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Dans la controverse autour des ondes électromagnétiques, tout le monde a bien compris l’idée qu’une étude ne prouve rien. Si une étude en vient à affirmer l’absence ou la présence d’effets sanitaires, elle sera, selon les points de vue, lue dans une continuité, dénoncée comme isolée, ou comprise comme un élément de plus dans un ensemble. Les analyses, méta-études ou rapports, jouent donc un rôle crucial, puisque c’est eux qui sont supposés « faire le point », être l’état de l’art d’une question. Ils sont souvent réalisés dans le cadre d’une demande d’expertise par des agences gouvernementales, supposées neutres341. Les scientifiques, en tant que chercheurs, ne parlent pas des rapports, ne les font pas entrer en controverses, ne les publient pas. Ces rapports ne suivent pas non plus un comité de lecture, mais sont le fruit d’un travail collaboratif, dont la méthodologie est souvent expliquée en détail en ouverture.

Les « rapports » jouent un rôle politique central. La quantité d’études publiées chaque année est impressionnante, mais c’est surtout la pluralité des savoirs impliqués qui étonne : physique des champs, les différentes disciplines de la médecine, biologie, études in vivo sur des animaux, etc. Il n’y a pas un champ qui ne soit couvert par la polémique, et chacun ………..

340 Audition de Stefan Van den Bossche, de Mobistar, in : Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, Session ordinaire 2013-2014, Proposition d'ordonnance modifiant l’ordonnance du 1er mars 2007…op.cit., p. 30.

341 Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013.

de ces champs a un régime de preuve qui lui est propre, des manières de faire preuve qui varient d’une discipline à l’autre.

Il n’y a pas un corpus de textes unique dans lesquels les rapports plongeraient, mais des corpus, multiples, variés, desquels les rapports extraient des signaux, plus ou moins clairs, plus ou moins obscurs, ils opèrent par recoupements, par sélections, fabricant des stabilités et des inconnues, répartissant savoir et non-savoir, domaine de la prise en compte et renvoi à l’ignorance. Ils sont loin de procéder à un simple montage statistique de données claires. Ils sont des objets hybrides par construction, entre sélection et multiplication des sources, mais aussi parce qu’ils mêlent savoir, doutes, recommandations et interprétations.

Les rapports sont des tentatives d’unifier ces champs et de les faire parler d’une seule voix dans une perspective de gouvernementalité par l’expertise. L’origine des rapports est bien souvent politique, mais les rapports eux-mêmes ne le sont pas moins : leur objectif est inscrit dans une nette séparation entre savoirs et décision, experts et ignorants. Les savants informent, le politique tranche et décide, même si c’est parfois (malheureusement, mais il faut bien s’y résigner écrivent les experts de l’AFIS) sur d’autres critères que des critères purement scientifiques.

Ces rapports sont commandés dans une logique de la preuve, dans une logique classique d’expertise. Il s’agit bien de faire l’état du savoir, de fabriquer une position sur laquelle le politique peut s’appuyer pour, justement, ne pas avoir à décider réellement. Les scientifiques experts décident d’un seuil de danger, les politiques décident d’un facteur de précaution à appliquer à ce seuil, voilà le partage des tâches que proposent ces rapports. Comme le note Joris, la manière dont se positionnent les lobbies industriels ainsi que la Commission Européenne est clairement celle de la perception sociale du risque, dans un cadre où l’expertise classique prévaut : « le référentiel qui sera finalement adopté, le compromis issu de l’interaction des acteurs sur le forum des communautés de politiques publiques est très proche de celui initialement développé par les acteurs scientifiques. En effet, le référentiel fondant le compromis entre les acteurs actifs dans le processus de construction du régime de régulation repose sur l’hypothèse que le lien de causalité, la démarche scientifique, est le seul moyen d’objectiver les enjeux sanitaires liés aux ondes électromagnétiques. C’est en se fondant sur des données scientifiques claires et objectives qu’il est possible d’adopter des normes d’émission raisonnables susceptibles de ne pas freiner outre mesure l’expansion du marché de la téléphonie mobile qui repose, par ailleurs, sur une forte demande des consommateurs. Les attitudes réticentes de ces derniers sont alors perçues comme irrationnelles342. »

