• Aucun résultat trouvé

L’analyse en termes de « framing » est intéressante car elle montre un passage d’une manière de poser le problème à une autre, bien que le problème ne préexiste pas, la situation se transforme donc pour devenir problématique. Le « framing » part du constat que « la représentation dominante d’un problème public évolue, il décrit et explique comment les acteurs, dont les associations et les élus, peuvent développer des stratégies de cadrage en fonction de leurs intérêts et de leurs objectifs, afin d’imposer une nouvelle représentation du problème public dont ils se saisissent. »229 Mais il ne s’agit en rien d’une simple dynamique sociale, il faut y ajouter du monde, y ajouter des réseaux, des choses, des objets, des controverses, des contenus230. La controverse commence à redevenir un morceau de monde en réseau. Certes, il ne s’agit ici encore que de « compréhension » du monde, c’est-à-dire de l’interprétation des acteurs, de leur cadre cognitif, et non de la construction de nouveaux rapports humains-non-humains, mais déjà le monde se repeuple. Au départ il n’y a pas de polémiques, mais des négociations techniques sur l’usage des appareils.

Un problème récurrent des théories de la communication est qu’elles ne rendent pas compte de la production du monde qui est en jeu dans les théories véhiculées par les acteurs, considérant qu’il ne s’agit que de représentations d’un monde par ailleurs donné. Or, dans ce cas, il ne s’agit pas de communiquer quelque chose dans un espace déjà donné, mais bien de produire activement un espace. Il s’agit de pratiques de production de monde, qui jouent à chaque fois sur les composantes de ce monde, en affirmant certaines, en niant d’autres. Ici il n’y a pas d’espace clairement défini, le jeu se rejoue dans chaque polémique, lors de chaque implantation d’antennes, on redistribue à chaque fois le genre d’êtres et leurs intensités relatives. Le cadrage de la polémique est lui-même en jeu.

L’analyse en termes de framing est intéressante, mais manque le côté pleinement productif de ce cadre, des objets et des acteurs qui y participent. Dans une perspective guattarienne, il n’y a pas d’un côté le cadre et de l’autre les objets et les acteurs « dans » le cadre, puisque ce qui organise le tout est machinique et producteur de l’ontologie même, c’est-à-dire des objets et des acteurs. La situation qui se met en place au cours des années 2000, avec les opérateurs, l’état, les fabricants, etc. est une nouvelle machine : elle crée ses propres énoncés, ses références se stabilisent, elle produit son territoire. C’est cette machine qu’il convient d’analyser et de comprendre, car c’est avec celle-ci que les collectifs militants ………..

229 Caroline Deblander et Nathalie Schiffino, Santé environnementale et État fédéral. Quelles

stratégies d’acteurs sur l’action publique belge en matière d’ondes électromagnétiques ?, op. cit.,

p. 9.

d’aujourd’hui ont affaire. Il ne s’agit pas de revendiquer dans un simple cadre législatif, juridique ou conceptuel, mais de comprendre qu’il s’agit de faire face à une machine. Les collectifs, face à cette machine, tentent de produire leurs propres agencements, leurs agencements collectifs d’énonciation. Le récit que font Borraz et al. de l’origine de la controverse adopte un ton très rassurant sur le rôle de l’industrie, présentant les industriels comme « très tôt préoccupés des questions de santé publique », etc. Le ton est (involontairement sans doute) un rien méprisant pour le savoir des riverains, toujours qualifié de savoir qui ne peut pas être pris en compte par « La Science », mais sans jamais s’intéresser à la manière dont ce savoir est produit, ni du côté des riverains, ni du côté des scientifiques. On retrouvera par exemple des affirmations péremptoires du type « le très faible nombre d’études suggérant un risque comportant souvent des faiblesses méthodologiques 231», sans attribuer cette position à un acteur ou la référencer. Nulle part n’est posée la question du régime de savoir qui est en jeu, et l’accusation sur l’institution scientifique elle-même, portée par les militants, est une grande absente. Borraz et al. se contentent d’opposer une science froide et détachée à une épistémologie populaire, qui ne pourrait produire du savoir que lacunaire épistémologiquement. Il y a là une tache aveugle du rapport, qui demande donc une réinterprétation de certaines de ces conclusions, même si dans l’ensemble le rapport apporte de nombreux éléments pertinents.

Il résulte en effet de cette tache aveugle une étrange impression que le risque est « sans objet », construit socialement, produit par la dynamique elle-même, mais n’ayant aucun support physique... ce que récusent justement les associations anti-ondes. En effet celles-ci sont loin d’être d’accord avec l’idée que le risque ne préexiste pas. Pour les militants, il faut distinguer ici deux types de risques : un risque en tant que problème qui se pose socialement, et un risque ontologique. Pour les auteurs de l’étude, il est question du premier uniquement. Pour les militants, les deux coïncident.

