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LA NATURE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE

DAILY LIFE »

1.3.2 PHYSIQUE ET MÉTAPHYSIQUE DES SENSE DATA

1.3.2.1 Les données des sens constituent-elles le fondement de la connaissance empirique ?

Dès les premières lignes d’Empirisme et philosophie de l’esprit 23, Wilfrid Sellars nous rappelle que « si le terme donné ne faisait référence qu’à ce qui est observé en tant

qu’observé, ou, peut-être, à un sous-ensemble spécifique des choses que nous sommes dits déterminer par observation, l’existence de données [data] prêterait aussi peu à controverse que l’existence d’embarras philosophiques ». Dans sa critique générale de l’idée générique de donné, Sellars souligne combien peu de philosophes ont su s’affranchir de la prédominance du « cadre du donné »24. Sellars débute sa critique en cherchant à évaluer la pertinence des théories des données des sens dans un possible établissement des fondements de la connaissance empirique. Les théoriciens des sense data font des données des sens l’objet de la sensation et de l’expérience perceptive. Elles constituent ainsi le fondement de la connaissance empirique. Or, selon Sellars, il n'existe rien qui puisse à la fois, nous être simplement donné dans l'expérience ou la perception sensible et opéré à lui seul une fonction de justification pour la connaissance25. Pour Sellars, la conception d'un donné de la connaissance n'est pas uniquement réductible à une thèse épistémologique. Selon ce dernier, la plupart des philosophes souscrivent en la croyance mythique d'un donné de l'expérience en considérant que la signification immédiate de nos énoncés observationnels se fondent sur une ontologie que traduisent indifféremment les concepts d'apparence, de sense data ou d'objets physiques26. Ainsi, nos énoncés épistémiques acquièrent leur signification en renvoyant à une réalité indépendante ou à une extériorité au moyen de descriptions ostensives27. Dans son commentaire de la critique sellarsienne du « mythe du donné », Aude Bandini souligne combien, selon Sellars, « adhérer à l'idée qu'il existe un donné sensible, comme le fait

traditionnellement l'empirisme, en s'appuyant sur une conception augustinienne de la signification qui considère que le sens des termes observationnels se définit par ostension (en

23 Wilfrid Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit, Editions de l’éclat, 1992, p. 17. 24 Ibid.

25 Pour un examen général de la critique sellarsienne du « mythe du donné », lire Aude Bandini, Wilfrid Sellars

et le mythe du donné, Paris, PUF, 2012.

26 Aude Bandini, Wilfrid Sellars et le mythe du donné, Op. Cit, p.138. 27 Ibid.

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« pointant du doigt » des éléments du monde observable)28 conduit les philosophes à déployer une conception fixiste ou fondationnelle de la connaissance empirique qui oppose artificiellement l'observation à la théorie en matière épistémique. En d'autres termes, les philosophes qui adhèrent à la croyance du « mythe du donné » donnent une priorité à la fois épistémologique et ontologique à la connaissance qui tend à faire du geste épistémique du philosophe un geste analogue à celui du scientifique. Comme il y a une opposition entre l'image manifeste du monde et l'image scientifique du monde, il y a ainsi une irréductible opposition entre la connaissance ordinaire et la connaissance philosophique. C'est pourquoi, nous semble-t-il, Clarke et Sellars partagent l'idée selon laquelle la connaissance de l'expérience est fondamentalement une activité conceptuelle normative qui résiste à toute forme de naturalisation. Pour ces raisons, selon Clarke, les images ordinaires et les images philosophiques du monde ne sont rien d'autre que la confrontation commune entre deux ordres conceptuels et langagiers divergents qui se proposent de rendre intelligible l'irréfragable expérience humaine de la phénoménalité.

Bouveresse note, à la suite de Sellars, que le phénoménalisme postule ou émet l’hypothèse de l’existence des objets physiques au moyen des sense data afin de présenter une garantie à l’image manifeste de la réalité des objets physiques29. Cette image manifeste de la réalité présentée par les philosophes et théoriciens des sense data propose une image tout aussi objective que celle présentée par la science, en l’occurrence, les sciences physiques. Le lexique des théoriciens des données des sens permet à la "physique" ou nature des sens data un étrange et singulier fondement de la connaissance perceptive dans les qualités des objets que nous procure la sensation, c’est-à-dire dans une apparence ou "semblance" de la chose et non dans la chose elle-même. Brandom analyse cette situation de l’épistémologie des théoriciens des sense data comme le produit d’une illusion qui consiste à ne pas s’engager sur la valeur épistémique du concept30. Cela nous paraît également conduire, paradoxalement pour un empirisme, à ne pas véritablement s’engager d’un point de vue ontologique tout en donnant matière au scepticisme. En effet, les énoncés du genre « Il semble...» présentent une équivocité quant à une authentique possibilité d’appliquer la valeur épistémique du concept qui suit les énoncés formulés de cette manière. S. Laugier remarque avec précision qu’il y a

