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Titus Groan, le premier de la série des Gormenghast de Mervin Peak, est traduit chez Stock

dès 1974, dans la collection « Le Cabinet cosmopolite423 » ; si la maison d’édition ne se consacre pas durablement aux littératures de l’imaginaire, elle traduira par la suite l’un des chefs d’œuvre de la fantasy allemande à destination de la jeunesse, L’Histoire sans fin de Michael Ende424, et reste la première à avoir publié Tolkien en français. C’est en 1969 en effet que paraît Bilbo le hobbit425, trente-deux ans après la sortie anglaise :

soit vingt-deux ans après la traduction suédoise (1947) ; mais également plusieurs années après les éditions allemande (1957), hollandaise (1960), polonaise (1960), portugaise (1962), espagnole (Argentine, 1964) et japonaise (1965) – la traduction française précédant de peu les versions norvégienne, tchèque, finnoise et italienne, entre autres (1972-1975)426.

422 René KAES, « Le sens de l’œuvre : Marcel Thaon 1949-1991 », Le Journal des psychologues, mai 1991, no 87,

p. 50‑52.

423 Mervyn PEAKE, Titus d’Enfer, traduit par Patrick REMAUX, Paris, Stock, coll. « Le Cabinet cosmopolite », 1974. 424 Michael ENDE, L’Histoire sans fin, traduit par Dominique AUTRAND, Paris, Stock, 1984.

425 John Ronald Reuel TOLKIEN, Bilbo le hobbit, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Stock, 1969. 426 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 168‑169.

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La personne chargée de sa traduction vers le français, Francis Ledoux, est alors un professionnel expérimenté muni d’un important bagage classique – le traducteur a déjà œuvré sur Melville, Dickens, Poe, Shakespeare et Joyce Carol Oates, et continuera jusqu’à la fin de sa carrière sur cette voie avec, entre autres, Tennessee Williams. Ses liens avec l’imaginaire ou la jeunesse sont pour le moins ténus : on relèvera tout au plus La Guerre du

Graal427 pour les éditions Sulliver, un roman de Charles Williams428 mélangeant enquête policière et ésotérisme, ainsi que le gothique Château d’Otrante d’Horace Walpole429 pour le Club français du livre. Les informations manquent sur les conditions exactes ayant présidé à la traduction si tardive de ce roman ou sur le choix de Ledoux (la même année, celui-ci traduit pour le même éditeur l’essai d’anthropologie Le Tibet, écrit par Colin Turnbull et Thubten Jigme Norbu430).

L’apparition de la trilogie du Seigneur des anneaux, elle, est beaucoup plus documentée. Tout commence aux alentours de 1970, lorsque l’éditeur Christian Bourgois se voit proposer par Bergier un recueil de dix articles mettant chacun en exergue un auteur « injustement » méconnu du public français. Ce sera Admirations431, dans lequel l’auteur chante les louanges d’un certain nombre d’écrivains « chez qui la plume devient un sceptre du pouvoir, ce sceptre magique dont parle l’écrivain anglais H. Rider Haggard432 », parmi lesquels Howard, Lewis, Abraham Merritt ou Arthur Machen. L’auteur y salue l’anglais comme langue première de l’écriture fantastique (regrettant au passage que, de son côté, la France ait préféré oublier son propre héritage). Le chapitre sur Tolkien vante le génie d’une œuvre singulière, véritable poème en prose moderne, mais se permet également de resituer la trilogie dans un certain contexte éditorial (y sont notamment évoqués le succès de l’édition poche, ce qu’en disait Lin Carter et l’adoption de la trilogie par les campus américains). Malgré les habituels excès et approximations dont l’homme est coutumier (lorsqu’il avance par exemple que les visions du bassin de Galadriel pourraient fort bien provenir de la planète Vénus433), l’ensemble se révèle relativement documenté pour l’époque.

427 Charles WILLIAMS, La Guerre du Graal, traduit par Francis LEDOUX, Cabris, Sulliver, 1951.

428 Charles Williams a fait partie du groupe des Inklings, auquel appartenaient également C.S. Lewis et J.R.R.

Tolkien.

