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Nous reviendrons en détail sur ce que recouvre chacune des trois écologies (mental, socius, nature). L’idée que, dans chaque situation, il faille se poser la question du moi, des autres, du monde, n’a rien de neuf, et il peut sembler étrange de penser que Guattari innove là d’une quelconque manière. Nous verrons que pour Guattari, il s’agit aussi de redéfinir ce que sont ces trois termes pour eux-mêmes, de leur trouver des principes de fonctionnement nouveaux. Mais au-delà de cette différence individuelle, Guattari innove surtout par la manière dont ces trois registres sont articulés entre eux. Il faut produire et trouver une autre logique, une éco-logique, « logique des intensités et du devenir », écrit Guattari20. Cette logique est en fait transversale aux trois écologies, et à chaque niveau.

Cette logique est qualifiée de manières multiples dans Les trois écologies : machinique, hétérogénétique, pré-objectale. Il ne s’agit pas d’une logique formelle, structurale ou sémiotique au sens classique, mais d’une logique que nous qualifierons de machinique, car le concept de machine nous semble le plus adapté, et le plus développé par Guattari tout au long de sa carrière. Si le terme est présent dans Les trois écologies, il l’est également partout dans le travail de Guattari. Il n’y a presque pas de textes signés Guattari sans le mot « machine ». Stéphane Nadaud a par ailleurs consacré une section entière de Qu’est-ce que l’écosophie ? à ce concept21.

Le terme de machine est même présent depuis les premiers textes de Guattari. Au début de sa carrière, alors disciple de Lacan, Guattari essaye de dialoguer avec le maître. Celui-ci accepte la dialogue, mais maintient une impossibilité de fait d’engager un dialogue22, en maintenant une posture qui ne le quittera pas au long de sa carrière, celle de celui qui se tient hors discussion. Pour Guattari, cette tentative de discussion avortée donnera lieu à un texte polémique, Machine et Structure23. Guattari y compare les bénéfices de deux ………..

20 Félix Guattari, Les trois écologies, op.cit., p. 36.

21 Gary Genosko a fait un autre choix, celui du concept de transversalité, également fort travaillé par Guattari, mais peu utilisé dans Les trois écologies, ouvrage se centrant sur la machine. Nous préférons le concept de machine, plus porté sur la production, et qui inclut une insistance sur la transversalité des situations qu’une machine traverse.

22 Voir Mikkel Borch-Jacobsen, Lacan, le maître absolu (nouvelle édition augmentée), Paris, Flammarion, 2015.

23 Dans : Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, La Découverte, 2003, p. 240. Le texte était un exposé destiné à l'école freudienne de paris en 1969, puis paru dans la revue Change, 12 en septembre 1972.

modèles : celui de la structure, qui est alors endossé par Lacan, et celui de la machine, qui est en soi la proposition guattarienne. À l’appui de cette idée de machine, c’est Différence et répétition24 de Deleuze qui est cité. Guattari y écrit que pour avoir une structure, il faut deux séries, une de signifiants, une de signifiés, qui n’existent que par les rapports entretenus entre elles, mais qu’il faut également un troisième terme, le différenciant, qui est, lui, de l’ordre de la machine. C’est cette proposition de « machine » qui va tenter Deleuze, et les deux futurs amis et collègues se rencontrent dans la foulée de cet échange. Le terme qui va véritablement devenir concept ne va plus lâcher ni Guattari, ni Deleuze. Il est littéralement partout dans leur œuvre commune : le sujet devient machine désirante, inconscient machinique, machine abstraite, machine de visagéité, de sensations, de guerre, etc. La machine et la logique machinique sont véritablement devenues des points de travail commun.

Machine comme organisation

Dans sa propre écosophie, Guattari utilise le terme de machine pour qualifier l’ensemble des rapports qui se jouent entre les écosystèmes stables ou régulés, les flux de matière et d’énergie, les sémiotiques, etc25. Tout cela obéit à une logique de machine, convoquée pour conférer à l’écologie une dimension autopoïétique, c’est-à-dire d’auto production, et non de respect d’une règle qui lui serait extérieure. Convoquer la machine, c’est avant tout pour Guattari rendre impossible une totalisation de l’écologie, c’est lui donner nécessairement un caractère changeant, toujours en devenir, n’obéissant qu’à une logique interne.

