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Caroline Deblander et Nathalie Schiffino217 analysent l’émergence de la controverse autour des ondes en Belgique en utilisant un cadre de compréhension hérité de la sociologie et des sciences politiques appelé le « framing », et montrent que la logique de la « santé environnementale » (comprise comme manière de composer un problème en liant des questions de santé et des questions environnementales, et faisant de l’environnement même un facteur influent sur la santé) n’a pas été mobilisée comme argument au moment de prises de décision concernant la législation sur les ondes électromagnétiques en Belgique. Que ce cadre conceptuel particulier n’ait pas été mobilisé en tant que tel ne fera pas l’objet de notre discussion, mais il permet néanmoins de limiter le risque de voir s’établir une controverse sans objet. Il nous importe de montrer que les décisions qui ont été prises ont impliqué un changement de cadre conceptuel, passant d’un cadre « environnemental » à un cadre de « santé publique ». Le fait que ces deux cadres n’aient pas fusionné dépend aussi de cadres juridiques en place, et de la répartition belge des compétences entre Région et État Fédéral. Il n’est pas évident que le cadrage se fasse sur la santé uniquement. L’histoire de Deblander et Schiffino permet déjà de remettre ce cadre en suspens, mais permet aussi de montrer que s’il y a bien un passage de préoccupations liées à l’environnement à des préoccupations liées à la santé, il ne s’agit ni d’un simple remplacement de l’un par l’autre ni de simple fusion : la prise qui va s’effectuer entre les deux est une prise machinique, qui va donner lieu à un régime qui n’est ni l’un ni l’autre.

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216 Caroline Deblander et Nathalie Schiffino, Santé environnementale et État fédéral. Quelles

stratégies d’acteurs sur l’action publique belge en matière d’ondes électromagnétiques ?, op. cit.

L’analyse en termes de « framing » des politiques publiques consiste selon les auteurs à postuler que « les problèmes publics et leurs définitions n’existent pas de manière objective et incontestée218 », et analyse la manière dont un problème public se construit dans le jeu d’acteurs, quels objets ils mobilisent : « Considérant le monde social comme un kaléidoscope de réalités potentielles [...], le processus de cadrage initié par certains acteurs désigne une manière de sélectionner, d’organiser, d’interpréter et de donner sens à la réalité complexe et protéiforme. Cela permet aux acteurs de (se) donner un point de référence pour analyser, persuader et agir. Le processus de framing désigne donc à la fois la sélection de certains aspects de la réalité et la mise en exergue de certains éléments constitutifs [...]. Cette rhétorique particulière permet de suggérer des indications au public quant à la manière dont il doit concevoir un problème [...]. Cette ossature interprétative, une fois imposée, donne de la cohérence à un ensemble d’images, de symboles et d’arguments. »219

La manière dont le cadre s’imposera dépend pour les auteurs de plusieurs facteurs d’ordre sociaux : la saillance du problème, la crédibilité de la source et du cadrage, mais aussi la manière dont le problème s’inscrit dans des clivages politiques existants. La manière dont les médias véhiculent le cadrage est aussi très importante.

Une fois un cadrage imposé, celui-ci redéfinit les rôles des acteurs. Le cadrage va redistribuer les rôles, la valeur des arguments, bref, il se met à fonctionner de son propre chef. Il s’agit donc ici d’une version assez classique du constructivisme social, qui pose bien des dynamiques sociales pour cadrer un problème, mais qui a tendance à oublier que le problème lui-même peut (ou ne peut pas, dans le cas des ondes) imposer sa solution. Il nous importe assez peu de discuter du statut ontologique de cette théorie du framing. Par contre la manière dont les auteurs tracent l’évolution du problème, sa construction, mais aussi les gens qu’il mobilise, nous semble d’un grand intérêt. Les auteures confirment ce passage d’un problème d’urbanisme et de paysage, ce qui explique également que la mobilisation se fasse autour des antennes et non autour des portables eux-mêmes, ce que rate justement Borraz en comprenant le problème à posteriori comme étant avant tout un problème sanitaire. Pour les auteures, il ne fait aucun doute que les deux manières de cadrer le problème sont, au départ, indépendantes.

