• Aucun résultat trouvé

D’OBSERVATION DE LA GRATUITÉ POUR APPREHENDER L’ALTRUISME

Dans le document Essai sur la gratuité en droit privé (Page 140-145)

211. Le cadre micro-juridique se caractérise par une appréhension ponctuelle et bilatérale des rapports juridiques. Cette méthode individualiste est celle qu’utilise, de façon générale, tout le droit du patrimoine. Il n’est donc pas étonnant que la distinction du gratuit et de l’onéreux, qui est posée à propos des actes juridiques patrimoniaux, se fasse dans ce cadre. Il apparaît que ce dernier est insuffisant pour appréhender l’altruisme. En effet, cette notion ne peut pas apparaître de façon certaine dans une relation détachée de l’ensemble des rapports juridiques auxquels est partie l’acteur. Il se peut très bien, en effet, que la gratuité d’un rapport juridique soit compensée dans d’autres rapports ou, même, que l’acteur de gratuité dégage un gain grâce à l’acte gratuit. Il nous faut alors envisager deux aspects qui permettent d’étayer notre propos : d’une part, la bilatéralité du rapport gratuit ne permet pas de mesurer le désintéressement, puisque l’acteur de gratuité peut compenser la perte sur ses autres partenaires économiques. D’autre part, la ponctualité du rapport envisagé ne permet pas de dire que la gratuité est irréductible à toute réciprocité, cette dernière pouvant apparaître en étudiant l’ensemble des rapports juridiques entretenus dans le temps entre l’acteur et le bénéficiaire d’un acte gratuit donné. Le cadre micro-juridique est donc trop étroit pour apprécier les mobiles de l’acteur de gratuit, pour mesurer leur caractère intéressé ou altruiste. Pour ce faire, il faudrait disposer d’un cadre d’analyse plus large, macro-juridique, par une ouverture du cadre d’analyse dans l’espace (§1) et dans le temps (§2).

128

§1 : L’INSUFFISANCE DU CADRE SPATIAL

212. Gratuité dans le rapport bilatéral et désintéressement de l’acteur<>La

gratuité apparaît, dans le rapport bilatéral, comme la fourniture d’une prestation objective, donc d’un avantage, par l’acteur au bénéficiaire, sans que ce dernier ne fournisse de contre-prestation. De la focalisation de l’observation sur le rapport juridique gratuit naît une explication de prime abord logique : puisque l’acteur fournit un avantage sans vouloir en recevoir en retour, c’est qu’il entend agir dans l’intérêt du bénéficiaire. L’acte gratuit apparaît alors comme désintéressé ou, plus précisément, altruiste. Il n’est alors nul besoin de se référer aux mobiles de l’acteur : l’acte apparaît comme objectivement désintéressé.

213. Fraude paulienne<>Pour autant, l’altruisme induit de la gratuité n’en est

qu’une explication parmi d’autres, elles-mêmes reconnues par le droit. Si l’on songe à la donation, il apparaît qu’elle peut intervenir dans l’intérêt du donateur, notamment lorsqu’il souhaite faire échapper un bien au droit de gage de ses créanciers ou lorsqu’il souhaite le mettre à l’abri d’une éventuelle liquidation judiciaire. L’action paulienne est alors favorisée pour les créanciers : ces derniers n’ont pas à prouver, outre la fraude, la complicité du tiers acquéreur379, à savoir le donataire, contrairement à ce que la jurisprudence prévoit pour les actes à titre onéreux. Le fait que l’acte ait été passé en fraude des droits des créanciers380 ne le disqualifie pas de gratuit381. Du reste, ce dernier n’est pas nul mais seulement inopposable aux créanciers.

214. Nullités de la période suspecte<>Par ailleurs, une simple suspicion de

fraude permet d’annuler l’acte gratuit translatif de propriété accompli en période suspecte. Ce dernier est nul de droit, en vertu de l’article L.632-1, I, 1° du Code de commerce. La suspicion est forte, en effet, que l’acte en question soit destiné à faire échapper un bien à

379

Civ. 1ère, 23 avril 1981, D. 1981, p. 395 ; Com. 14 mai 1996, Bull. civ. IV, n°134.

