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Certains militants, comme Etienne Cendrier, le porte-parole bénévole des Robin des Toits, se présentent344 comme des « lanceurs d’alerte », ou sont présentés dans la presse comme tels. Cendrier est un militant actif, auteur d’un ouvrage sur la téléphonie, et il n’hésite pas à monter sur les plateaux de télévision et à se faire entendre sur les radios. Lors d’une interview pour le « Journal du Dimanche » en 2003, il dénonce le fait que les opérateurs soient parfois au courant que des mesures de puissance des antennes vont être effectuées, et les accuse de cacher des informations pour des « histoires de gros sous ». Il a alors été poursuivi pour diffamation par Bouyges Telecom, qui réclame 200.000€ de dommages et intérêts pour avoir été accusé de « tricherie » dans les mesures effectuées sur la puissance des antennes, mais également par Orange et SFR pour diffamation, dans une plainte distincte. Il a été relaxé par le tribunal de grande instance pour cette dernière accusation, mais condamné à verser 1000€ de dommages et intérêts à Bouygues par un tribunal civil, pour n’avoir pas fait preuve d’assez de prudence dans ses déclarations.

Selon le site du CRIIREM (Centre de Recherche et d’Information Indépendantes sur les Rayonnements Electromagnétiques), relayant une brève de l’Agence France-Presse (AFP) : « la 11e chambre de la cour d’appel de Paris a estimé qu’il était “légitime pour ………..

343 Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly, Sciences, techniques et société, op. cit.

344 Le site des Robins de toits possède une section spécifique dédiée aux lanceurs d'alerte, et présente plusieurs personnalités de cette manière, dès que celles-ci relayent leurs inquiétudes et convictions. Voir : Robin des Toits, Les lanceurs d’alerte sur le danger du portable [en ligne]

http://www.robindestoits.org/Les-lanceurs-d-alerte-sur-le-danger-du-portable_r26.html (page consulté le 18/02/2015)

Étienne Cendrier d’évoquer les dangers de la téléphonie mobile et de s’interroger sur la fiabilité des contrôles”. “Cependant, les éléments en sa possession auraient dû le conduire à davantage de prudence dans la mise en cause de Bouygues Telecom”, ajoute la cour dans son arrêt, même s’“il existe indiscutablement des éléments troublants (tels que des mesures différentes au même endroit ou des mesures indiquant une intensité quasi-nulle). [...]Selon les pièces produites, les cas avérés dans lesquels un opérateur a été averti d’un contrôle demeurant rares, ces pièces n’autorisaient pas M. Cendrier à généraliser en stigmatisant sans nuance une +tricherie+ au détriment des intérêts de santé publique”, a estimé la cour345. ».

Dans son ouvrage346, Etienne Cendrier s’inscrit très clairement dans cette lignée des lanceurs d’alerte, se rattachant à Pierre Meneton (qui a dénoncé les risques liés au surdosage de sel dans l’alimentation), André Cicolella (travaillant sur les perturbateurs endocriniens), les faucheurs de maïs OGM, etc. Borraz et al. citent quant à eux le groupe de scientifiques ayant travaillé avec Paul Lannoye, mais aussi Roger Santini ou le Pr G. Carlo347. C’est Chateauraynaud et Tony qui ont popularisé ce terme de « Lanceurs d’alerte », pour qualifier ceux qui, dans le cadre d’une société du risque, dénoncent la possibilité d’une menace sanitaire, et même s’ils encourent pour cela eux-mêmes un risque pénal.

Pour Chateauraynaud et Tony, s’est mise en place en France et en Europe (suite aux scandales sanitaires des années 80 et 90) une « politique de la vigilance », avec la création d’agences spécialisées dans la surveillance sanitaire. Les nouveaux risques techniques de nos « sociétés du risque348 » se voient ainsi scannés, poursuivis dans une logique de prévention. Ces agences sanitaires ont été renforcées, la traçabilité de certains produits mise en place, et l’alerte est donc en quelque sorte institutionnalisée au sein d’organismes d’état. Néanmoins, pour les auteurs, continuer à lancer des alertes, c’est donc avant tout mettre en ………..

345 CRIIREM, Etienne Cendrier condamné au civil, [en ligne]

http://www.criirem.org/index.php?option=com_content&view=article&id=170:etienne-cendrier-condamne-au-civil&catid=18:decision-de-justice&Itemid=143 (page consulté le 18/02/2015)

346 Cendrier Etienne, Et si la téléphonie mobile devenait un scandale sanitaire ?, op. cit.

347 Olivier Borraz, Michel Devigne, et Danielle Salomon, Controverses et Mobilisations Autour

Des Antennes Relais de Téléphonie Mobile, op. cit. p. 83. Le Pr Carlo est connu pour avoir

longtemps affirmé qu'il n'y avait aucun risque à l'usage du téléphone portable, mais avoir ensuite changé d'avis, et dénoncé les manipulations de l'industrie. Il a publié un ouvrage, George Carlo,

Cell Phones: Invisible Hazards in the Wireless Age, New York, Avalon Travel Publishing, 2002, où

il affirme la dangerosité des portables. Des lettres signées de sa main circulent sur le net, où il interpelle l'industrie, par exemple : http://www.robindestoits.org/Le-Dr-George-Carlo-interpelle-l-industrie-sur-les-dangers-du-portable-Lettre-du-7-Oct-1999_a326.html

cause l’expertise de ces agences et leur capacité à réellement accepter qu’il y ait des risques nouveaux, ou même tout simplement la possibilité d’une perte de contrôle d’un risque connu. Il y aurait donc aujourd’hui des alertes sur le processus d’alarme lui-même, plus que sur de nouveaux risques349. Néanmoins, dans le cadre de ce travail, nous analysons bien une stratégie de la part de militants et d’associations pour faire reconnaître un risque en tant que tel, mais qui, en critiquant les rapports officiels, critique bien l’expertise officielle sur le risque lié aux ondes.

