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LA NATURE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE

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2.1.2 L’HÉRITAGE DE MOORE, DE WITTGENSTEIN ET D’AUSTIN À PROPOS DU SENS COMMUN

2.1.2.1 Le sens commun ou l’obscur objet de la libido sciendi des philosophes.

La critique Wittgensteinienne de la philosophie moréenne du sens commun participe à une nouvelle reconsidération philosophique du problème du sens commun qui s’inscrit également. Plus précisément, cette critique constitue une évaluation des catégories et de la terminologie usuelle des langues naturelles et met en avant la spécificité du statut du langage ordinaire au cœur du problème philosophique du sens commun16.

Poursuivant l’idée de Moore selon laquelle le sens commun constitue en quelque sorte une particularité du langage ordinaire, Wittgenstein interroge cependant ce dernier et le statut des croyances du sens commun, au travers de leurs présupposés langagiers tels que la distinction entre « je crois que » et « je sais que ». Wittgenstein remet ainsi en question l’idée de certitude, pensée en termes d’évidence par Moore, pour lui substituer une conception de la certitude en termes de pratique, de jeux de langage et de formes de vie. Si, pour Wittgenstein, les philosophes ne sauraient sérieusement mettre en doute certaines de nos certitudes, pour autant, ces certitudes ne peuvent être mises en évidence comme le prétend Moore au moyen d’une certaine définition de "savoir". Selon Wittgenstein, l’évidence de certaines de nos certitudes les plus fondamentales ne relève pas d’un savoir spécifique. Elles ne sont pas l’objet d’un savoir comme le prétend Moore, mais font l’objet de pratiques particulières qui nous assurent de leur bien-fondé.

Dès la première conférence de Quand dire, c’est faire, J. L. Austin présente la possibilité d’analyser en terme linguistique les énoncés du sens commun. En effet, il affirme que la plupart des philosophes et des non-philosophes manquent à comprendre et à analyser la véritable nature du langage ordinaire : en l’occurrence, sa dimension performative. L’approche pragmatique de cette analyse propose une nouvelle compréhension du sens commun. Elle est couplée à une critique philosophique de la conception classique et logique du langage pour laquelle le langage constitue le médium par excellence de la représentation. La critique austinienne de la conception représentationnaliste du langage ouvre la possibilité

16 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, §23, trad. franç. F. Dastur, J. L. Gaterro, D. Jannicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2005 et L. Wiitgenstein, De la certitude, trad. franç. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006.

172 d’une analyse pragmatique du sens commun au sein de la philosophie analytique. Austin inaugure ainsi un courant de pensée pour laquelle le sens commun peut être analysé en termes de performativité explicite, c’est-à-dire la mise en évidence entre les actes de paroles conventionnels et des contextes d’énonciation typiques. L’examen par Austin de certains

topoï du sens commun fait prévaloir un certain savoir de la langue dans nos pratiques langagières communes qui ne s’attache pas à la seule affirmation de la connaissance. Pour Austin, « l’activité de parole est ce qui donne vie aux formes du langage et leur confère un

sens.»17 La philosophie d’Austin dénonce ainsi l’illusion descriptive du langage déployé par la structure topique des conceptions traditionnelles du langage en général, mais également du langage de la connaissance empirique18. En conséquence, les lieux propres et les lieux communs du langage philosophique, leurs topoï épistémiques et leurs topoï doxiques peuvent faire l’objet d’une conception linguistique du sens commun d’après Austin.

Pour conclure sur cette brève histoire du concept de sens commun comme objet de la philosophie, nous pouvons faire apparaître deux perspectives. L’une génétique qui retrace comparativement le statut du sens commun au travers des différentes doctrines et présente une bipartition entre tenants et adversaires du sens commun, l’autre touchant aux acceptions distinctes qui furent attribuées au sens commun. Par ailleurs, produire une conception de l’idée de sens commun constitue quasiment une performance paradoxale. Par définition, le sens commun renvoie à une connaissance immédiate, intuitive et non réflexive. Aussi, adopter le point de vue du sens commun sur le concept de sens commun revient à l’annihiler, car « dès

qu’il réfléchit sur lui-même il cesse d’être le sens commun »19. Par conséquent, lorsque le sens commun prétend se prendre pour objet, il devient autre, il devient une conception et une reflexion proprement philosophiques sur les limites de la connaissance commune. De fait, d’Aristote jusqu’aux philosophes analytiques contemporains, en passant par John Locke, c’est généralement l’interprétation qui en est faite. Pour d’autres philosophes tels Thomas Reid ou bien encore G. E. Moore, l’expression philosophique est réductible à l’expression d’un « sens

commun éclairé »20 qui vise un examen critique du schème conceptuel commun ou de notre supposée « disposition conceptuelle standard »21 pour parler comme Clarke.

