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LA NATURE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE

DAILY LIFE »

1.3.4 SENS, SENSIBILITÉ ET EXPÉRIENCE DANS L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE

1.3.4.1 Empirisme et vérificationnisme.

Comme le rappelle très justement Delphine Schapuis-Schmitz, « lorsque l’on assimile

observation et perception et que l’on conçoit l’observation sur le mode de la réception passive d’information, une conclusion naturelle, même si elle n’est pas nécessaire, consiste à affirmer que l’observation a pour objet des impressions sensorielles ou sense-data. La

question se pose alors "de la réalité des objets extérieurs", de "l’objectivité de la connaissance fondée sur des impressions sensorielles"»83. Elle poursuit son argumentation en faisant cette constatation : « Dans la mesure où l’observation est conçue sur le mode d’une

certaine forme d’activité nous conduisant à interagir de manière spécifique avec les objets du monde dans lequel nous évoluons, elle peut fournir un critère adéquat pour nos attributions de réalité selon les lignes du réalisme empirique : est admis comme réel ce avec quoi nous pouvons interagir sur le mode de l’observation. Définir l’observation comme une forme d’activité spécifique ne revient donc pas à une simple stipulation terminologique »84. Cette constatation nous paraît être également celle de Clarke, mais à laquelle il oppose une analyse critique. Quant l’épistémologue traditionnel prétend rendre compte de « ce qu’est voir un

objet physique », le travail de justification et de vérification de « ce qu’est voir » n’est pas un simple rendu de son observation. Son analyse descriptive et les procédures de rationalisation

82 Cette constatation, Clarke la partage avec son ami Stanley Cavell. Mais pour ce dernier, cette question est également celle de la méconnaissance, du refus de reconnaître l’assise de notre capacité à revendiquer l’universel dans notre expérience ordinaire.

83 D. Schapuis-Schmitz, Le sens à l’épreuve de l’expérience, Paris, Vrin, 2010, p. 158. 84 D. Schapuis-Schmitz, Le sens à l’épreuve de l’expérience, Paris, Vrin, 2010, p. 159.

155 qu’elle met en œuvre constituent un type d’action, un « faire » spécifique85. Que fait donc précisément l’épistémologue lorsqu’il analyse et vérifie la nature d’un acte perceptif ou lorsqu’il cherche à expliquer ce qu’est savoir ?

Selon Clarke, pour une grande part des épistémologues traditionnels, la connaissance empirique ordinaire est dans l’incapacité de rendre raison de manière satisfaisante du fondement de la connaissance en termes de justification par l’expérience. L’idée selon laquelle l’expérience constituerait le fondement essentiel de la connaissance est partagée tant par la plupart des philosophes que des non-philosophes. Ce point commun fondamental explique les raisons pour lesquelles les philosophes pensent avoir une certaine légitimité à revendiquer un certain type de savoir depuis des raisons spéciales, selon les termes de Clarke. Mais, il explique également pourquoi les non-philosophes voient dans les revendications spécifiques des philosophes à l’égard de la nature de la connaissance un véritable projet épistémologique. Projet épistémologique qui prétend fonder la spécificité de l’activité philosophique dans son ensemble et qui prétend vérifier la nature de l’expérience. Par conséquent, si les épistémologues ne sont pas en mesure de rendre raison de la nature de la connaissance et de l’expérience, alors la menace sceptique est réelle quant aux prétentions épistémologiques des philosophes.

L’examen clarkien de « la nature de l’épistémologie traditionnelle » et des arguments qu’elle déploie afin d’établir sa vérité constitue, entre autres, une évaluation des apories du phénoménalisme. Clarke cherche à souligner en profondeur au travers de sa thèse ce qu’il poursuivra avec l’article « Voir les surfaces et les objets physiques » : les apories auxquelles conduisent les thèses défendues par le phénoménalisme. Au moyen de l’examen des croyances du sens commun de la connaissance empirique, Clarke discute la valeur de l’idée selon laquelle les énoncés épistémologiques d’observation vérifieraient de manière absolue et définitive l’expérience. Cette idée lui apparaît reposer sur deux présupposés. Premièrement, les énoncés d’observations seraient de simples témoignages narratifs de l’expérience vécue. Secondement, les énoncés épistémologiques d’observation hériteraient du caractère obvie et indubitable de l’expérience86. Ces deux présupposés ont pour conséquence d’accorder une dimension déictique aux constatations ou énoncés d’observation épistémologiques. Ils font considérer aux épistémologues partisans du phénoménalisme que la signification de leurs énoncés cognitifs repose sur des "faits" de la perception, identifiée et désignée par cette dimension déictique.

