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Rien ne sert d’avoir raison tout seul : la cascade dans un contexte d’agent et principal

droit comparé, cascades et effets de modes

C. Rien ne sert d’avoir raison tout seul : la cascade dans un contexte d’agent et principal

Entre cascade d’information et cascade de réputation, un troisième type de cas-cade peut émerger lorsqu’un agent doit prendre une décision sous la surveil-lance d’un principal moins informé qui ne peut pas estimer la performance ab-solue de son agent, mais peut observer la performance relative en comparant le résultat obtenu par son agent avec celui de ses pairs. Les effets de modes dans l’analyse financière ont ainsi souvent été expliqués utilisant ce mécanisme16:

Armand, Brigitte et Cécile sont invités à décider séquentiellement s’ils en-tendent recommander l’achat ou la vente d’un titre donné. Ils ont chacun accès à leur propre information, résultat de leurs recherches indépendantes, et peu-vent observer le comportement de leurs prédécesseurs. Toutefois, supposons ici, contrairement à l’hypothèse d’une cascade informationnelle, que Brigitte et Cécile sont sceptiques quant à la qualité du travail d’Armand. Par ailleurs, Cé-cile partage le même biais à l’égard de Brigitte. A priori, une cascade ne devrait pas émerger, car–à tort ou à raison–les acteurs ne se fient pas au travail de leurs prédécesseurs.

Il en va différemment si les acteurs sont surveillés par des tiers moins qua-lifiés qu’eux. Supposons que Déborah, qui n’a aucune idée de comment éva-luer un titre, est responsable de surveiller Cécile. Supposons encore que les résultats des recherches de Cécile vont dans le sens contraire des recommanda-tions d’Armand et Brigitte. Sans Déborah, elle suivrait son intuition, mais la surveillance de Déborah change la donne : sia posteriorile choix de Cécile s’a-vérait faux, Déborah, agissant rationnellement, pourrait conclure que Cécile s’est trompée lorsqu’elle a décidé de ne pas suivre Armand et Brigitte ou, plus exactement, que Cécile dispose probablement d’une information de moins bonne qualité qu’Armand et Brigitte, c’est-à-dire elle est probablement moins qualifiée pour effectuer son travail qu’Armand et Brigitte. Elle peut alors en ti-rer les conséquences et renvoyer Cécile ou plus simplement lui refuser un bo-nus ou une promotion. En revanche, si Cécile s’était contentée de suivre le trou-peau, Déborah n’aurait pas pu tirer de conclusions, qu’elles soient positives ou négatives. Sachant cela et supposant que le « coût » d’une sanction en cas d’échec est plus important que le bénéfice de la récompense en cas de réussite individuelle, Cécile peut brouiller les pistes et décider de suivre Armand et Bri-gitte afin de s’éviter tout souci, ce même quand elle pense qu’ils ont tort. En conclusion, l’agent spécialisé décidera de ne pas utiliser son expertise mais se contentera de suivre ses confrères de peur que le principal ne tire des

conclu-and Economics, 33 (1990), p. 1 ss.LiebowitzS. J.,MargolisS. E.,Network Externality : An Uncom-mon Tragedy, The Journal of Economic Perspectives 8 (1994), p. 133 ss.

16 Voir les références citées supra note 9.

sions défavorables. Le phénomène s’applique ainsi tant à l’analyse financière et la gestion de fortune qu’à la médecine dite défensive, où un médecin même in-formé préférera suivre le troupeau de peur qu’un juge lui reproche la violation d’une règle de l’art17.

Ce troisième type de cascade mélange ainsi cascade d’information et cas-cade de réputation. Pour le principal, le comportement des différents acteurs est une source d’information importante : de façon analogue à une cascade d’information, il déduira des actes des prédécesseurs une information supplé-mentaire sur la qualité de l’agent qu’il doit surveiller. Toutefois, l’agent suit ses homologues non pas parce qu’il pense que leurs actes lui communiquent une information supplémentaire, mais parce qu’il est, par le régime des récompen-ses et des sanctions, encouragé à se conformer : un agent est plus dur à sanc-tionner quand il fait comme les autres que quand il se distancie du troupeau.

Ici, également, un comportement rationnel tant au niveau de l’agent que celui du principal aboutit à une cascade qui peut conduire à un résultat, considéré dans son ensemble, irrationnel.

IV. Les droit comparé en tant que source de cascades A. De l’individu au législateur

Les cascades décrites aux deux sections précédentes concernaient des décisions prises par des acteurs individuels. La question qui se pose donc est s’il est pos-sible que ce phénomène s’étende à un ordre juridique tout entier, soit à la déci-sion d’un législateur composite18. D’un point de vue conceptuel, si l’on traite le législateur comme une boîte noire, la réponse est clairement positive : il suffit de substituer la décision des individus à celui des Etats19. Au lieu d’Albertine,

17 VoirSunstein ( 2006 ),p.90.

18 VoirSuns tein ( 2003 ),p. 54-55 et 58-61. Voir. en matière parlementaire,SullivanJ. L.,ShawL. E., McAvoyG. E.,BarnumD. G.,The Dimensions of Cue-Taking in the House of Representatives : Variation by Issue Area¸ Journal of Politics 55 (1993), p. 975 ss ; au niveau judiciaireTalleyE.,Precedential cas-cades : An appraisal. Southern California Law Review 73 (1999), p. 87 ss (sceptique quant à lexistence du phénomène);Lev y G .,Careerist Judges and the Appeals Process, The RAND Journal of Economics 36 (2005), p. 275 ss ; au niveau des règles comptables,Ramana K., S le tten E.,Why do countries adopt International Reporting Standards ?, Harvard Business School Working Paper 09-102, 2009, www.hbs.

edu/research/pdf/09-102.pdf. Voir plus généralement sur les biais psychologiques en matière de ré-glementation financière,HirshleiferD.,Psychological Bias as a Driver of Financial Regulation, Euro-pean Financial Management 14 (2008), p. 856 ss.