Pour notre part, l’histoire de l’idée de sens commun se compose fondamentalement d’une dimension épistémologique qui identifie le sens commun à une rationalité partagée par

17 F. Recanati, Philosophie du langage (et de l’esprit), Paris, Gallimard, 2008, p. 23. 18 Voir également, J. L. Austin, Le langage de la perception, Paris, Vrin, 2007.

19 Pascal Engel, Epistémologie pour une Marquise, Paris, Les Editions d’Ithaque, 2011, p. 27. 20 Ibid.

173 l’ensemble des hommes et dont l’objet est le monde commun. Cette dimension nous l’avons faite prévaloir dans notre analyse, car elle nous paraît rendre compte précisément de la manière dont le sens commun a été pensé par la philosophie anglo-américaine, en général. Elle s’attache au problème de la cognition et de la perception. Mais l’histoire de ce concept se compose également d’une dimension doxique, c’est-à-dire idéologique où la réalité discursive et philosophique s’inscrit dans les données du sens commun qui s’attache aux idées et aux opinions. Cette dimension volontairement minorée de notre part, est illustrée essentiellement, mais de façon distincte, par l’idéologue Destutt de Tracy ainsi que par les philosophes Marx et Gramsci22.

2.1.2.2 Le réalisme clarkien ou un certain renouveau conceptuel de l’idée de sens commun.

L’ensemble des travaux menés par Thompson Clarke sur les conceptions traditionnelles de la philosophie de la perception et de la philosophie de la connaissance nous paraît soutenir une thèse à propos de la connaissance qui s’oppose à l’épistémologie traditionnelle. En effet, traditionnellement, l’épistémologie vise un objectif mélioratif qui prétend analyser la nature de la connaissance et ses conditions afin de procéder à une meilleure accessibilité de nos objectifs épistémiques. Classiquement, les épistémologues définissent ainsi la connaissance comme une espèce particulière de croyance vraie, à savoir une croyance vraie directement ou indirectement justifiée. C’est pourquoi la tâche principale de l’épistémologie traditionnelle est, d’une part, de définir le plus précisément possible la nature d’une justification ; d’autre part, de spécifier les critères auxquels doit satisfaire une croyance pour être dites justifiée. Par conséquent, la notion de justification est certainement le concept le plus fondamental pour les philosophes traditionnels de la connaissance23, car il est un concept normatif qui fait de l’épistémologie une entreprise traditionnellement normative.

22 Pour de plus amples détails, voir Georges-Elia Sarfati, La sémantique : de l’énonciation au sens commun.

Eléments pour une pragmatique topique, Thèse d’habilitation inédite, Clermont-Ferrand, 1996.

23 Jaegwon Kim, La survenance et l’esprit, Vol. 1, L’esprit et la causalité mentale, § III, « Qu’est-ce que « l’épistémologie naturalisée » », trad. franç. S. Dunand & M. Mulcey, Paris, Les Éditions Ithaque, 2008, p.

174 À l’inverse, la thèse clarkienne à propos de la connaissance est une conception philosophique renouvelée. Elle déploie l’idée selon laquelle, en général, notre connaissance du monde extérieur ne peut être définie en termes de croyances vraies justifiées, comme le supposent traditionnellement l’épistémologie et le scepticisme. La connaissance du monde et de ses objets est alors un fait dont la nature est foncièrement indéfinissable. En effet, le concept de connaissance ne peut être réductible à une simple décomposition conceptuelle à partir d’éléments supposés plus fondamentaux. Pour ces raisons, l’ensemble des analyses ou des tentatives traditionnelles des philosophes à prétendre analyser, définir et justifier la connaissance sont invalides. Elles sont traditionnellement confrontées à l’échec et à la circularité de leurs arguments et supposées preuves. Car les concepts de croyance, de justification et de vérité présupposent et se fondent sur celui de connaissance. Nonobstant, ce fait ne conduit pas à soutenir le scepticisme épistémologique. Pour Clarke, au lieu de prétendre sempiternellement déployer une théorie de la connaissance vraie ou une conception accomplie de la connaissance, les philosophes de la connaissance devraient plutôt examiner réellement les cas ou les exemples où la connaissance est foncièrement manifeste, comme ordinairement dans la vie quotidienne.