La machine est devenue un véritable concept guattarien, et à ce titre il reçoit de multiples définitions. C’est un organisateur de la pensée, qui dessine et fait partie de tout le paysage de concepts que et qui mobilise(nt) Guattari. Il en donnera presque autant de versions qu’il n’écrit d’ouvrages, mais avec une grande régularité et une grande consistance, en faisant varier certains de ses traits en fonction des problèmes du moment : « ce n’est pas quelque chose que je maîtrise mais une sorte de noyau auquel je suis ramené sans cesse26 ». C’est véritablement un noyau, un nexus qui organise la pensée de Guattari, parce que ce qui importe dans la machine, c’est son caractère organisateur, c’est à la fois une logique et une pratique concrète d’organisation d’éléments hétérogènes.

Quand il tente de s’expliquer à propos de la machine, comme concept, Guattari aime partir des machines techniques. Une machine technique, c’est avant tout des éléments disparates ………..

24 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presse Universitaires de France - PUF, 1969

25 Voir Félix Guattari, Qu'est-ce que l'écosophie ?, entretient réalisé par Emmanuel Videcoq et Jean-Yves Sparel, in : Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie?, op. cit., p. 71 à 79.

connectés entre eux pour fonctionner d’une certaine manière. Mais ces éléments et les machines elles-mêmes sont pris dans des histoires techniques : inventions, transformations, uniformisations. Les machines techniques ne vont jamais seules, il faut toujours un ensemble dans lequel elles se mettent à faire, à fonctionner. L’exemple de la machine à vapeur est archétypal : la technique de la vapeur est connue depuis des siècles en Chine, mais n’a nullement engendré d’industrie de la machine à vapeur, comme elle le fera en Europe centrale. En Chine, la machine à vapeur reste une sorte de curiosité, non connectée à un ensemble dans lequel elle sera transformée. C’est quand elle devient machine de production en Europe qu’elle devient la machine qu’on connaît aujourd’hui, que la machine à vapeur passe de « curiosité » à « moteur », machine pièce elle-même d’autres machines. Il faut uniformiser les pièces, les procédures, faire fonctionner d’autres machines pour extraire le combustible, etc. Guattari parle d’ontogenèse : production d’être de la machine, et des machines entre elles. Ce sont les machines qui produisent l’être, et non l’inverse, les machines qui fabriquent ce qui est et ce qui n’est pas, en rapport à leur fonctionnement, elles définissent forme et matière de ce qui peut venir à l’existence en fonction de leurs contraintes propres. Guattari utilisera également la phylogenèse : histoire des machines par mutations et ouvertures vers d’autres devenirs. La phylogenèse est le devenir des machines qui produit et sélectionne certaines machines et pas d’autres. Les machines techniques sont donc à la fois être et devenir, d’un seul tenant.

Mais toutes les machines ne sont pas techniques, Guattari appelle toujours à penser les machines techniques comme des cas particuliers de machines plus vastes, du machinique lui-même. « [...] je proposerai un renversement de point de vue, au sens où le problème de la technique ne serait qu’un sous-ensemble d’une problématique machinique beaucoup plus large. [...] Là, au lieu d’avoir une opposition entre l’être et la machine, l’être et le sujet, cette nouvelle conception de la machine implique que l’être se différencie qualitativement et débouche sur une pluralité ontologique, qui est le prolongement même de la créativité des vecteurs machiniques. Au lieu d’avoir un être, comme trait commun qui habiterait l’ensemble des étants machiniques, sociaux, humains, cosmiques, nous avons, au contraire, une machine qui développe des Univers de référence, des Univers ontologiques hétérogènes, marqués par des tournants historiques, un facteur d’irréversibilité et de singularité27. »

Ontogenèse et phylogenèse

Ontogenèse et phylogenèse : la machine Guattarienne est donc avant tout genèse, c’est-à-dire production. Elle est production d’être et de devenir, de différence entre ce qui est et ………..

n’est pas, ce qui peut et ne peut pas être. La machine se reconnaît d’abord là où il y a trace de cette production.

Guattari élargit cette catégorie de machine bien au-delà des machines techniques, on l’a vu dans les exemples de son travail avec Deleuze, machines sociales, étatiques, mais aussi subjectives, sémiotiques, etc. Villes, cellules, langues, idées, musique, logique, cosmique : la machine peut être utilisée dans ces cas. Les exemples sont tellement nombreux chez Guattari qu’on pourrait se demander ce qui n’est pas machine, plus que ce qui l’est. La réponse est sans doute que tout est machine, mais que ce n’est pas cela qui importe : ce qui importe est ce qui se passe quand on qualifie quelque chose de machine plutôt que d’autre chose. La machine est un concept-opérateur, qui aide à produire des effets particuliers de pensée. Sans doute que des objets isolés, improductifs, vides, ne sont pas des machines. Mais qu’ont-ils alors d’intéressant, s’ils ne sont connectés à rien ? Ce que Guattari cherche, c’est à parler de la puissance des agencements, des choses qui sont connectées et produisent des effets. La machine, c’est avant tout cela : production, connexion, couplage.