Cette idée des lanceurs d’alerte est intéressante pour la sociologie des controverses, car elle s’inscrit directement contre l’idée qu’il y aurait un risque réel et un risque perçu. Son objectif est de décrire la manière dont un signal d’alerte est perçu dans un agencement. Il qualifie autant l’alerte elle-même que l’agencement dans lequel il est lancé : comment il est reçu, vérifié, négocié, pris en compte, infirmé, etc. Il s’agit alors de la fabrication collective d’un risque qui deviendra réel dans un agencement. On est loin de la reconnaissance rationnelle d’un risque reconnu immédiatement comme tel, car cela serait justement l’idéal rationnel sur lequel est fondé le fonctionnement des agences sanitaires. La différence, selon les auteurs, est la production collective d’un espace de calcul du risque, qui ne préexiste pas. Le risque, une fois reconnu, est corrélatif d’un espace de calcul dans lequel il est pris.

Cet espace de calcul se reconnaît toujours « après coup », puisqu’il n’est pas stabilisé à l’avance. En cas de controverse, c’est-à-dire en cas d’émergence de la possibilité même qu’il puisse y avoir risque, l’espace de calcul est avant tout négocié, construit à partir des positions des uns et des autres.

Dans le cas des ondes électromagnétiques, on peut dire que cet espace de calcul commun n’existe pas. Il existerait plutôt plusieurs espaces de calculs concomitants, mis en compétition dans une logique d’affrontement. Cette inconnue sur l’espace de calcul lui-même n’est donc pas exceptionnelle, mais a la particularité de perdurer, depuis très longtemps, et de s’être effectivement constituée comme un enjeu de lutte. Nous sommes alors dans une situation où, pour Chateauraynaud et Torny, les autorités ont, aux yeux des acteurs, laissé passer « le bon moment pour agir350 », et les lanceurs d’alerte se transforment alors en dénonciateurs.

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349 Francis Chateauraynaud, et Didier Torny, Mobiliser autour d'un risque : des lanceurs aux

porteurs d’alerte, in Cécile Lahellec (coord.), Risques et crises alimentaires, Paris, Tec & Doc,

2005. p. 329-339.

350 L'expression est de Chateauraynaud et Torny, elle est entre guillemets également dans le texte d'origine.

Par rapport à la notion de risque, cette notion de lanceur d’alerte a l’intérêt de porter sur le risque en tant qu’il doit être produit comme tel, et non comme un risque qui accompagnerait tout « progrès », quoi qu’il arrive, et qui devrait simplement être rendu acceptable351. Les lanceurs d’alerte sont ceux qui produisent le risque comme risque, et mettent en débat public à la fois son existence, son espace de calcul corrélatif et son acceptabilité ou non. Ce qui nous semble assez clair, c’est que l’ensemble du débat autour des ondes électromagnétiques est cadré par cette notion de « risque » et de ses apparentés : précaution, alertes, calcul du risque, expertise, rapport. La logique qui sous-tend l’action des militants comme celle des experts ou des industriels est de faire preuve de l’existence d’un risque sur base d’un savoir, d’une littérature scientifique dont on se dispute la validité, la cohérence ou la pertinence. Tout le monde s’accorde pour dire que c’est bien sur base de l’expertise scientifique que le politique doit trancher.

Qu’on invoque le principe de précaution pour un risque non-quantifiable, qu’on considère qu’il n’y a aucun risque, ou qu’on considère que le risque est avéré, on est bien à la fois dans une perspective de risque (dont on se dispute l’espace de calcul) et d’expertise classique (qui doit donner une base solide à cet espace de calcul). Les rapports, sont des objets présentés avant tout comme relevant d’un savoir, condensant des milliers d’études pour en tirer un état des connaissances qu’aucune étude seule ne peut fournir, et sur lequel la décision politique doit s’appuyer pour trancher. Et sur ce fait, les militants comme l’industrie sont d’accord, même si ils ne mettent pas en avant les mêmes rapports et invoquent des principes d’action différents.

L’agencement de la controverse aujourd’hui est-il capable de produire autre chose que cette opposition entre deux camps qui ne cesse de se reproduire partout ? Il existe pourtant d’autres logiques d’expertise, d’autres agencements capables de mettre en place de l’expertise, sans recréer de dichotomie entre experts et citoyens, comme celui des jurys citoyens352, faits pour décider dans des situations complexes et hybrides comme celle des ondes électromagnétiques. Deux tentatives de ces politiques alternatives ont été menées : une conférence citoyenne à Paris, et l’expérience du « Grenelle des Ondes ». Ces tentatives étaient-elles à même de réussir à sortir d’une guerre de tranchées, où chaque camp se pose comme en opposition à l’autre qu’il vise à détruire ?

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351 Voir à nouveau : Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse : Une histoire du risque

technologique. Paris, Seuil, 2012, qui montre que les notions même de risque, et de risque lié au

progrès, n'ont absolument rien d'évident et ont nécessité une véritable stratégie de persuasion pour devenir ce qu'elles sont devenues aujourd'hui. Nous reviendrons sur ce texte en conclusion de cette thèse.

352 Michel Callon, Pierre Lascoumes, et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain - Essai sur