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LA NATURE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE

1.1.4 LE PROBLEME DE LA NATURE TYPIQUE DES ENQUÊTES À PROPOS DES SENSE DATA

1.1.4.1 La typification des investigations de l’épistémologie traditionnelle.

Le problème de la typification des investigations présentées par les théoriciens des

sense-data constitue pour Clarke un élément essentiel de son examen de la nature de

l’épistémologie traditionnelle. Poursuivant son analyse de la nature des investigations épistémologiques des philosophes, Clarke affirme qu’il existe un type d’investigation qu’il nomme » the sense data inquiry »184. Selon ses dires, ce genre d’investigation pourrait correspondre à une Investigation Epistémologique du Monde (M.E.I.), c’est-à-dire à « une activité épistémologique commune » dans la vie quotidienne. « L’enquête-sense data » serait une analyse particulière, spécifique d’un genre d’investigation philosophique185. Mais ce genre d’investigation comporte aussi certains problèmes qui semblent analogues à ceux de « l’enquête-illusion ». Ainsi, l’affirmation selon laquelle « l’enquête-sense data » serait une activité épistémologique commune de la vie quotidienne (M.E.I) implique alors que des philosophes comme Broad et d’autres ne comprennent pas le caractère même de leur propre investigation épistémologique. Plus encore, la présentation explicative et démonstrative de leur investigation modifie le caractère même de leur investigation, selon Clarke. Ainsi, le type de « l’enquête-sense data » ou thèse des sense data est généralement convoquée et présentée comme une analyse de la perception ordinaire des objets physiques. Elle n’est pas présentée comme une réfutation de la croyance du sens commun selon laquelle nous pouvons voir les objets physiques. En conséquence, si le genre d’investigation épistémologique, «

l’enquête-sense data », est une activité de la M.E.I., alors sa conclusion ne peut être analytique d’après Clarke.

Par conséquent, la thèse des Sense data et « l’enquête-sense data » doivent être paradoxales. Cette conséquence implique que certains épistémologues traditionnels ne comprennent pas correctement les implications de la thèse des sense data qu’ils défendent et donc ils modifient le vrai sens de cette thèse. Pour Clarke, de telles modifications dissimulent les connexions fondamentales entre l’épistémologie traditionnelle et nos activités

184 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, (NdT), p. 10. 185 T. Clarke, Idem, p. 48.

89 épistémologiques quotidiennes (M.E.I)186. Clarke rapporte le fait suivant : selon Ayers et d’autres philosophes, le concept central au cœur de la thèse des sense data est la notion de perception immédiate. Pour eux, c’est un concept technique, c’est-à-dire philosophique. Il a donc une fonction propre qui semble devoir être distinguée de l’expression ordinaire de « perception immédiate » dans la vie quotidienne. Or, si « l’enquête-sense data » est l’activité épistémologique de la vie quotidienne (mondane) qu’elle prétend, alors il ne peut pas être vrai que tout concept qu’elle utilise est technique. Aucun mot dans « l’enquête-sense data » ne peut être utilisé dans un sens spécifique, tout comme l’expression « perception immédiate » ne peut avoir un sens spécial. En vertu de cela, Clarke en conclut que la prétention du genre de « l’enquête-sense data » à être une enquête du type de la M.E.I est fallacieuse. Aucun mot, ni expression ou proposition ne peut être utilisé qui n’aie pas de composants naturels, « ingrédients » dans les termes de Clarke, de la M.E.I. . En effet, l’homme ordinaire n’utilise pas l’expression « perception immédiate » au coin de la rue. Cette expression et son usage philosophique ne constituent pas une composante de l’investigation épistémologique mondaine non philosophique (M.E.I.). D’ailleurs, l’homme ordinaire qui s’interroge, n’utilise pas plus de « sous-espèces d’expressions 187», telles que « voir immédiatement », « toucher

immédiatement », ni cette expression générique qu’est « la perception immédiate ». Pour la même raison, la plupart des manières communes d’exprimer la thèse des sense data ne peut être appropriée selon Clarke. Dès lors, les expressions génériques des épistémologues théoriciens des sense data telles que « l’élément donné dans la perception », « le contenu de

