• Aucun résultat trouvé

SOUS-SECTION 1 : L’OBSERVATION DE LA GRATUITÉ DANS DES RAPPORTS BILATÉRAUX

Dans le document Essai sur la gratuité en droit privé (Page 42-49)

44. La focalisation du droit des contrats sur les rapports à deux personnes a déjà été remarquée75. Les contrats spéciaux sont définis entre deux personnes76. Si les textes généraux relatifs aux contrats, notamment l’article 1101 du Code civil, envisagent ce dernier comme pouvant lier plus de deux personnes, de même que les textes relatifs aux classifications des contrats, il convient de remarquer que les articles 1105 et 1106, qui posent la distinction des contrats de bienfaisance et des contrats onéreux, se placent, eux-aussi, dans un univers à deux personnes.

45. Cependant, même lorsque les textes du Code civil envisagent le contrat liant plus de deux personnes, ils l’envisagent généralement comme un rapport bipolaire : le contrat met en rapport deux individus ou deux catégories d’individus. Le contrat, tout comme, plus généralement, l’acte juridique patrimonial, est envisagé dans des rapports bilatéraux77

ou bipolaires : malgré la pluralité de personnes, le contrat lie deux parties, c’est-à-dire deux intérêts78. En effet, en énonçant que « le contrat est une convention par laquelle une ou

plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose », ce texte semble envisager deux catégories de personnes : celles

qui s’engagent, et celles qui bénéficient de l’engagement, autrement dit, les débiteurs et les créanciers.

Une telle approche ne doit pas surprendre, dans la mesure où l’étude des actes juridiques s’inscrit dans celle du droit des obligations. Or l’obligation, qui est définie comme un lien de droit par lequel une personne s’engage à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose au profit d’une autre, est clairement un rapport bipolaire entre un créancier et un débiteur ou, plus précisément, entre un ou plusieurs créanciers et un ou plusieurs débiteurs. Par

75 M.-L. MATHIEU-IZORCHE, Une troisième personne bien singulière, ou 2+1= tout autre chose, RTD Civ. 2003. 51.

76 Voir ainsi l’article 1582 du Code civil pour la vente, l’article 1704 pour l’échange, 1709 pour le louage de choses, 1710 pour le louage d’ouvrage, 1800 pour lebail à cheptel, etc.

77 C’est-à-dire liant deux groupes d’intérêts ; cf. R. CABRILLAC, op. cit. n°53, et non un contrat bilatéral au sens de synallagmatique.

78 En ce sens, et pour une distinction entre les personnes participant à l’acte et les parties, R. CABRILLAC,

30 ailleurs, les actes juridiques considérés comme les plus emblématiques sont ceux qui opèrent un transfert de propriété. La vente est ainsi considérée comme l’archétype des actes onéreux, la donation comme celui des actes gratuits. Le transfert de propriété est également, par essence, bilatéral.

De la même manière, la gratuité apparaît dans des rapports bilatéraux, qu’elle intervienne dans des actes simples (§1) ou conjonctifs (§2).

§1 : L’OBSERVATION DE LA GRATUITÉ DANS DES ACTES SIMPLES

46. Il ne s’agit pas encore, ici, de définir la gratuité, tâche qui sera l’objet de la deuxième section, mais simplement d’observer la gratuité telle qu’elle se manifeste dans les deux catégories générales d’actes à titre gratuit que sont les libéralités et les contrats de bienfaisance. Plus précisément, il s’agit de montrer que la gratuité s’apprécie dans les effets des actes juridiques, et, plus précisément, dans leurs effets entre deux personnes, que nous appellerons l’acteur et le bénéficiaire de gratuité. Ce champ d’observation, ce cadre d’analyse de la gratuité est indépendant de celui gouvernant la formation des actes juridiques gratuits. Particulièrement, la gratuité va s’observer dans des conventions, c’est-à-dire des accords de volonté de deux personnes au moins ayant des effets de droit (A) ; mais elle va aussi s’observer dans des actes juridiques unilatéraux. Si ces derniers sont parfaits par la manifestation d’une seule volonté, leur gratuité sera observée à travers leurs effets entre deux personnes (B).

A. La gratuité dans les conventions

47. Deux catégories de conventions gratuites nous sont présentées par le Code civil : il s’agit des contrats de bienfaisance et des donations directes, généralement envisagés comme liant deux personnes.