La machine est également auto-production, autopoïèse. Guattari emprunte la notion d’autopoïèse à Francisco Varela et Humberto Maturana, biologistes chiliens. Comme le note Nadaud28, « Varela le définit [le concept d’autopoïèse] ainsi dans son livre Autonomie et connaissance, Essais sur le vivant, Paris, Seuil, 1989, p.35 : « un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en précisant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacements de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi une machine autopoïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relation qui la définit. » »

L’autopoïèse est production de soi-même, auto-production et maintien dans l’existence. La machine se maintient à l’existence en replaçant ses composantes. Mais elle produit sa propre organisation et son propre espace (topologie). On voit que la définition d’invariant de Varela ne peut convenir à Guattari, qui comprend les machines comme ontogénétiques et phylogénétiques, puisque les machines doivent pouvoir muter, se transformer. Les machines de Guattari sont en effet stables, mais ont surtout cette capacité de se transformer,

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non pas pour maintenir un invariant face à un extérieur, mais simplement en intégrant des composantes de l’extérieur à travers leur propre fonctionnement.

Selon Guattari, Varela et Maturana vont opposer autopoïétique et allopoïétique : une machine allopoïétique irait alors chercher ses composants en dehors d’elle-même. Guattari va renoncer à cette distinction, proposant que toute machine est, de toute façon, toujours connectée à l’extérieur d’elle-même, et donc toujours aux prises avec l’extérieur, traversée par des flux extérieurs sur lesquels elle produit des sélections et prélèvements (coupure de flux). Une machine est toujours en interaction avec un milieu.

L’évolution par mutation, phylogenèse, de machines en machines, fait donc bien qu’on peut repérer des invariants, par familles et mutations : une fois qu’une machine a muté, elle ne sera plus la même, elle héritera de la précédente, mais peut avoir chamboulé, transformé son fonctionnement du tout au tout. Les machines sont donc repérables, nommables, assignables. Plutôt que d’invariant, Guattari préférera parler de « noyau proto-subjectif » ou de « foyer d’insistance ».

Cette possibilité de mutation, cette évolution est une des choses qui distinguent la machine de la structure. Guattari, dès Machine et Structure, oppose les deux concepts sur plusieurs points, dans le but premier de faire changer le modèle qui sert alors à comprendre l’inconscient chez les élèves et futurs héritiers (dont il fait à l’époque partie) de Lacan. Guattari ne pense pas que les invariants de la structure puissent être considérés comme premiers : ils sont toujours le résultat de transformations, de stabilisations toujours temporaires, et doivent être pensés comme tels. Les invariants sont des résultats de processus de stratification écriront-ils avec Deleuze dans Mille plateaux29, de processus de lissage et d’uniformisation. S’il y a des invariants dans les machines, c’est par généalogie de machines. L’autopoïétique rend impossible de considérer la machine comme une structure, si ce n’est en la séparant de son régime de transformation dans le temps. C’est pour cela que la définition de Varela que cite Nadaud ne convient pas : la machine de Guattari n’est pas « un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relation qui la définit).30 » Si on peut qualifier une machine, à un moment donné, par un fonctionnement, on ne peut pas considérer que ce fonctionnement soit un invariant fondamental. Si une machine se maintient, elle ne fonctionne pas sur un « désir d’éternité31 » que Guattari réserve à la structure.

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29 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.

30 Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie?, op. cit, p. 168, note de bas de page 1.

Structure

Nous l’avons déjà écrit, la machine est « travaillée par un désir d’abolition », la possibilité de sa propre fin, que ce soit la panne ou la mort. Cela fait partie de son régime. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la machine ferait consciemment tout pour éviter la mort, ce qui serait un contresens. La machine est toujours finie, elle prend consistance à un moment, n’est pas l’expression d’une structure qui lui préexisterait éternellement, et est toujours en situation de changement ou de fin possible. Sa propre fin « travaille » en son sein, comme le dernier terme d’une série travaille une série : il ne détermine pas tout, mais en fait partie. Pas de surdétermination de la fin et de la mort, la machine n’est pas un être pour la mort, même si elle est finie, et qu’elle peut mourir.