la conscience perceptuelle », ou bien encore, « épistémologiquement premier 188», ne peuvent être valides et donc être des composantes majeures du vocabulaire de base de la thèse des

sense data. La thèse clarkienne est ainsi posée. Il poursuit en affirmant que le type d’enquête des sense data est une sorte de mélange particulier. En un certain sens, ce genre d’investigation est un examen de l’expérience perceptive. Elle coïncide à la M.E.I. et est dictée par les règles qui gouvernent la M.E.I. « L’enquête-sense data » et ses procédures ont pour fonction de « devoir faire révéler 189» les sense data à nos yeux. Elle a une fonction descriptive et démonstrative. Ainsi, l’épistémologue est-il en droit de proposer une lecture de la thèse des sense data à partir de l’expérience. Cependant, le type d’investigation épistémologique représentée par « l’enquête-sense data », n’est pas simplement réductible à

186 T. Clarke, Idem, p. 40 187 T. Clarke, idem, p. 50 188 Ibid.

90 une étude descriptive de l’expérience perceptive, bien qu’elle révèle d’une certaine façon les

sense-data dans l’expérience. Selon Clarke, une sorte d’affirmation, de revendication de connaître et de voir que nous constituons dans la vie commune, est supposée révéler un genre spécifique d’élément à nos yeux, dans l’expérience, même si nous n’avons pas de mots épistémologiquement appropriés (mondane) et même si, nous paraissons ordinairement et habituellement non conscients de cet élément190.

Il en résulte pour Clarke la consatation suivante : ce mélange si particulier, la nature de « l’enquête-sense data », n’a pas été suffisamment et consciemment apprécié, ni par les épistémologues traditionnels, ni par leurs critiques. Cette découverte confirme ainsi l’intérêt de sa recherche.

1.1.4.2 L’espace grammatical de la perception : la dialectique de l’être et du paraître.

Comme le note très justement E. Domenach191, Clarke est l’héritier de l’idée d’Austin selon laquelle la philosophie du langage ordinaire constitue une critique sérieuse aux prétentions épistémologiques des philosophes traditionnels. Mais cet héritage s’inscrit aussi dans un débat plus large encore. Selon Putnam192, le regain d’intérêt pour la question du réalisme au XXe siècle dans la tradition anglo-américaine a été prégnant. Le problème de la conception traditionnelle de la philosophie de la perception selon laquelle il existe un médium entre le sujet percevant et l’objet physique est réactivé. Cette conception a été l’une des cibles de la critique austinienne de la nature de la perception dans Sense and Sensibilia (1962), recueil de conférences prononcées à Oxford en 1947, puis à Berkeley en 1959. Aussi, l’interrogation clarkienne sur la validité de l’argument des sense data et sur la nature de l’investigation épistémologique traditionnelle, peut-elle s’expliquer depuis cet ancrage historique, autour des années 1950 et 1960. Elle est avant tout cette interrogation fondamentale sur ce que nous sommes conduits à affirmer sur la nature de l’expérience. Clarke reprend donc à son compte la critique austinienne selon laquelle les théoriciens des

190 T. Clarke, Ibid.

191 É. Domenach, « Scepticisme, sense data et contexte : J.L. Austin, Stanley Cavell, Thompson Clarke », Colloque sur les Sense-Data, Amiens, 13 décembre 2001.

192 Hilary Putnam, The Threeforld Cord. Mind, Body, World, New York, Columbia University Press, 1994, p. 11-13.

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sense data sont obnubilés par deux éléments typiquement philosophiques. Le premier est une attention toute particulière à la signification de certains termes ancrés dans un discours épistémologique, le second est une focalisation toute particulière sur des expériences de pensées, présentées comme des » faits » épistémologiques authentiques. Clarke tout comme Austin reprochent aux épistémologues traditionnels de vouloir réduire la richesse et la complexité de la réalité à une simple aridité conceptuelle. L’un comme l’autre, pense que la réalité est certainement plus complexe et plus riche à saisir conceptuellement que ce à quoi pourrait prétendre simplement la réduire les seuls concepts de l’épistémologie traditionnelle.