D’une certaine façon, si Clarke critique le réalisme des philosophes de Cambridge, partisans de la théorie des sense-data, il est également critique à l’égard du réalisme défendu par des philosophes oxoniens comme John Cook Wilson, Gilbert Ryle, John Langshaw Austin, Henry Habberley Price et Harold Arthur Pritchard24. Pour une part non négligeable, cette dernière tradition a été très importante dans l’avènement du réalisme de la philosophie du langage ordinaire, mais aussi pour une certaine conception du réalisme contemporain. Entre autres, celui défendu par certains représentants majeurs de la philosophie anglo-américaine contemporaine. Ainsi, la théorie de la connaissance du philosophe John Cook Wilson a-t-elle été l’objet d’un vif regain d’intérêt pour des penseurs tels que John McDowell25, Charles Travis26 ou bien encore Timothy Williamson27 qui s’interrogent sur la nature de la connaissance et de la perception. John Cook Wilson (1849-1915), professeur de logique à Oxford, est considéré comme le fondateur du mouvement philosophique qualifié de

24 Voir intra, notre 1ère partie « La nature de l’épistémologie traditionnelle ».

25 John. Mc Dowell, Mind ans World, Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 1994 ; Meaning,

Knowledge and Reality, Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 1998 ; Mind, Value and reality, Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 2001.

26 Charles. Travis, The Uses of Sense, Oxford University Press, 1989 ; « A Sense of Occasion », The

philosophical Quarterly, n° 55, p. 286-314.

27 Timothy. Williamson, Knowledge and its Limites, Oxford Clarendon Press, 2001 ; The philosophy of

175 "réalisme d’Oxford"28. Le réalisme qu’il défend en matière de connaissance le conduit à renouveler la conception de la nature de la croyance, à renouveler l’examen des jugements inférentiels, à établir l’impossibilité d’une véritable théorie épistémologique et à défendre une conception anti-représentationnaliste, proche d’un réalisme direct. Ce réalisme wilsonien accorde la primauté à la connaissance, appréhendée comme un état sui generis, sur la croyance et considère une absolue indépendance de l’objet connu par rapport au sujet connaissant29. Par ailleurs, le réalisme wilsonien constate la faillite de l’empirisme classique en général30 et en particulier celui de Hume, en soulignant le caractère essentiel de l’activité de la pensée et du jugement sur les images mentales et les lois d’association31.

Élève de Pritchard, H. H. Price à été certainement influencé par la pensée de Cook Wilson transmise par son maître, mais il a aussi été inspiré par la pensée des théoriciens des sense data, celle de ses maîtres de Cambridge que furent G. E. Moore, B. Russel et C. D. Broad. Sa théorie physique et psychologique de la perception,32 examinée par Clarke, est ainsi le produit des apports du réalisme oxonien et des partisans et théoriciens cambridgiens de la thèse des sense-data. Par l’entremise des lectures de Price et de Pritchard33, Clarke a sans doute été inspiré par certaines thèses wilsoniennes dans son examen de la nature de l’épistémologie traditionnelle et dans son examen de la question de l’emprise de l’expérience et du langage sur les conditions de la connaissance et du scepticisme. En effet, le philosophe Cook Wilson peut être considéré comme l’une des figures majeures de l’avènement de l’idée de philosophie du langage ordinaire34. Cependant, à l’instar de Clarke, il ne considère pas que donner toute son attention à ce qui se dit ordinairement puisse constituer en soi une sorte de philosophie première35. En cela, Cook Wilson, Austin et Clarke se rejoignent. Ils pensent que le recours au langage ordinaire peut constituer un authentique auxiliaire ou un guide pour philosopher dans la mesure où il n’est jamais un fait insignifiant qu’ordinairement nous privilégions tel usage des mots à tel autre. Nonobstant, le langage ordinaire ou non

28 Mathieu Marion, « Oxford Realism : Knowledge and Perception, I », British Journal for the History of

Philosophy, 2000, Vol. 8, n°2, p. 299-338 & « Oxford Realism : Knowledge and Perception, II », British Journal

for the History of Philosophy, 2000, Vol. 8, n°3, p. 485-519.