Cette question de la finitude de la machine est d’autant plus importante que, pour Guattari, on peut avoir prise sur une machine. Il est possible d’agir sur une machine pour la transformer. Si l’inconscient est « machine désirante32 », le schizoanalyste33 aux prises avec elle doit penser qu’elle peut s’arrêter, que le fonctionnement peut se transformer, changer. Il en va de même pour le militant en prise avec une machine sociale : l’action prend son sens par le fait que celle-ci peut mener à la fin d’une machine, si on sait (collectivement) par où la prendre. La fin possible est une des clefs de la machine, elle ne doit pas être la répétition infinie d’une même structure sous-jacente, sinon l’action sur elle ne peut que l’aménager aux marges. Or, il y a bien des changements de machines, des mutations, des renversements, des changements de mode de fonctionnement.

Organisme

La machine s’oppose également à la figure de l’organisme. L’organisme, c’est le fonctionnement par organisation, avec un régime sain, un régime stable. La machine n’a pas cette stabilité, ce régime normal. Même s’il y a filiation d’organismes, et mutation, évolution, la figure de l’organisme est trop sujette à deux grands écueils. Le premier est celui de l’évolution par sélection, par amélioration. Dans les évolutions de la machine, tout se fait par prise, par entre-capture d’éléments et non par sélection. Le principe de l’évolution n’est pas adapté pour comprendre le devenir des machines. Mais plus fondamentalement, c’est la différence de rôles que jouent les éléments qui les composent qui est le deuxième écueil, qui distingue machine et organisme : la machine n’a pas ………..

32 Expression utilisée dans : Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, pour qualifier l'inconscient comme machinique, et le distinguer de l'inconscient œdipien.

33 Guattari et Deleuze avec lui ont proposé de remplacer la psychanalyse par la schizoanalyse, pratique de transformation des subjectivités relevant d'une logique machinique et exploratoire. Il s'agit donc du nom qu'ils donnent à leur propre proposition de pratique. Pour Guattari, qui travaillait en institution de soin, c’était une manière de nommer ce qu’il voulait mettre en œuvre.

d’organe, elle a des composants qui fonctionnent tous pour leur propre compte. La machine n’est pas l’organisme, car ses composants ne sont pas définis par le fonctionnement. Les organes sont trop définis dans leur rôle par un fonctionnement global de l’organisme : les organes sont fonctionnels, ils ont tous une fonction qui participe d’un bien-fonctionner global. La machine, elle, enrôle ses composants, les agrège, mais les composants ont tous leur fonctionnement préalable. L’enrôlement aura bien un effet sur les composants de la machine, et modifiera chacun, à la marge ou profondément, mais il n’y a pas d’histoire de développement d’organe pour une fonction.

Il n’y a pas de régime sain de la machine. Celle-ci n’a pas de naturalité, pas de régime qui puisse être qualifié de sain ou de malade. C’est le grand problème de la figure de l’organisme pour penser : le risque de voir le régime général du « sain », le normal, prendre le pas sur tous les éléments qui composent la chose.

Un bon exemple est constitué par la figure de la ville comme organisme : elle a un fonctionnement sain, certains quartiers sont malades, il faut les assainir, il y a des chancres, c’est-à-dire des maladies de la peau dues à des maladies sexuellement transmissibles, il faut revitaliser, dynamiser au nom d’une pureté supposée, qui ne cache rien d’autre que des rapports de pouvoir. Autre exemple, celui du fonctionnement sain de l’économie qui pourtant fonctionne toujours par crises successives, et qu’on nous présente toujours comme devant être assaini. Tout comme les Etats qui doivent se conformer à un fonctionnement supposé être le seul, l’économie doit se conforter au seul modèle sain, même s’il n’existe pas : rien, si ce n’est la mort de la politique, du possible, l’écrasement de tous par certains. Extériorité

Nous l’avons déjà écrit, Guattari insiste également sur le fait que la machine est toujours aux prises, en relations, avec un extérieur, un milieu. Il va néanmoins un peu plus loin, en proposant que celle-ci soit toujours en rapport avec une altérité. Non pas simplement une autre machine qui fonctionnerait comme elle, sur les mêmes inputs et outputs, sur les mêmes flux, mais bien sûr d’autres machines qui sont dans des fonctionnements différents. Les flux émis par une autre machine peuvent lui être connectés, et cela peut très bien être totalement accidentel : pas de nécessité structurelle sous ces connexions.