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Il nous semble important d’affirmer que les collectifs en sont restés jusqu’ici eux aussi dans un rapport très classique à l’expertise scientifique. Leur principal argument sur la question sanitaire est que le risque est bien réel, qu’il s’agit d’un danger, dont la preuve a été établie scientifiquement. Pour les militants, ce n’est plus une question de prouver, mais de dénoncer ceux qui concluent à l’inverse, et insistent sur le « non avéré ». Les militants produisent un mélange de dénonciation du complot et de pression politique pour faire reconnaître des risques, mais n’ont pas réussi à faire encore exister un autre rapport possible, en dehors du rapport à la preuve évidente, qui dicte l’action publique. Nous reviendrons plus loin sur cet autre rapport « possible », mais avant cela il nous semble important de montrer que les collectifs, dans leurs demandes, restent très proches d’une démarche classique, et ce bien que des tentatives alternatives aient été produites, comme des jurys citoyens.

Jusqu’ici, les militants ont misé à la fois sur la preuve et sur la précaution liée à l’incertitude. Ils affirment que la preuve est faite, et qu’on ne peut plus dire qu’il n’y a pas de preuve avérée du danger. Pour eux, la stratégie des opérateurs est de maintenir le doute là où il ne devrait pas en avoir. Mais pour les opérateurs, il n’y a pas non plus de doute sur l’innocuité des ondes électromagnétiques : ils affirment ne pas vouloir maintenir le doute, mais bien prouver qu’il n’y a rien. Cela se joue donc à preuve contre preuve, expertise contre expertise, chacun maintenant le doute en place.

Les opérateurs ont du mal à convaincre l’opinion publique et les médias qu’il n’y a aucun risque. Il est clair que nous sommes dans une situation où les histoires des précédentes catastrophes sanitaires et écologiques ont un pouvoir de convaincre qu’une suspicion est légitime. Mis face aux accusations de mensonge, de travestissement de la vérité, de cacher un futur scandale sanitaire, le discours rassurant, clair, uniforme et policé des opérateurs ne fonctionne pas. Nous avons assisté à de nombreuses réunions publiques où le langage très propre, trop visiblement celui d’une « défense de produit », faisait ricaner la salle. Certes, pas toute la salle, mais suffisamment de monde pour ne pas mettre les militants en situation de fous minoritaires. L’appel des opérateurs à rassurer par un langage simple devient contre-productif car en simplifiant il place le citoyen intéressé en position d’enfant, en situation de pédagogie. Au lieu de recevoir une réponse faisant appel à son intelligence, le citoyen reçoit des réponses qui le considèrent, de fait, comme un individu lambda, avec qui il faut être pédagogique afin d’éviter les peurs irrationnelles. Les opérateurs semblent refuser tout débat politique, et font tout pour ne jamais présenter la téléphonie mobile comme une question de choix. Ils refusent tout débat public en dehors de la question de la santé.

C’est là que la puissance de l’argument du doute allié à celui de la nécessité de poursuivre la recherche scientifique fonctionne de la part des militants : les militants ont réussi à fabriquer une expertise de l’incertitude, là où ils essaient de fabriquer une expertise de la

preuve. En insistant sur le fait que certaines études prouvent que des effets peuvent être mis en avant, et en utilisant habilement le fait que pour les scientifiques, il est toujours nécessaire de poursuivre et prolonger des recherches (et donc de se faire financer), les militants ont produit une contre-expertise suffisamment solide que pour rivaliser avec les lobbies de la téléphonie, et parvenir à faire légiférer à des niveaux d’exposition bien plus bas que ceux prônés par les opérateurs.

Les collectifs ont réussi à modifier la confiance dans l’expertise : ils sont dans une demande permanente d’expertise, mais se posent en interlocuteurs sur la manière dont celle-ci est produite ou gérée. Les collectifs sont occupés à miner la crédibilité de l’expertise. Il s’agit là d’une stratégie importante : remettre en cause la manière dont l’expertise est produite en contestant les conflits d’intérêts possibles, mais également la manière dont les expertises sont produites sur le terrain scientifique (en dénonçant les choix méthodologiques)343. Ces techniques de remise en cause s’apparentent à celles des lanceurs d’alerte.