48. Contrats de bienfaisance<>Comme nous l’avons vu, le contrat de bienfaisance est défini par l’article 1105 comme « celui dans lequel l’une des parties procure à l’autre un

31

avantage purement gratuit ». Ce texte envisage donc l’hypothèse d’un contrat à deux

personnes, la gratuité s’appréciant entre deux protagonistes : un acteur qui fournit un avantage et un bénéficiaire qui le reçoit, cet avantage étant envisagé sous la forme d’un service79. La gratuité caractérise donc un rapport bilatéral entre l’acteur et le bénéficiaire de gratuité, qui ne sont autres que les parties au contrat. Cette démarche se retrouve pour tous les contrats spéciaux de bienfaisance. Ainsi, à propos du prêt à usage, défini par l’article 1875 du Code civil comme le « contrat par lequel l’une des parties livre une chose

à l’autre pour s’en servir, à charge pour le preneur de la rendre après s’en être servi », et

qualifié de contrat « essentiellement gratuit » par l’article 1876, la gratuité s’apprécie dans le rapport bilatéral liant le prêteur et l’emprunteur de la chose, les deux parties au contrat. Il en va de même pour le prêt de consommation, dont la gratuité de principe découle des articles 1902 et 1905 du Code civil. La gratuité du dépôt s’apprécie également dans le rapport bilatéral entretenu par le déposant et le dépositaire. Il en va de même du mandat, envisagé comme un service rendu par le mandataire au mandant. Dans toutes ces hypothèses, la gratuité s’observe donc dans un rapport bilatéral : un prestataire rend un service gratuit à un bénéficiaire.

49. Donations<> L’autre catégorie de convention qualifiée par le Code civil de gratuite80 est la donation entre vifs, définie par l’article 894 comme l’acte « par lequel le

donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée, en faveur du donataire qui l’accepte ». La donation est donc, de prime abord, envisagée comme une

convention liant deux personnes, le donateur et le donataire. La gratuité s’appréhende là-encore dans un rapport bilatéral : un acteur de gratuité qui s’appauvrit au profit d’un bénéficiaire qui s’enrichit corrélativement81

. On appréhende donc un flux de « valeurs

comptables » entre deux patrimoines82.

50. Exemple : donations avec charge dans l’intérêt d’un tiers<> Un exemple très révélateur de cette démarche qui consiste à toujours se placer dans un rapport bilatéral ou bipolaire pour appréhender la gratuité nous est fourni par les donations avec charge dans

79 M. BOITARD, Les contrats de services gratuits, th. Paris, 1941. 80 Art. 893 c.civ.

81

Sur cette définition de l’élément matériel des libéralités, cf. M. GRIMALDI, Droit civil. Libéralités,

partages d’ascendants, Litec, 2000, n° 1001.

82 R. SAVATIER, obs. ss. Civ. 1ère, 21 oct. 1973, RTD Civ. 1975, p. 756 : « Il est unanimement reconnu que

l’acte gratuit est une notion plus large que la donation. Celle-ci suppose, en effet, le transfert d’une valeur comptable d’un patrimoine à un autre ».

32 l’intérêt d’un tiers. Une personne donne un bien à une autre personne, à charge pour cette dernière de fournir telle prestation à une troisième personne. Pour savoir s’il y a ou non gratuité, on observe le rapport gratifiant-gratifié, puis le rapport gratifiant-bénéficiaire83.

51. L’appréhension de la gratuité de ces conventions dans un cadre bilatéral n’est pas surprenante dans la mesure où elles sont elles-mêmes présentées comme formées entre deux personnes. Cependant, on va constater une indépendance entre le cadre d’analyse de la gratuité, que nous appréhenderons toujours entre deux personnes ou deux groupes de personnes, et le nombre de personnes participant à la formation de l’acte gratuit. Il en sera ainsi dans l’acte juridique unilatéral gratuit.

B. La gratuité dans les actes juridiques unilatéraux

52. L’acte juridique unilatéral est généralement défini comme « toute manifestation de

volonté par laquelle une personne, agissant seule, détermine des effets de droit, soit à sa charge, soit même à son profit »84. Parmi cette catégorie figure le testament, qualifié de gratuit par l’article 893 du Code civil.