Néanmoins, il ne s’agit pas que d’une mécompréhension que l’on pourrait attribuer aux « anti » ou à une épistémologie populaire, mais bien d’une différence de point de vue, au sens où cela importe pour les acteurs eux-mêmes de savoir où est produit le savoir. Pour les auteurs de l’étude, le risque ontologique est « non-avéré ». Mais pour les militants, ce risque est bien avéré, et s’il socialement il est non-avéré, c’est qu’il y a là un problème à gérer. Pour eux, une grande partie du problème réside dans le régime de savoir qui est mis en œuvre dans cette construction.

Pour nous, il est clair que le risque est une construction en grande partie sociale. Néanmoins, ce autour de quoi le risque se construit n’est pas forcément réductible à du social, cela peut ………..

231 Olivier Borraz, Michel Devigne, et Danielle Salomon, Controverses et Mobilisations Autour

« résister ». Nous voulons donc nous intéresser aux lieux de production de ce « autour » de quoi la question des risques se produit : les laboratoires où s’explore la question de la dangerosité des ondes. Ces laboratoires sont visiblement en controverse, mais pour les militants c’est au sein même de l’organisation de ces laboratoires que le problème demeure. En effet, il est clair que le régime de savoir à propos des ondes n’est nulle part interrogé dans les études que nous avons citées. Si un présupposé traverse ces textes, c’est bien celui qu’il y aurait d’un côté une épistémologie populaire, et de l’autre un domaine de savoir stable et sûr de lui. Ici, l’« institution » scientifique au sens de Bruno Latour232 n’est pas remise en question. Cela ne poserait sans doute pas de problème particulier si, justement, cette institution n’était pas remise en cause par les militants eux-mêmes.

C’est donc la posture elle-même qui pose un problème dans le décryptage du rapport de Borraz et al. qu’un point permet de comprendre : le refus de plusieurs associations majeures de rencontrer les auteurs de l’étude à cause de leur financement en grande partie privé (France Telecom, SFR et Bouyges Telecom, opérateurs de téléphonie mobile français, ayant financé l’étude). Ce refus a sans doute amené les auteurs à passer outre une série de problématisations. De plus, il est vrai que le rapport date du début de la mobilisation sur Internet des acteurs. La mise en réseau des militants sur Internet a sans doute véritablement changé la donne au point de vue de l’argumentation des militants, qui en sont venus à devenir aujourd’hui des experts en décryptage de rapports scientifiques.

Cela étant dit, l’étude est très intéressante en ce qui concerne les dynamiques sociales de mobilisations citoyennes. Le rapport décrit bien la puissance des collectifs sur le front de la question des antennes : le mouvement est décentralisé, protéiforme, mouvant, capable de réagir très vite, capable de multiples configurations grâce à l’usage des NTIC. Mais celui-ci arrive sans doute un peu tôt, à un moment ou l’appareillage collectif n’était pas encore capable de se battre de manière aussi ferme sur le thème de la production du savoir lui-même.

Enfin, le texte de Borraz et al. présente la controverse comme un conflit entre citoyens et experts, entre épistémologie populaire et épistémologie scientifique. Il n’y a pourtant pas ou plus de cas comme cela aujourd’hui. Il y a sans cesse des mélanges entre ces deux épistémologies, des emprunts, des transferts, de l’une à l’autre. Chaque acteur se verra, à un moment donné, en position d’utiliser des arguments pour lesquels il n’est en rien qualifié académiquement. Tel Claude Allègre nous « parlant » du réchauffement climatique (ou plutôt : niant le réchauffement climatique), on retrouvera par exemple nombre de physiciens donnant leur avis sur la psychologie des malades souffrant d’hypersensibilité. ………..

232 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Les experts mandatés par les opérateurs en réunions publiques tels que nous les avons vécues en situation ne sont pas dotés d’une épistémologie foncièrement différente de celle du public dans la salle. Eux aussi fabriquent des arguments hybrides, parlent par métaphores, agencent des éléments composites comme des témoignages individuels et des morceaux de rapports scientifiques. Les forums de discussion qui traitent des ondes sont remplis de commentaire pro ou anti ondes qui relèvent du même traitement de l’information, partiel, partial, sélectif, affirmatif, péremptoire. La principale conclusion de Borraz et al., à savoir qu’aujourd’hui la polémique est strictement clivée entre deux camps, est bien juste, mais ces deux camps ne sont pas aussi uniformes que le rapport le laisse penser, que ce soit au point de vue du type d’acteurs (des scientifiques « lanceurs d’alerte » du côté des militants), ni au point de vue épistémologique.