429 William WALPOLE, Le Château d’Otrante, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Club français du livre, 1964. 430 Thoubten JIGME NORBOU, Le Tibet, traduit par Francis LEDOUX et traduit par Colin TURNBULL, Paris, Stock, 1969. 431 Jacques BERGIER, Admirations, op. cit.

432 Ibid., p. 17. 433 Ibid., p. 105.

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Voyant cette méconnaissance française comme une injustice, Bergier ne cache pas son espoir de voir tous ces auteurs enfin publiés dans une collection qui permettrait leur découverte par le grand public. C’est Christian Bourgois en personne qui va lui permettre de voir son souhait en partie exaucé, en lui demandant une liste de quatre auteurs à faire traduire en priorité. De tous les écrits proposés (parmi lesquels des textes d’Howard et Merritt), seul Le Seigneur des anneaux est encore disponible, et c’est sans l’avoir lu que l’éditeur en achète les droits434 pour 600 livres sterlings, soit l’équivalent de 6000 euros actuels. Comme le raconte Bourgois, à cette période, la maison d’édition est en crise et risque fort de devoir bientôt mettre la clé sous la porte ; à la manière d’un conte de fées, il s’avère pourtant que ce qui aurait dû être sa dernière publication est aussi ce qui la sauvera de la banqueroute. Malgré (ou grâce à) leurs couvertures dépourvues de toute illustration (voir Annexe VII), les livres se vendent rapidement et les lecteurs se montrent avides de découvrir la suite d’une œuvre qu’ils envisagent comme un véritable feuilleton435.

L’accueil critique du Seigneur des anneaux se révèle lui aussi très positif : Le Républicain

lorrain, Le Point, Le Figaro, Le Monde, Le Magazine Littéraire mais aussi les éditeurs Jean-

Jacques Pauvert et Régine Deforges saluent unanimement l’inventivité créatrice de l’auteur et les images que son récit convoque dans l’esprit du lecteur436. Le premier volume reçoit le prix du Meilleur livre étranger en 1973. Dans les années 1980, l’écrivain Julien Gracq ira jusqu’à voir dans l’intronisation de Tolkien, considérée par lui comme déjà « acquise », une possibilité pour le canon de la littérature de dépasser ses propres limites et d’accepter aussi brusquement que massivement « toutes les variantes de sa marginalité437 » (une capacité que Tolkien partagerait avec Simenon et qui annoncerait le retour en grâce d’auteurs comme Alexandre Dumas et Jules Verne). Gracq reviendra au moins à deux reprises sur son

434 Il s’agit là d’une pratique courante dans l’édition, et Christian Bourgois admet ne pas être amateur de

fantasy, disant s’intéresser bien davantage aux personnages qu’au monde lui-même. Cf. Vincent FERRE et Christian BOURGOIS, « Christian Bourgois : entretien avec l’éditeur français de J.R.R. Tolkien », in Vincent FERRE (dir.), Tolkien, trente ans après (1973-2003), Paris, Christian Bourgois, 2004, p. 45.

435 Vincent FERRE et Christian BOURGOIS, « Christian Bourgois : entretien avec l’éditeur français de J.R.R.

Tolkien », op. cit., p. 39-40.

436 Cf. Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 176‑177 ; Vincent FERRE et Christian BOURGOIS, « Christian

Bourgois : entretien avec l’éditeur français de J.R.R. Tolkien », op. cit., p. 39-40.

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admiration pour Tolkien, dans un entretien avec Jean Carrière en 1986438 et dans une lettre adressée à la revue Parages en 2001439.

Le succès de cette publication s’explique également, selon Bourgois, par la formation d’une communauté de lecteurs passionnés, lesquels ont alors le sentiment d’appartenir à une forme de société secrète440 (ils seront rejoints dans les années 1980 par de nouveaux membres venus des jeux de rôle). L’œuvre de Tolkien suivra par la suite le circuit « classique » de l’édition, en se voyant décliner en version poche dès 1974 dans des collections généralistes (elle passera successivement entre les mains de Hachette, Pocket et Gallimard). En dépit de ces rééditions bon marché et contrairement à toute attente, les ventes des grands formats plus « luxueux » vont se maintenir et même progresser, prouvant là un attachement profond du lectorat à l’œuvre441 ; les versions poches bénéficieront cependant d’une diffusion bien plus large, et leur appartenance à la littérature généraliste leur permettra de toucher un public par-delà les rayonnages spécialisés (ce sera longtemps l’un des rares romans de fantasy vendus en grandes surfaces) et donc de faire du Seigneur

des anneaux le point d’entrée dans la fantasy pour bien des lecteurs.