C’est l’association Teslabel qui va faire la connexion entre les deux cadrages en Belgique, jouant le rôle de lien entre luttes locales, comme le fait en France l’association Priartem pour Borraz : « La connexion (frame bridging) entre les deux aspects de la problématique ………..

218 Ibid., p. 3.

est principalement réalisée en Belgique par une association environnementale créée en 1996, Teslabel. Cette dernière connecte les revendications locales et des déterminants plus globaux [...]. L’association — qui s’était déjà mobilisée à l’encontre des lignes à haute tension — porte cette assignation de signification concernant les OEM [pour “ondes électromagnétiques”] auprès des parlementaires européens et auprès des ministres belges. Elle leur demande une régulation sanitaire des OEM, elle insiste sur la nécessité d’appliquer les principes de précaution et ALARA (as low as reasonably achievable). [...] Par la suite, elle développe des analogies entre le secteur du tabac et celui de la téléphonie mobile, afin de dénoncer les dérives du “business as usual” et la prévalence des intérêts des lobbies économiques sur la santé des citoyens. Elle mobilise par ailleurs l’exemple du tabac pour dénoncer les accointances entre l’OMS et les industriels. Selon cette association, l’adoption de la technologie sans tests préalables constituerait un indice que l’histoire est un éternel recommencement et que les décideurs publics ne tireraient pas de leçons des erreurs commises dans le passé. Dénonçant les défaillances de l’État, l’association pointe également les analogies qui existent entre la téléphonie mobile et les scandales sanitaires qui ont marqué le continent européen, dont l’amiante, la vache folle et la dioxine. »220

Une chose que ne notent pas les auteures est la force de ces associations grâce à l’Internet naissant et la vitesse de propagation des controverses que cela permet (ce que notent Borraz et al. dans leur qualification des associations). Néanmoins, pour Deblander et Schiffino, le rôle de la presse francophone sera très important, car il relayera les préoccupations des militants selon le même cadre conceptuel.

L’agencement a donc gagné en consistance à partir de ce moment-là. Il a commencé à créer ses propres énoncés, ces références se stabilisent. Il est important de noter qu’ici, pour les auteurs, il ne s’agit plus que de simples stratégies d’acteurs, avec niveaux de reconnaissance ou de crédibilité, mais il s’agit de produire son propre terrain de crédibilité, de faire un nouveau territoire conceptuel qui n’a, à priori, aucune chance de s’imposer de lui-même. Pour cela, il faut mobiliser un grand nombre d’arguments et d’exemples préalables (vache folle, tabac, amiante), réunir de la littérature, sélectionner au mieux ses doutes, faire parler des témoins, etc. Il faut donc se fabriquer un agencement d’énonciation qui va permettre de produire des énoncés, qui vont eux-mêmes structurer le langage. Évidemment, cette proposition de la part de Teslabel ne se fera pas sans heurts, elle ne s’imposera pas sans créer controverse. Deblander et Schiffino analysent la manière dont ………..

220 Caroline Deblander et Nathalie Schiffino, Santé environnementale et État fédéral. Quelles

stratégies d’acteurs sur l’action publique belge en matière d’ondes électromagnétiques ?, op. cit.,

les opérateurs vont au départ refuser toute qualification du problème en termes de santé publique. Pour « la coalition économique » (comme les désignent les auteurs), il s’agit d’abord de restreindre le problème des antennes à un problème paysager. Là aussi, il y aura controverse sur la qualification de NIMBY des habitants, mais la coalition économique acceptera de trouver des solutions paysagères, comme l’intégration des antennes dans de fausses cheminées221, qui seront par la suite dénoncées par certains militants comme des manières de cacher le problème, voire des preuves qu’il y a bien quelque chose à cacher. Il est donc tout à fait notable que l’idée qu’il faille réduire le problème à un problème paysager ne soit pas partagée par tous les acteurs. À nouveau, la manière dont on « fait histoire » des ondes n’a rien d’innocent.

Pour cette coalition économique, le problème sanitaire ne se pose pas au niveau des antennes, qui ont une puissance en deçà des téléphones eux-mêmes. Ils ne reconnaissent pas l’existence d’effets non-thermiques, qui ne sont, pour eux, pas fondés scientifiquement. Nous analyserons ces arguments en détail ci-dessous.