28 Aude Bandini, Wilfrid Sellars et le mythe du donné, Op. Cit, p.138-139 ; Voir également Saint Augustin, Les

confessions, I, VIII, 13 La naissance au langage, Oeuvres, Vol. 1, Édition publiée sous la direction de L. Jerphagnon, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p.790-791.

29 Jacques Bouveresse, Langage, perception et réalité, tome 2, §2 Le sens commun et la physique, Éditions Jacqueline Chambon, 2004, p. 81-179.

30 Robert Brandom, Making it explicit: Reasonning, Representing, and Discursive Commitment, Harvard University Press, p. 294-295.

139 aussi une illusion qui consiste en « l’incorrigibilité de l’inchoatif »31 de la part des phénoménalistes. Car ils supposent une infaillibilité cognitive et épistémologique là où il ne peut y avoir de fondement, c’est-à-dire dans la semblance qui est une forme de suspension de l’engagement ontologique qui conduit à donner crédit à ce qui apparait comme tel ou tel, mais n’est pas tel ou tel. En conséquence, la formulation de ce type d’énoncé conduit « ...ceux

qui pensaient que les modes de sembler [lookings] qualitatifs et existentiels devraient être expliqués en termes d’ "expériences immédiates" concevaient ces dernières comme les moins théoriques des entités, en fait comme les observables par excellence.32 Les théoriciens empiristes des données des sens présentent ainsi une épistémologie paradoxale : un fondement de la connaissance indubitable et immédiat qui repose sur une certaine apparence ou

semblance dont jouirait l’état particulier qu’être un sense datum33. Une certaine conception métaphysique d’une physique des données des sens expliquent ce paradoxe au sein de l’une des formes de la connaissance empirique qu’est la théorie des sense data. Mais aussi un certain usage du langage, en particulier, le langage de la connaissance et de la perception dont certains termes sont remarquables par l’ambigüité qu’ils produisent. Austin souligne que le langage philosophique de la connaissance se distingue du langage ordinaire et que l’épistémologie des philosophes s’en ressent par son incapacité à rendre compte véritablement de nos pratiques communes. Austin critique sérieusement la doctrine philosophique des sense

data qui est « une conception typiquement scolastique, imputable à une attention

obsessionnelle portée à quelques mots particuliers, dont l’emploi simplifié à l’extrême n’a pas vraiment été compris, ni étudié ou correctement décrit, imputable aussi à une attention obsessionnelle accordée à quelques "faits" (presque toujours les mêmes) imparfaitement étudiés »34.

Précédant les remarques de Sellars, Austin dénonce le caractère métaphysique d’une prétendue physique des sense data qui entreprend une tâche au-dessus de ses forces35. Prétendre à une connaissance authentique et directe des objets physiques par le truchement représentationnel des sense data est absurde selon Austin. Il en sera tout autant pour Clarke, Sellars et McDowell36. Pour ces philosophes, la croyance de l'empirisme en l'existence d'un

31 Sandra Laugier, « L’idéalisme et le mythe du donné: Sellars, McDowell, Austin, Travis », La voie des idées ?

Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècle, sous la direction de Kim Song Ong-Van-Cung, Éditions du C.N.R.S., 2006, p. 239.

32 W. Sellars, Idem, p. 52. 33 S. Laugier, Idem, p. 240.

34 Austin, Le langage de la perception, p. 79 35 Austin, Idem, p. 77

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donné n'est pas réductible à une conception épistémologique. Cette croyance suppose l'idée selon laquelle la signification de nos énoncés épistémiques consiste fondamentalement en une relation caractéristique des mots aux choses. Elle présuppose ainsi une conception atomiste et référentielle de la signification dont le medium est l'expérience sensible37.