29 Christophe Al-Saleh, « La place de la critique de Hume dans la formation du réalisme à Oxford dans la première moitié du XXe siècle : quelques aspects », Revue de Métaphysique et de Morale, 2003/2, n°38, PUF, p. 199-212.

30 Celui généralement identifié aux théories de la conaissance des philosophes J.Locke, G.Berkeley et D. Hume. 31 C. Al-Saleh, Id., p. 7.

32 H.H. Price, Perception, (1932), Londres, Methuen, 1964.

33 T. Clarke, La nature de l’épistémologie traditionnelle, § I & T. Clarke, Le legs du scepticisme, Incipit. 34 Sur cette question voir Mathieu Marion, « Cook Wilson and Austin on Knowledge, Wittgenstein, and the rise of Ordinary Langage Philosophy », John L. Austin et la philosophie du langage ordinaire, S. Laugier & C. Al-Saleh (dir.), Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2011, p. 81-105.

176 philosophique ne peut être considéré comme ce quelque chose qui aurait le premier mot et le dernier mot36 sur l’applicabilité conceptuelle. Autrement dit, ce qui vaut en régime ordinaire ne vaut pas nécessairement en régime philosophique et vice versa. Ce point est important. Dans son examen critique d’une certaine philosophie du langage ordinaire et de son interprétation de la défense du sens commun de Moore37, Clarke met en cause la thèse philosophique d’un « réalisme des usages »38 défendue par Norman Malcom39. Selon ce dernier, si l’on suit l’enseignement de son maître Wittgenstein, tout problème philosophique trouve sa résolution dans un examen linguistique selon lequel nos expressions conceptuelles sont légitimes, pour autant qu’elles sont ordinaires, c’est-à-dire dès lors qu’elles s’inscrivent dans un accord social d’une communauté linguistique. Pareillement, Norman Malcom a prétendu établir une interprétation définitive de la défense moréenne du sens commun40 qui considère que le recours au langage ordinaire, le seul langage communément accepté et correct, constitue la seule véritable parade au scepticisme philosophique. Pour Clarke, l’interprétation de Malcom est erronée. Malcom se trompe à la fois sur la signification de la défense moréenne du sens commun, sur la possibilité de se prémunir du scepticisme, sur le fait que seul le langage ordinaire serait correct en vertu d’un accord social quant à l’applicabilité conceptuelle. Mais, plus encore, Malcom est dans l’erreur quant à son prétendu « réalisme des usages ». Car ce réalisme des usages linguistiques présuppose une différenciation absolue, quant à l’applicabilité conceptuelle des expressions, entre d’une part, les modalités dites « ordinaires » des usages du langage prétendument seuls correctes et d’autre part, les modalités dites philosophiques des usages du langage prétendument seuls incorrectes. L’un des aspects fondamentaux de la pensé clarkienne réside justement à montrer qu’une telle distinction est, ni fidèle à l’esprit et aux propos de la pensée wittgensteinienne, ni en mesure de proposer une intelligibilité réelle de la dimension labile de nos usages conceptuels et pratiques langagières.

Pour toutes ces raisons, selon Clarke, réinvestir conceptuellement l’idée de « réalisme philosophique » suppose de circonscrire l’ensemble des présupposés traditionnellement partagés par les philosophes de la connaissance et par les sceptiques. Cet examen critique pourrait aussi nous laisser penser que la seule idée qui vaille d’un sens commun, d’après

36 J. L. Austin, « A Plea for Excuses », Proceedings of the Aristotelian Society, 1956-57 ; « Playdoyer pour les excuses », Écrits philosophiques, trad. franç. L. Aubert & A. L. Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 136-170.

37 T. Clarke, Le legs du scepticisme, Moore : l’homme ordinaire invétéré. 38 C. Al-Saleh, Id., p. 260.

39 Norman Malcom, « Knowledge and Belief », Mind, Vol, 51, 1952, p. 178-189.

40 Norman Malcom, « Moore and Ordinary Language », P. A. Schilpp (Ed.) The Philosophy of G. E. Moore, Evanston ; Illinois, The Library of Philosophers, 1942.

177 Clarke, soit également celle d’un réalisme plus "prosaïque" de la part des philosophes. Réalisme fondamentalement articulé aux conditions ordinaires et manifestes de la connaissance et à l’aune des investigations épistémologiques de la vie quotidienne41.

2.1.3 VOIR ET SAVOIR SELON L’ÉPISTÉMOLOGIE TRADITIONNELLE