Il n’en demeure pas moins que la réception en France de Tolkien démarre véritablement en 1972 avec la Communauté de l’anneau, les Deux tours et le Retour du roi442 (triste coïncidence, la trilogie n’a pas encore fini d’être publiée que l’auteur décède, le 2 septembre 1973). Cette traduction peine à combler l’écart entre les sorties anglaises et françaises puisqu’elle « paraît une dizaine d’années après les traductions hollandaise (1956), suédoise (1959) et polonaise (1961)443 ». Elle marque cependant le début d’un véritable programme de traductions de la part des éditions Bourgois : le recueil Faërie444, qui rassemble des nouvelles et des essais eux aussi traduits par Ledoux445, est rapidement suivi des Aventures

438 Julien GRACQ et Jean CARRIERE, « Entretien avec Jean Carrière », in Entretiens, Paris, Librairie José Corti,

coll. « Domaine français », 2002, p. 187‑188.

439 La référence a malheureusement disparu. Cf. Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 178.

440 Vincent FERRE et Christian BOURGOIS, « Christian Bourgois : entretien avec l’éditeur français de J.R.R.

Tolkien », op. cit., p. 42.

441 Ibid., p. 41‑42.

442 John Ronald Reuel TOLKIEN, La Communauté de l’anneau, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Christian Bourgois,

1972 ; John Ronald Reuel TOLKIEN, Les Deux tours, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Christian Bourgois, 1972 ; John Ronald Reuel TOLKIEN, Le Retour du roi, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Christian Bourgois, 1973.

443 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 170.

444 John Ronald Reuel TOLKIEN, Faërie et autres textes, traduit par Francis LEDOUX, Paris, Christian Bourgois, 1974. 445 Ce recueil rassemble les textes courts « Le fermier Gilles de Ham », « Smith de Grand Wootton », « Feuille,

113 de Tom Bombadil446 et, à partir de 1977, les parutions françaises commencent à suivre de près (avec un ou deux ans de décalage) les sorties anglaises avec les Lettres du Père Noël447, le Silmarillion448 et les Contes et légendes inachevées449.

Cette liste constitue pour Vincent Ferré la première vague de traductions de Tolkien (1969- 1982), qui après une interruption de douze ans450 sera suivie par une deuxième, plus modeste (1994-1999), constituée de quatre nouveaux titres dont les deux premiers Livres

des contes perdus451 (il s’agit là de la traduction des deux premiers volumes de The History of

Middle-Earth, le colossal projet de publication de Christopher Tolkien visant à témoigner des

processus créatifs de son père et de la richesse insoupçonnée de la Terre du Milieu à partir des notes de l’écrivain). Les années séparant les différentes vagues de traductions sont attribuées par Ferré non pas à des problèmes d’ordre financier mais aux difficultés que connaissent les éditions Bourgois pour trouver des traducteurs prêts à se confronter aux difficultés que posent les textes eux-mêmes452 : de la première équipe, aucun traducteur ne se spécialisera dans la Terre du Milieu, la fantasy ou les littératures de l’imaginaire en général ; leur rencontre avec l’auteur semble toujours relever de la coïncidence, en raison sans doute de l’inscription de l’éditeur dans un champ littéraire plus généraliste. En 1978, Francis Ledoux refuse finalement de traduire le Silmarillion ; son remplaçant, Pierre Alien, plus habitué aux romans contemporains, effectue consciencieusement son travail mais avouera par la suite avoir détesté l’exercice453. Les changements fréquents de traducteurs entraînent également des incohérences d’un livre à l’autre ; ce n’est qu’en 1986 par exemple que sont enfin ajoutés les « Appendices » manquants à la traduction originale du Seigneur

des anneaux, quatorze ans après cette dernière, sous la forme d’un quatrième livre (Ledoux

446 John Ronald Reuel TOLKIEN, Les Aventures de Tom Bombadil, traduit par Dashiell HEDAYAT, Paris, Christian

Bourgois, 1975.