53. Testaments<>Le testament est défini par l’article 895 du Code civil comme l’acte « par lequel le testateur dispose, pour le temps où il n’existera plus, de tout ou partie de

ses biens et qu’il peut révoquer ». Il s’agit donc d’un acte juridique unilatéral, parfait dès

lors que la manifestation de volonté du testateur obéit aux règles de forme posées pour ce genre d’actes par les articles 967 et suivants du Code civil. Le Code civil distingue ensuite les legs universels, à titre universel, et à titre particulier. À propos du premier, l’article 1003 énonce que « le legs universel est la disposition testamentaire par laquelle le

testateur donne à une ou plusieurs personnes l’universalité des biens qu’il laissera à son décès ». De la même manière, à propos des legs particuliers, l’article 1014 dispose que

« tout legs pur et simple donnera au légataire, du jour du décès du testateur, un droit à la

chose léguée ». Le legs est donc lui aussi clairement appréhendé, quant à ses effets, dans

83

M. GRIMALDI, Libéralités, Partages d’ascendants, n°1198. Le rapport entre le gratifié-grevé et le bénéficiaire de la charge échappe, en principe, à la distinction de la gratuité et de l’onérosité, le gratifié exécutant une obligation. Or, comme nous le verrons plus loin, les actes d’exécution ne sont pas soumis à la distinction de la gratuité et de l’onérosité, et sont « neutres » au regard de cette distinction. Voir infra, n°387. 84

33 un rapport bipolaire liant le testateur au(x) légataire(s). Le legs opérant transfert de propriété de la chose léguée, cela n’a rien d’étonnant, car qui dit transfert dit mouvement entre deux points, le point de départ, à savoir le patrimoine du de cujus, et le point d’arrivée, celui du légataire. C’est entre ces deux points que la gratuité sera appréciée, et ce même si le testament est un acte juridique unilatéral ; et même, plus loin, si, comme le permet l’article 1003 du Code civil, il institue plusieurs légataires.

§2 : L’OBSERVATION DE LA GRATUITÉ DANS DES ACTES JURIDIQUES CONJONCTIFS

54. Parmi les actes juridiques gratuits visés par le Code civil figurent, ainsi que nous l’avons déjà laissé entendre, des actes juridiques conjonctifs, c’est-à-dire, selon la définition donnée par le Professeur Rémy CABRILLAC, des actes dans lesquels « plusieurs personnes sont rassemblées, lors de [leur] formation ou postérieurement, au

sein d’une même partie, c’est-à-dire par un même intérêt, défini par rapport à l’objet de l’acte »85

. La gratuité s’y appréhende toujours dans un rapport bilatéral, qu’il y ait pluralité d’acteurs de gratuité (A) ou de bénéficiaires (B).

A. La pluralité d’acteurs de gratuité

La pluralité d’acteurs de gratuité apparaît à de nombreuses reprises dans le Code civil, que ce soit en matière de contrats de bienfaisance ou de libéralités.

55. Co-mandat<>Ainsi, l’article 1986 du Code civil énonce que « le mandat est

gratuit, s’il n’y a convention contraire ». L’article 1995, de son côté, évoque la pluralité de

mandataires, en énonçant que « quand il y a plusieurs fondés de pouvoir ou mandataires

établis par le même acte, il n’y a de solidarité entre eux qu’autant qu’elle est exprimée ».

Ces deux textes sont parfaitement compatibles : en principe, le mandat est gratuit, et il se peut donc que ce mandat gratuit soit un co-mandat, un mandat conjonctif. Dans ce cas-là il

85

34 y a bien plusieurs acteurs de gratuité : les différents mandataires ayant accepté la mission confiée par le mandant. La gratuité s’apprécie donc toujours, malgré la pluralité de contractants, de façon bilatérale, car il y a toujours deux parties : le mandant, seul bénéficiaire, et les mandataires, partie plurale du contrat86. Ces derniers rendent un service gratuit au mandant, ils lui fournissent une prestation unique, malgré leur pluralité, de représentation.

56. Co-donation<>Ce même schéma se retrouve dans les libéralités. La donation conjonctive, par laquelle plusieurs personnes, par exemple deux parents, vont donner un ou plusieurs biens à un ou plusieurs donataires, est indirectement prévue par l’article 1422 du Code civil, qui énonce que « les époux ne peuvent, l’un sans l’autre, disposer entre vifs, à

titre gratuit, des biens de la communauté ». De la même manière, elle peut être fondée sur

l’article 815-3 du Code civil87, qui impose le consentement de tous les co-indivisaires pour accomplir des actes de disposition sur les biens indivis. Dès lors, la donation d’un bien commun ou d’un bien indivis doit être faite par les deux époux dans le premier cas, par tous les indivisaires dans le second. On se retrouve donc dans la situation d’une donation conjonctive par pluralité de donateurs. Encore une fois, la gratuité s’apprécie malgré tout de façon bilatérale, elle est le résultat de la fourniture d’un bien par la partie plurale des donateurs à la partie donataire.

57. Testament conjonctif<>Enfin, il serait tout à fait possible d’envisager l’hypothèse d’un acte juridique unilatéral gratuit conjonctif à travers le testament conjonctif. Néanmoins, ce dernier est prohibé par l’article 968 du Code civil, qui énonce qu’ « un

testament ne pourra être fait dans le même acte par deux ou plusieurs personnes, soit au profit d’un tiers, soit à titre de disposition réciproque et mutuelle »88

.