Comme le note judicieusement A. Bandini, pour Sellars, l'irréductible force de persuasion de la croyance philosophique en l'existence supposée d'un donné se fonde sur trois plans distincts.38 Premièrement, d'un point de vue métaphysique, le donné constitue et se présente comme l'unique source par laquelle l'esprit accède à une réalité et à un contenu épistémique totalement indépendants de lui. L'expérience perceptive devient alors le lieu par excellence de la saisie du donné et comme telle, elle se singularise par rapport aux autres actes cognitifs tel que l'imagination, le raisonnement ou bien encore la mémorisation39. Deuxièment, d'un point de vue épistémologique, l'appréhension intuitive d'un donné occasionne la manifestation d'une connaissance immédiate, ni dérivé, ni inférée d'autres connaissances40. Conséquemment, une telle saisie épistémique ne suppose alors rien d'autre qu'elle-même pour être élaborée et constitue, en retour, une connaissance apparemment indubitable pouvant servir de justification sur laquelle d'autres connaissances peuvent alors se fonder41. D'un point de vue sémantique, elle présente l'avantage de produire des concepts appartenant au registre de la description empirique qui fonde la vérité de leur signification dans l'idée d'une pleine adéquation ou accointance avec la réalité. Dès lors, l'association de ces trois perspectives fondent la possiblité ontologique de considérer la nature même d'un donné comme ayant un privilège épistémique, comme ce qui mérite fondamentalement d'être reconnu comme réel, autrement dit, comme assurément vrai et indubitable.42

37 Aude Bandini, Wilfrid Sellars et le mythe du donné, Paris, PUF, 2012, p.45. 38 Id., p.51

39 Id., p.51 40 Id., p.52 41 Id., p.52 42 Id., p.52

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1.3.2.2 La question du schème perceptif du sens commun.

Clarke nous paraît avoir appréhendé l’ensemble de ces problèmes dans son analyse de

la nature de l’épistémologie traditionnelle. Son travail pionnier inaugure un certain nombre de recherches quant à l’étude de ce que les philosophes nomment l’expérience, la perception, l’obvie ou bien encore l’intentionnalité. La philosophie de Clarke interroge le caractère prétendument évident du bien-fondé des théories de la connaissance des philosophes, mais également la critique de ces théories par d’autres philosophes qu’incarne le scepticisme épistémologique. Clarke et Austin s’interrogent sur le problème de savoir si l’expérience est épistémologiquement signifiante ou non et si la conception empiriste de la connaissance est plausible. Cette question s’inscrit dans une problématique plus fondamentale encore, à savoir celle d’une possible ontologie analytique qui se substituera à l’ontologie classique de la philosophie et de l’épistémologie traditionnelle. L’analyse de la pertinence ou de la crédibilité de la théorie des données sensibles met en relief une préoccupation liée à des problèmes ontologiques au sein de la philosophie analytique et cela dès ses origines. Ces problèmes d’ordre ontologique vont constituer dans la tradition analytique, le problème ontologique par excellence, celui des particuliers et des universels, qu’il est nécessaire de différencier des objets ou entités faisant partie de l’ameublement ontologique du monde43. Le problème devient alors de savoir si cet ameublement ontologique peut être traduit en termes de particuliers ou d’universels.

Classiquement, le problème ontologique se caractérise par la manière dont les philosophes déterminent un genre d’entité considéré comme les composants ultimes de la réalité. Pour la philosophie analytique, cette détermination ne peut se réaliser qu’au moyen d’une réflexion sur les constituants des propositions par lesquelles nous énonçons quelque chose de la réalité. Aussi, l’analyse logique du langage constitue-t-elle le médium qui conduit à caractériser l’être et à proposer une résolution au problème ontologique. Rossi ajoute qu’» il

faut entendre par là non pas la constitution d’une ontologie visant la description unique des traits les plus généraux du réel, mais plutôt un ensemble de réflexions et d’analyses visant à construire (et à déconstruire)44 des représentations du réel relatives à nos manières de

43 Jean- Gérard Rossi, Le problème ontologique dans la philosophie analytique, Paris, Editions Kimé, 1995, p. 21

44 C’est nous qui ajoutons car le travail de Clarke, comme celui de bien d’autres auteurs de la philosophie analytique et post-analytique, nous apparait également comme un travail de « déconstruction » quant aux problèmes posés par l’ontologie classique et l’épistémologie traditionnelle.

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l’appréhender.45 Cette nouvelle mise en forme par la philosophie analytique du problème de l’ontologie se réalise de manière indépendante à toute forme de connaissance empirique de la réalité. Ceci conditionne le recours même à l’analyse du langage. Par ailleurs, elle explique, a

priori, au moyen d’une caractérisation abstraite, comment il est possible d’établir une représentation du réel sans faire appel au schème perceptif. Schème perceptif déployé par tout empirisme minimal, qu’il soit celui des philosophes des données des sens, qu’il soit celui d’un certain langage et de pratiques de la science, qu’il soit celui d’une prétendue connaissance "naïve" ou d’un prétendu sens commun des hommes ordinaires.