Au niveau de la Belgique, c’est le gouvernement fédéral qui va imposer en 2001 une norme maximale cumulative d’émission des antennes, fixée à 20,6V/m222. Cette norme est adoptée ………..

221 Ibid., p. 6.

222 Au niveau physique, mesurer la puissance d'une onde n'a rien de simple, et l'usage que nous faisons ici de l’idée de « niveau d'émission » d'une antenne doit être complété. La comparaison un peu trop rapide de diverses législations européennes cache de profondes différences dans la manière de mesurer les champs. Deux règles fixant un même nombre de V/m équivalent dans deux pays, voire dans deux régions, ne sont pas forcément équivalentes, car il faut voir si cette mesure est une moyenne, et dans ce cas sur combien de temps sont faites les mesures. Qu'elles soient alors en crête, en émission, en continu, en moyenne, ou en réception, les manières de mesurer divergent. Il est ainsi différent de parler de la puissance d'une antenne et du niveau moyen ou du niveau en crête des ondes électromagnétiques à un endroit donné. La puissance de l'antenne est le niveau maximal qu'elle est capable d'émettre, mais qu'elle n'émet pas nécessairement en permanence. Une antenne permet également à plusieurs utilisateurs de se connecter, et n'émet donc à pleine

puissance que dans le cas où la capacité maximale en nombre d'usagers est atteinte, c'est-à-dire quand le nombre maximal d'usagers sont connectés en même temps sur l'antenne.

Le niveau de « réception » d'onde auquel un endroit est donc soumis sera variable dans le temps. Mesurer ce niveau, c'est mesurer le niveau d'exposition du lieu. Mais cette mesure peut également être très différente si on parle de moyenne ou de crête. La moyenne sur une journée bénéficiera ainsi d'un abaissement dû aux heures creuses, où les antennes sont peu sollicitées du fait du petit nombre d'appels réalisés. Une mesure d'exposition « en crête » quant à elle, se veut une mesure du niveau maximal possible à n'importe quel moment.

Ainsi, en Région bruxelloise, la législation ne concerne pas l'émission d'une antenne, mais bien l'exposition des citoyens dans l'espace. Il ne s'agit de limiter la puissance d'une antenne que si elle crée des effets trop important d'exposition aux ondes, et non pas de fixer un niveau maximal d'émission des antennes. Si ceci peut paraître logique, il s'agit là d'une réglementation complexe à mettre en œuvre car il est plus simple de connaître et de limiter la puissance d'émission de l'antenne que de connaître ce que celle -ci crée partout autour d'elle, le niveau d'exposition. Le

par la ministre de la Santé publique, et n’est donc en rien concernée par des problématiques paysagères. Le cadre de compréhension dans lequel les ondes sont prises à ce moment-là est donc bien un problème sanitaire. La norme de 20,6V/m est fixée sous le seuil que recommande à l’époque l’OMS, à savoir 41,2V/m, en argumentant du principe de précaution. La téléphonie mobile est alors de facto rangée dans les problématiques sanitaires à partir de là.

Néanmoins, la ministre avait au préalable consulté deux instances de santé publique avant de proposer ce seuil. Il s’agit du Conseil supérieur de l’hygiène (CSH) et de la Commission pour la santé des consommateurs. Tous deux demandent l’application de facteurs 100 et 200 par rapport aux recommandations de l’ICNIRP (par précaution), c’est-à-dire des niveaux d’exposition alors de l’ordre de 3V/m223.

La décision concernant cette norme ne va donc pas empêcher la montée en puissance des associations anti-ondes, qui trouvent le niveau des ondes encore bien trop élevé. Les associations vont critiquer cette norme pour son « laxisme » et demander que soit respecté un seuil de 0,6V/m. Cette demande n’est bien entendu pas uniforme, mais les associations s’accordent sur le fait que c’est à ce seuil qu’on observe les premiers effets biologiques. À partir de 2007, ce sera le rapport « Bioinitiative224 » qui est le plus souvent utilisé pour justifier cette demande de modification de la norme jusqu’à ce seuil.

Pour Deblander et Schiffino, le cadre dans lequel sont comprises les ondes électromagnétiques va s’élargir en même temps que le nombre d’acteurs s’y intéressant va augmenter. Le GRAPPE, Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Ecologique225 va élargir le cadre à celui de « pollution environnementale ».