La question de l’expérience perceptive s’articule essentiellement autour de l’interrogation suivante : percevons-nous le réel, ou un intermédiaire entre le réel et un sujet percevant (par exemple, les sense data), ou directement et simplement nos perceptions ? Du phénoménisme au réalisme, diverses réponses épistémologiques furent apportées à ce problème philosophique. L’apport décisif d’Austin est relatif à sa vision d’un « réalisme naturel », lequel conteste quasiment l’ensemble des doctrines philosophiques qui ont tenté de rendre compte de nos possibilités à parler de nos expériences ordinaires du monde. Le « réalisme » d’Austin consiste à dire que nous sommes engagés dans une hétérogénéité des pratiques du monde ayant des critères propres. Ces différentes pratiques du monde nous donnent la faculté de rapporter ce que nous percevons, selon nos intérêts à le dire. Elles le font sans pour autant émettre l’hypothèse d’une quelconque forme de représentationnalisme ou supposer que le monde corresponde à la structure de notre langage ou de notre pensée.

Pour Austin, la thèse cartésienne d’un "témoignage des sens"193 est problématique car les sens ne disent rien, ni le vrai, ni le faux (Senses are dumb)194. L’expérience perceptive ne nous enseigne aucunement la manière dont nous devrions l’exprimer, la penser ou la rapporter. Il ne peut donc y avoir, ni témoignage, ni tromperie à propos des sens195. Pareillement, il n’existe pas de schème ou de structure conceptuelle dans l’expérience perceptive dont nos facultés cognitives auraient la charge de saisir et de rendre compte. Même si notre faculté de juger peut relater quelque chose, par le truchement de nos sens, le contenu de l’expérience perceptive n’est pas déjà conceptuel. La thèse du « silence des sens » signifie que la façon dont le donné sensible se révèle à nous n’est en rien analogue avec une chose, un objet ou une proposition. Notre réalité perçue est neutre quant aux manières dont nous pouvons la relater dans la mesure où elle autorise une multiplicité de possibilités de la

193 R. Descartes, Meditations touchant la première philosophie, 1ère méditation, Oeuvres complètes, AT IX, Édition Adam & Tannery, Paris Vrin, 1996, p. 14.

194 J.L. Austin, Le Langage de la perception, § II, Op. Cit. p. 89. 195 Ibid.

92 rapporter. Plusieurs expressions ou propositions distinctes peuvent admettre l’identification d’une même expérience. Notre seule conception cohérente de l’expérience perceptive consiste à admettre que nous avons la possibilité réelle de conceptualiser ou de relater distinctement et légitimement ce que nous percevons, selon les circonstances. Austin récuse à la fois l’idée d’une expérience fondatrice de la perception et l’idée kantienne selon laquelle la sensibilité ou la réceptivité intègre toujours, en quelque sorte, une activité conceptuelle. Notre perception réelle du monde est constitutive de la contrainte qu’il exerce sur la pensée. Seul « le tribunal de l’expérience » est à même de rendre un jugement et un verdict sur ce qu’est l’expérience et sur ce qu’est le phénomène de la perception.

Par conséquent, la thèse du « silence des sens »196 affirme que si nos sens nous présentent un état de chose perçu, conceptuellement neutre, alors nous pouvons décrire différemment ce même état, sans que l’une ou l’autre de ces descriptions soit invalidée. L’expérience perceptive ne se confond ni avec la connaissance, ni avec la pensée ou le langage. C’est pourquoi, selon Austin, l’expérience perceptive ne nous donne rien d’autre que la réalité elle-même que nous pouvons relater sous des descriptions dissemblables ou voir de manières distinctes. Pourtant, nos jugements de connaissance doivent avoir un lien avec la réalité afin de pouvoir être qualifiés réellement comme tels. Comment est-il alors possible d’expliquer pour Austin, le fait que les expériences perceptives peuvent justifier véritablement une connaissance du monde ?

Tel est l’un des problèmes majeurs posés par la philosophie austinienne selon Clarke. Comment est-il possible de concevoir l’idée d’une réalité épistémologique de l’état du monde, si les sens ne disent rien et si les expériences perceptives ne peuvent justifier « réellement » ce qui est (perçu) ?197

196 J. L. Austin, Le langage de la perception, §II, Op. Cit.

197 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, (NdT), § IV Epistémologie traditionnelle et sens commun.

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1.1.5 LE LANGAGE DE LA PERCEPTION : CONTENU, ILLUSION,