447 John Ronald Reuel TOLKIEN, Les Lettres du Père Noël, traduit par Gérard-George LEMAIRE et traduit par Céline

LEROY, Paris, Christian Bourgois, 1977.

448 John Ronald Reuel TOLKIEN, Le Silmarillion, traduit par Pierre ALIEN, Paris, Christian Bourgois, 1978.

449 John Ronald Reuel TOLKIEN, Contes et légendes inachevés, traduit par Tina JOLAS, Paris, Christian Bourgois,

1982.

450 Le retard qui avait été progressivement comblé lors de la première vague de publications se fait à nouveau

sentir, avec des titres qui peuvent avoir plus de dix ans d’écart avec la version originale.

451 John Ronald Reuel TOLKIEN, Le Livre des contes perdus, traduit par Adam TOLKIEN, Paris, Christian Bourgois,

1995 ; John Ronald Reuel TOLKIEN, Le Second livre des contes perdus, traduit par Adam TOLKIEN, Paris, Christian Bourgois, 1995.

452 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 172.

453 Vincent FERRE et Christian BOURGOIS, « Christian Bourgois : entretien avec l’éditeur français de J.R.R.

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avait jusque-là refusé de les traduire, arguant du fait que l’exercice était trop difficile et que les lecteurs français n’en ressentaient pas le besoin). C’est Tina Jolas qui en reçoit la charge : connaissant peu la Terre du Milieu, l’ethnologue trouve l’exercice ingrat et produit un texte présentant des différences onomastiques notables avec le reste de la trilogie. Même Adam Tolkien, éclairagiste de formation et fils de Christopher Tolkien, finit par regretter s’être lancé dans la traduction des travaux de son père et de son grand-père, accumulant les retards avant d’arrêter après seulement deux volumes454. Jusqu’à la fin des années 2000, Tolkien restera quoi qu’il en soit en France l’auteur d’un livre ou plutôt d’une trilogie, auquel sera parfois ajouté le Hobbit et, plus rarement encore, le Silmarillion. L’essentiel des textes permettant de mieux cerner le rapport entre l’auteur, ses inspirations et sa création demeure en langue anglaise et donc peu accessible. Comme le rappelle Ferré, cet essai fondateur qu’est « Beowulf: The Monsters and the Critics » ne sera transposé en français qu’en 2006, quand il existe depuis 1970 en suédois et en allemand455. De tels manques et une telle discontinuité dans la traduction peuvent expliquer la réception pour le moins chaotique de l’auteur, tantôt salué, tantôt regardé avec condescendance, toujours redécouvert par une presse à la mémoire courte.

Bien qu’ayant appartenu eux aussi au catalogue de Ballantine, les autres pionniers de la mouvance littéraire de la fantasy ne bénéficient pas du même intérêt : Mirrlees restera longtemps largement ignorée, Morris ne verra pas ses récits mythologiques traduits avant les années 2010, le premier volume du cycle arthurien de White (chez Hachette jeunesse456) demeurera orphelin jusqu’en 1998, The Worm Ouroboros d’Eddison ne sera considéré pour une traduction qu’en 2017 et la tétralogie d’Évangeline Walton sur le Mabinogion ne sera peut-être jamais connue des lecteurs francophones. Ne bénéficiant pas du prestige éditorial du Seigneur des anneaux, il est vraisemblable que ces textes aient souffert, paradoxalement, à la fois de leur appartenance (même rétroactive) au canon de la fantasy mais aussi de leur complexité littéraire et de leur écriture quelque peu désuète, cette double appartenance les coupant des prestigieuses collections généralistes comme des spécialisées.

454 Ibid., p. 43.

455 Vincent FERRE, Lire J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 174.

456 Terence Hanbury WHITE, L’Épée dans le roc, traduit par Jean MURAY, Paris, Hachette Jeunesse,

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