85 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle et T. Clarke, Voir les surfaces et les objets physiques . 86 D. Chapuis- Schmitz, Op. Cit., p. 146

156 Par sa volonté de rendre compte de la réalité objective, l’épistémologie traditionnelle tend à « montrer la réalité du doigt »87 par le truchement de la représentation de ce qu’est constater et observer « ce qu’est voir un objet physique ». Elle le fait en mobilisant des termes déictiques afin de témoigner du caractère obvie et indubitable de l’expérience. Or, ce témoignage se révèle non fondé d’après les analyses de Clarke. Rendre compte du contenu expérientiel de la perception d’un objet physique au moyen des déictiques se révèle illusoire, car ces termes ne peuvent justifier et vérifier pleinement le caractère intuitif de l’expérience. L’expérience vécue et les énoncés descriptifs ou les déictiques censés les rapporter relèvent de deux ordres distincts : d’une part, la sphère de l’intuition et de l’autre, la sphère du langage. Ceci explique les raisons pour lesquelles les épistémologues peuvent soutenir des thèses différentes quant à la nature réelle de « ce qu’est voir un objet physique ». En effet, les philosophes n’ont aucune garantie que le système des énoncés cognitifs constitue des descriptions appropriées de la réalité perçue.

En conséquence, ce qui est désigné comme des "faits" par les épistémologues lorsqu’ils prétendent rendre compte de la nature de la connaissance perceptive et de son contenu est-il sujet à caution88. Pour Clarke, les entités conçues et décrites d’une manière la plus souvent absolue et définitive ne relèvent pourtant pas aussi simplement de l’expérience intuitive, comme le prétendent et le (re)présentent les épistémologues traditionnels.

1.3.4.2 La question du réalisme empirique dans les analyses épistémologiques traditionnelles.

Pour Clarke, l’idée selon laquelle les données sensibles existent est non seulement une découverte philosophique et une thèse philosophique, mais elle constitue également la découverte par les épistémologues traditionnels de la nature du sens commun. L’idée philosophique de l’existence de données sensibles est fondée sur l’analyse philosophique de la nature de la perception et constitue fondamentalement la conviction que le sens commun nous

87 Moritz Schlick, « Sur le fondement de la connaissance », trad.franç. D. Chapuis-Schmitz, L’Age d’or de

l’empirisme logique ; Vienne-Berlin-Prague 1929-1936, Ch. Bonnet & P. Wagner (dir.), Paris, Gallimard, 2006, p. 436.

157 conduit intuitivement à la croyance que nous pouvons savoir qu’il existe des objets physiques puisque nous pouvons les voir et les toucher89.

Pourtant, les épistémologues sont en désaccord sur ce qu’est exactement cette découverte, c’est-à-dire sur la signification précise de leurs thèses quant elles prétendent rapporter la perception des objets physiques. Aussi, l’étude clarkienne des différents arguments consiste-t-elle à évaluer ce que nous disent précisément les polémiques des épistémologues, lorsqu’elles mettent en œuvre le vérificationnisme afin de justifier leurs ambitions. L’épistémologie traditionnelle a conçu le plus souvent l’observation comme un processus passif de réception d’impressions sensorielles qui rend compte de la nature de la perception90. Prépondérante dans la tradition empiriste, cette conception de l’observation comme faisant partie intégrante du concept de perception caractérise l’observation comme une donnée importante de la connaissance empirique. L’assimilation de l’observation, entendue comme réception passive à la perception peut ainsi conduire à l’affirmation que l’observation a pour objet des impressions ou des données sensorielles. Comme le souligne D. Chapuis-Schmitz, « Le rapport entre percevoir, voir et observer peut alors être conçu sur le