A Bruxelles, le gouvernement dans sa grande majorité (bien qu’à l’initiative de députés écologistes), va, suivant ces recommandations, décider de limiter à 3V/m cumulatifs la ………..

protocole de mesure choisi à Bruxelles produit des moyennes sur 6 minutes, et non sur des crêtes. Pour prendre un autre exemple, dans le Grenelle des ondes (que nous détaillons ci-dessous) les mesures réelles effectuées l'ont été à l'aide d'une voiture parcourant l'espace d'un quartier et prenant des mesures toutes les 4 minutes. Il s'agit donc d'un relevé « au hasard », ne mesurant pas la puissance maximale possible mais bien une moyenne de ce qui se fait réellement.

Ces protocoles de mesures sont donc eux-mêmes sujet à controverses, les militants désirant qu'on abaisse l'exposition des citoyens à tout moment, et donc en crête, tandis les opérateurs parleront plutôt de mesures de moyennes.

223 Caroline Deblander et Nathalie Schiffino, La régulation des ondes GSM, in : Courrier Hebdomadaire du CRISP, 2176, 2013.

224 BioInitiative Report : A Rationale for Biologically-based Exposure Standards for Low-Intensity

Electromagnetic Radiation, 2012 [en ligne] http://www.bioinitiative.org/ 225 Voir le site Internet du GRAPPE : http://grappebelgique.be/

puissance reçue au niveau des espaces accessibles au public. À partir de 2007, l’objectif est de ne pas dépasser 3V/m au total, tous opérateurs confondus, pour toutes les technologies de téléphonie mobile (2G et 3G), et ce dans l’espace public. Il ne s’agit pas de limiter la puissance d’émission de chaque antenne, mais bien de proposer une limite au résultat perçu. Chaque opérateur devrait alors bénéficier de 25% de ces 3V/m. Néanmoins, une période transitoire est décidée, pendant laquelle chaque opérateur a droit à 3V/m226.

Ce qui importe dans cette décision bruxelloise, c’est que la santé ne fait pas partie des compétences de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC). La décision de limiter le niveau d’ondes va donc se retrouver sous une autre compétence régionale, à savoir l’Environnement. Selon Deblander et Schiffino, il ressort très clairement de la lecture des travaux préparatoires que c’est bien le thème de la santé qui est le plus présent dans les discussions, même si l’environnement au sens large est bien ce qui est visé par l’ordonnance.

Pour le Gouvernement fédéral et les opérateurs, il s’agit néanmoins de la part de la Région d’une décision qui ne la concerne pas, car elle concerne la santé, ce qui est une compétence fédérale227. Ils forment une coalition et attaquent auprès de la cour constitutionnelle (en introduisant un recours en annulation) l’ordonnance bruxelloise. L’argument principal invoqué est le fait que cette norme ne vise pas à protéger l’environnement, mais bien les humains. La cour rejettera cette demande en considérant que l’objet de l’ordonnance est bien l’environnement.

Autre argument que retiendra la cour : le fait que les opérateurs aient été incapables d’apporter la preuve que cette norme leur pose une difficulté technique ou économique228. De fait, il ressort des entretiens que nous avons menés auprès de l’administration bruxelloise que cette demande d’annulation visait surtout à empêcher la Région de légiférer sur le niveau d’ondes plutôt que d’augmenter effectivement le niveau d’ondes, qui dans les faits ne dépasse presque jamais 3V/m (sauf en cas de rassemblements d’un grand nombre de personnes).

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226Cette période de transition ne verra en fait pas de fin, car l'ordonnance sera modifiée en 2014, allouant 33% de 6V/m à chaque opérateur, sans que la fin de la période de transition n'ait été décrétée. Voir ci-dessous pour la modification de cette ordonnance.

227 Caroline Deblander et Nathalie Schiffino, Santé environnementale et État fédéral. Quelles

stratégies d’acteurs sur l’action publique belge en matière d’ondes électromagnétiques ?, op. cit.,

p.8.

228 Evelyne Huytebroeck, Antennes GSM : l’arrêt de la Cour constitutionnelle est un progrès

important pour la santé et la qualité de vie des Bruxellois, 16 Janvier 2009, [en ligne]