19 Afin de simplifier l’analyse, je traite un ordre juridique comme s’il était mu par un acteur unique, le lé-gislateur, un acteur certes rationnel, mais imparfaitement informé. Je renonce ainsi à pousser l indivi-dualisme méthodologique jusquau bout et me contente de traiter lensemble du système juridique comme une boîte noire. Dans cette optique, le système est doté d’une capacité à se former une volonté et hiérarchiser ses préférences comme le ferait un individu. Ce faisant, j’évite la problématique des

Béatrice et Camille, on peut imaginer un choix de politique publique qui doit être fait en Allemagne, en Belgique et–pour garder la suite alphabétique–au Canada et on aboutit à un résultat comparable.

Les Etats pas plus que les individus ne peuvent se prévaloir du don d’om-niscience. Dès lors, il est rationnel de se référer à l’action des autres Etats avant de définir sa propre politique publique. Les exemples cités précédemment ne sont que des cas parmi tant d’autres. Certes, il n’est pas toujours possible de distinguer une cascade où seule la conclusion des autres acteurs est prise en compte d’un effort de raisonnement original fondé sur les sources d’informa-tions disponibles localement et internationalement. Cependant, il est fort pro-bable que le premier cas se produise plus souvent que l’on ne suppose, surtout quand le législateur agit sous une contrainte budgétaire limitant ses recher-ches20.

Quant aux cascades de réputation, elles sont probablement encore plus fré-quentes. Cette notion peut paraître étrangea priorilorsque l’on fait état d’enti-tés souveraines, mais si le lecteur a un doute quelconque quant à l’existence d’un tel phénomène, il n’a qu’à se référer au champ lexical employé par les in-ternationalistes : ils se réfèrent à la communauté des nations, mettent certains Etats au ban des nations, sans mentionner les listes noires du GAFI ou de l’OCDE et les autres mécanismes de soft law21. Face à ces mesures, un Etat même s’il est sceptique quant à l’adéquation des mesures préconisées, préfére-ra souvent se conformer, plutôt que risquer l’opprobre de ses pairs.

Plus concrètement, ce sentiment d’appartenance peut également résulter de besoins d’interopérabilité entre des divers systèmes : dans un monde global et interconnecté, les ordres juridiques ont besoin d’être compatibles. Plus en-core, plus un système juridique ressemble à celui du voisin, moins il y aura d’obstacle à franchir afin que les partenaires commerciaux de cet Etat puissent se sentir à l’aise dans l’ordre juridique en question.

jeux de pouvoirs entre les acteurs institutionnels impliqué dans la formation du droit et suppose que lordre juridique est formé par un acteur unique le « législateur » qui na que lintérêt général à cœur.

Les références citées à la note précédente offrent des indices que malgré cette simplification, le mo-dèle n’en demeure pas moins réaliste.

20 VoirSullivan,Shaw,McAv oy, B arnum (1 993 ), p.976ss.

21 Voir sur le site de lOCDE, Pratiques fiscales dommageables, www.ocde.org ainsi que le rapport OCDE, Concurrence fiscale dommageable : un problème mondial, Paris 1998, http ://www.oecd.org/da-taoecd/32/43/1904200.pdf. Sur cette base, l’OCDE a préparé un rapport intermédiaire : et rédigé sa liste des paradis fiscaux non-coopératifs, http ://www.oecd.org/dataoecd/38/14/42497950.pdf. Voir GAFI, NCCT Annual Report 2004-2005 (Sixth Review), http ://www.fatf-gafi.org/dataoecd/41/26/

34988035.pdf et Déclaration publique du GAFI 25 Février 2009, http ://www.fatf-gafi.org/dataoecd/

18/27/42242649.pdf. Les Rapports de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LAB/CFT) publiés sur le site du GAFI www.fatf-gafi.org. Comme discuté plus bas, ces méca-nismes ne sont pas nécessairement toujours susceptibles de conduire à une cascade. Au contraire, le multilatéralisme est plus à même de conduire à une approche où l’information est véritablement parta-gée.

Le troisième mécanisme conduisant à l’émergence de cascades entre agent et principal suppose d’ouvrir la boîte noire du législateur. Dans un Etat contemporain, le droit émerge souvent à l’échelle d’un régulateur qui répond –dans une plus ou moins grande mesure–aux pouvoirs politiques ou à l’opi-nion publique nationale. Le régulateur est spécialisé, mais les personnes à qui il doit juridiquement ou politiquement des comptes ne le sont pas. Ces derniers peuvent cependant aisément comparer les réglementations internationales. Or, dans ce contexte, il vaut mieux pour un régulateur avoir tort avec tous les autres régulateurs du monde que raison tout seul. Bref, même un régulateur sceptique quant à l’efficacité de la mesure préférera suivre le mouvement afin de garder la face22. Ainsi, souvent une cascade de ce type mélange une compo-sante informationnelle pour les pouvoirs politiques et une compocompo-sante liée à la réputation pour le régulateur.

B. Une cascade d’information : l’interdiction de la vente à