mode d’un rapport d’inclusion mutuelle : observer c’est regarder de manière exploratoire et en orientant son attention dans une certaine direction, voir c’est pouvoir intégrer des impressions sensorielles dans le schéma d’activité sensori-motrice pertinent, et la perception entendue comme la réception passive d’impressions serait un composant nécessaire de la vision et de l’observation[...] »91. Au cours de l’étude des arguments des épistémologues à propos de ce qu’est voir un objet physique, Clarke établit le même constat. Les critères de l’analyse de la nature de la perception d’un objet physique font reposer l’attention des épistémologues sur certains aspects de l’objet considéré qui les conduit à faire ou à interagir sur le mode de l’observation analytique, c’est-à-dire d’avoir une activité spécifique propre à l’ambition des philosophes, une certaine revendication de savoir. La possibilité de rapporter analytiquement l’observation de ce que serait voir un objet constitue une activité épistémologique propre au philosophe92. Selon Clarke, elle repose sur le présupposé qu’il y aurait une sorte d’interface entre le monde extérieur et nos facultés cognitives qui ferait que ces dernières seraient en mesure d’atteindre et de rendre compte des objets dans leur ultime réalité. Le réalisme naturel auquel aspirent les philosophes traditionnels, quant à leur

89 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, p. 5-6. 90 D.Chapuis-Schmitz, Le sens à l’épreuve de l’expérience, p. 153. 91 Id., p. 155

158 prétention épistémologique, est ainsi phagocyté par leur conception d’un réalisme empirique, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les objets extérieurs sont la cause d’expériences de données sensorielles. Cette dernière idée constitue le présupposé selon lequel la revendication spécifique au savoir de l’épistémologue traditionnel se justifie dans l’attitude réaliste du sens commun de la vie quotidienne que prétend vérifier l’analyse logique des procédures de la connaissance empirique par les philosophes. Pour l’épistémologie traditionnelle, l’analyse de la connaissance empirique suppose que la connaissance résulte de l’exercice d’une force coercitive considérée comme l’ensemble de « faits », produits de l’expérience93. La reconnaissance de la valeur d’un énoncé cognitif est ainsi vérifiée par la prise en compte du contexte dans lequel sont formulés l’observation analytique et son rapport d’une situation perceptive donnée. Les énoncés cognitifs permettent de décrire les états de choses en tant qu’ils sont observables et les épistémologues peuvent rapporter ce qui peut être vu ou ce qui peut-être su selon des contextes déterminés, au moyen d’un vérificationnisme constructif qui détermine la signification de l’énoncé cognitif. L’examen de la nature de l’épistémologie traditionnelle et l’analyse des différents arguments afin d’affirmer « ce qu’est voir un objet

physique », conduisent Clarke à évaluer les conditions d’application des termes descriptifs du langage de la connaissance empirique.

Clarke analyse les conditions normatives qui déterminent les procédures du vérificationnisme épistémologique, mais également les conditions normatives qui font qu’un énoncé cognitif et descriptif est considéré comme justifié par les philosophes. Cette évaluation des conditions normatives du vérificationnisme repose aussi sur la façon dont les philosophes définissent les termes descriptifs d’un énoncé cognitif94. Pour ces raisons, les définitions de ce qu’est voir un objet physique et savoir quelque chose participent-elles à l’interprétation des procédures du vérificationnisme épistémologique, tout autant que les règles d’usage des termes descriptifs dans un énoncé cognitif participent à justifier les procédures de vérification95. Si les règles d’usage d’une investigation épistémologique déterminent une certaine procédure de vérification pour des énoncés ayant une visée cognitive, les définitions des termes déterminent quant à elles les conditions philosophiques auxquelles les épistémologues considérent les énoncés cognitifs comme justifiés et vérifiés et ce, même de manière distincte. Ainsi, « voir un objet physique » pour un épistémologue traditionnel ne consiste pas exactement à « voir un objet physique » comme un

93 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, § I & §II. 94 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, § III & § IV. 95 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, § III & § IV.

159 philosophe dans la vie quotidienne96, tout comme le fait de savoir97. Il est ainsi possible, selon Clarke, de différencier l’approche formelle du vérificationnisme des épistémologues traditionnels, d’une approche plus pragmatique de la justification de la connaissance empirique dans la vie quotidienne98. La nécessité de définir et de justifier la signification des concepts philosophiques tels que "voir" ou "savoir" réside dans le fait de (dé)montrer des situations déterminées qui correspondent aux circonstances réelles de ce qu’est « voir » et ce qu’est « savoir ».

Pour Thompson Clarke, le besoin irrépressible d’expliquer le sens des termes ordinaires et la signification des concepts philosophiques, contraint les philosophes à mettre en œuvre des procédures qui agencent les mots spécifiquement dans leurs usages respectifs. Tel est l’enjeu des définitions ostensives. Elles correspondent à des actes de (dé)monstration ayant pour objectif fondamental de décrire certains états de choses ou faits99 et qui agissent comme des conditions normatives pour l’usage des termes et des concepts.