dans des collections généralistes cette image biaisée de fondateurs d’un genre homogène, au développement parfaitement linéaire.