À la suite de Leslie Stevenson46, Rossi présente une typologie du problème ontologique depuis trois niveaux distincts que sont, le factuel, le catégorial et l’ontologique proprement dit47. Le factuel renvoie à des interrogations empiriques et scientifiques, le catégorial, renvoie à des interrogations qui concernent l’existence de classes ou d’évènements. Quant à l’ontologique proprement dit, il renvoie au problème des "universels". Selon Rossi, la problématique de l’être dans la philosophie analytique repose sur l’interrogation de savoir sur quelle base, en fonction de quel(s) critère(s) et dans quel(s) cadre(s) il est possible de caractériser les diverses catégories de l’être48. Elle résulte aussi de la critique traditionnelle empiriste de la notion de substance qui se poursuit au moyen de l’intelligibilité analytique consistant à rendre compte du complexe par le simple. En conséquence, le problème ontologique pour la philosophie analytique, précédant l’avènement de l’analyse clarkienne de la nature de l’épistémologie traditionnelle, devient celui d’esquisser des contours à un nouveau schème conceptuel quidevrait se substituer à l’ancien schème traditionnel qu’est le schème perceptif du sens commun. Ceci explique les raisons pour lesquelles Clarke interroge la pertinence de "l’épistémologie traditionnelle", en cherchant à évaluer le concept et la nature des sense-data, en critiquant implicitement les idées de représentation et de contenu perceptif. L’analyse de la nature d’une perception et d’une expérience perceptuelle reste problématique pour un certain nombre de penseurs anglo-américains contemporains et successeurs de Clarke. Les différentes analyses des théories de la perception proposées par ces auteurs (seconde moitié du XX / début du XXI siècle) révèlent combien le fait d’établir une théorie de la connaissance sur le modèle d’une théorie de la perception conduit à des positions divergentes, voire contradictoires pour expliquer théoriquement nos expériences et nos

45 Idem, p. 29

46 Leslie Stevenson, « On what sorts of things there are? », Mind, n°85, 1976, p. 503-521. 47 J. G. Rossi, Idem, p. 28

143 pratiques de la réalité. L’étude des rapports descriptifs et normatifs entre la connaissance et la perception conduit certains philosophes analytiques comme Clarke à poser la question de savoir si le phénomène perceptif possède une valeur épistémique réelle sur laquelle nous pouvons étayer la connaissance elle-même, mais également les formes et les sources de la connaissance. Dans la lignée d’Austin et de Clarke, certains philosophes analytiques contemporains viennent jusqu’à mettre en doute la pertinence à lier de manière indéfectible perception et connaissance. Ainsi, le concept de perception peut être compris autant comme un processus d’une activité que comme le résultat d’un processus conduisant à un état. Le phénomène de la perception se comprend alors dans un double registre : celui d’être à la fois un ensemble d’activités perceptives et un ensemble d’expériences perceptives réductibles à certains types d’état. C’est cette compréhension de la nature de la perception, et plus encore, l’idée d’une intentionnalité de la perception que remet en cause Clarke au moyen de ses analyses. Selon Clarke, le problème de l’intentionnalité de la perception se constitue au sein des analyses conceptuelles, des comptes-rendus et descriptions ordinaires d’expériences et de situations perceptives que prétend établir traditionnellement l’épistémologie. En conséquence, le problème de l’intentionnalité de la perception trouve sa résolution dans le fait de s’attacher à rendre compte du langage de la perception et de ses effets au sein de l’épistémologie traditionnelle. Par ailleurs, l’examen clarkien du questionnement ontologique des épistémologues traditionnels concentre son attention sur la question de la signification. Celle-ci nous renvoie au fait que, philosophes ou non, nous ne pouvons jamais parvenir à asbtraire les choses du rapport que nous entretenons avec elles49. Autrement dit, une interrogation demeure : comment les philosophes de la connaissance peuvent-ils prétendre accéder à la question de la vérité, au moyen de l’universel, tout en conservant le sens du relatif, c’est-à-dire le sens de la relative non objectivité de la structure du plain ?50

Par conséquent, suivant les manières dont nous nous rapportons formellement ou objectivement aux choses51, nous serons peu ou prou, philosophes de philosophes ou philosophes d’hommes ordinaires52.

49 Tristan Garcia Forme et Objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011, p. 22. 50 T. Clarke, Le legs du scepticisme, § Le legs du sceptcisme.

51 F. Garcia, Id., p. 23.

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1.3.3 LE PROBLÈME DE L’ONTOLOGIE DANS LA NATURE DE