86

R. CABRILLAC, op. cit. n°52 s.

87 Le nouvel article 815-3, issu de la loi du 23 juin 2006, en vigueur le 1er janvier 2007, aux indivisions existantes et aux successions ouvertes non encore partagées à cette date, ne dit pas autre chose. Ce dernier texte permet, en effet, aux indivisaires titulaires d’au moins deux tiers des droits indivis d’accomplir certains actes, et, notamment, de vendre les meubles indivis pour payer les dettes et charges de l’indivision (art. 815-3, al. 1er, 3°). L’article 815-3, alinéa 3 précise que « toutefois, le consentement de tous les indivisaires est

requis pour effectuer tout acte qui ne ressortit pas à l’exploitation normale des biens indivis et pour effectuer tout acte de disposition autre que ceux visés au 3° ».

88

35 B. La pluralité de bénéficiaires de gratuité

58. Co-bénéficiaires de gratuité dans les contrats de bienfaisance<>La loi envisage l’hypothèse de la pluralité de bénéficiaires dans les contrats de service gratuits. Il en va ainsi dans le prêt à usage, contrat essentiellement gratuit89, à propos duquel l’article 1887 du Code civil énonce que « si plusieurs ont conjointement emprunté la même chose, ils en

sont solidairement responsables envers le prêteur »90. Ces co-emprunteurs bénéficient d’un service gratuit de la part du prêteur, la gratuité étant, une fois de plus, envisagée dans un rapport bipolaire (prêteur-emprunteurs). De la même manière, alors que le mandat est supplétivement gratuit91, l’article 2002 du Code civil envisage les obligations des co-mandants vis-à-vis du mandataire. On se trouve là en présence d’une autre forme de mandat conjonctif, liant toujours deux parties : un mandataire et plusieurs mandants. Ce schéma est bien évidemment applicable au dépôt, notamment si la chose déposée appartient à plusieurs personnes, et au prêt de consommation gratuit. Il l’est également en matière de libéralités.

59. Co-donataires<>La donation conjonctive par pluralité de donataires apparaît, quant à elle, très clairement dans le Code civil à propos de la donation par contrat de mariage. Ainsi, l’article 1082 prévoit l’hypothèse d’une donation par les père et mère, les autres ascendants, les collatéraux, « et même les étrangers » tant au profit « desdits époux, que

des enfants à naître de leur mariage ». La pluralité de donataires est donc tout à fait

possible, tout comme celle, déjà envisagée, de donateurs, les deux pouvant très bien être réunies. C’est même l’hypothèse visée par l’article 1082, celle d’une donation par des parents aux époux et à leurs enfants. Dans tous les cas, la donation reste un contrat bipartite, les deux parties, donateur et donataire, pouvant être plurales. La même conjonctivité existe dans la donation partage, envisagée par les articles 1076 et suivants du Code civil.

89 Art. 1876 c.civ.

90

Pour un exemple de prêt à usage de logement à deux époux, Civ. 1ère, 3 févr. 1993, D.1994, p. 248, note Bénabent ; JCP 1994.II.22239 note Morgand-Cantegrit ; RTD Civ. 1994, p. 125, obs. Gautier ; Defr. 1994, p. 428, obs. Vermelle ; M.-L. IZORCHE, La liberté contractuelle, in R. CABRILLAC, Th. REVET et M.-A. FRISON-ROCHE, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 1ère éd.

91

36 60. Conclusion de la sous-section 1<> Indépendamment du nombre d’auteurs de l’acte, indépendamment de l’unité ou de la pluralité des parties, la gratuité s’appréhende toujours dans un lien entre deux personnes ou deux catégories de personnes, l(es)’acteur(s) et le(s) bénéficiaire(s). Elle s’observe donc toujours dans un cadre d’analyse prenant comme point de repère le rapport bilatéral acteur-bénéficiaire. Il conviendra donc d’étudier la notion de gratuité dans ce cadre-là pour la définir, mais, au préalable, il faut envisager un autre élément du cadre d’analyse de la gratuité, telle que cette dernière nous est présentée par le Code civil92 : cette dernière est une caractéristique intrinsèque de certains actes juridiques. Il convient donc, pour appréhender la gratuité, d’analyser les actes juridiques ponctuellement.

SOUS-SECTION 2 : L’OBSERVATION DE LA GRATUITÉ DANS

Dans le document Essai sur la gratuité en droit privé (Page 42-49)