380 La fraude paulienne résultant seulement de la conscience de soustraire un bien au droit de gage des créanciers : Voir notamment Civ. 1ère, 13 janv. 1993, JCP 1993.II.22027 note Ghestin ; Defr. 1993, 1376, obs. Aubert ; Civ. 1ère 4 nov. 1983, RTD Civ. 1984 p. 719 obs. Mestre ; Civ. 1ère 17 oct. 1979, GAJC, 11ème éd., n°237 ; JCP 1981.II.19627, note Ghestin.

381 J.-J. DUPEYROUX, Contribution à la théorie générale de l’acte à titre gratuit, préf. J. Maury, LGDJ, 1955, n° 86 : « Est-il besoin d’ajouter que sur le plan de l’action paulienne nul ne songe à exiger, pour qu’il

y ait acte à titre gratuit, un sentiment affectueux chez le débiteur aux abois dont le seul but est de mettre certains biens à l’abri de l’action des créanciers ? ».

129 une éventuelle liquidation judiciaire ou qu’il rompe l’égalité entre les créanciers382

. Elle est si forte que l’acte gratuit accompli depuis la cessation des paiements sera nul de droit : il sera impossible au débiteur d’échapper à la nullité en prouvant l’absence de fraude. Par ailleurs, l’acte gratuit accompli dans les six mois précédant cette date pourra, également, être annulé, la nullité étant alors facultative383.

215. Qualification gratuite malgré la poursuite de l’intérêt de l’acteur<> Dans

ces deux cas, l’acte gratuit est frauduleux ou suspect de fraude : il tend, en effet, à organiser l’insolvabilité du débiteur384

qui donne un bien à une personne de confiance qui lui permettra de continuer à en jouir par la suite. Il intervient donc dans l’intérêt exclusif du donateur. Pour autant, afin de permettre notamment l’exercice de l’action en nullité de la période suspecte fondée sur l’article L.632-1, I, 1° du Code de commerce, il faut bien, avant de l’annuler, qualifier l’acte de gratuit. En réalité, il apparaît bien que l’acte est gratuit dans le rapport bilatéral donateur-donataire. Mais l’introduction d’une troisième personne385, le ou les créanciers, permet de comprendre que l’acte gratuit n’est pas, loin s’en faut, altruiste.

216. Gratuité dans le rapport bilatéral et intérêt exclusif du bénéficiaire : les cadeaux aux consommateurs<>De la même manière, si l’acte gratuit intervient, en

général, dans l’intérêt du bénéficiaire, il n’intervient pas toujours dans son intérêt exclusif. Là encore, c’est l’appréhension des autres personnes en relation avec les parties qui va nous permettre de contester l’explication de la gratuité par l’altruisme. Ainsi, les cadeaux faits par les professionnels aux consommateurs, autorisés depuis l’ordonnance du 1er

décembre 1986, sont bel et bien gratuits dans le rapport bilatéral donateur-donataire. Cependant, l’altruisme n’est pas à proprement parler une règle de comportement générale dans le monde des affaires. On peut même se demander s’il y est admissible, au regard de

382 M. JEANTIN et P. LE CANNU, Droit commercial, Instruments de paiement et de crédit, Entreprises en

difficulté, Précis Dalloz, 6ème éd., 2003, n°827 et s.—F. PÉROCHON et R. BONHOMME, Entreprises en

difficulté, Instruments de crédit et de paiement, LGDJ, 7ème éd., 2006, n°508—P.PÉTEL, Procédures

collectives, Cours, Dalloz, 5ème éd., 2006, n°357—G. RIPERT et R. ROBLOT, Traité de Droit commercial, t. 2 par Ph. DELEBECQUE et M. GERMAIN, 17ème éd., 2004, n°3108.

383 Cf. Art. L.632-1, II c.com.

384 Ce comportement peut aussi être constitutif du délit de banqueroute. L’article L.654-2, 2° du Code de commerce sanctionne, en effet, le fait d’avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif du débiteur, ce qui s’applique aux actes de disposition volontaires accomplis sur le patrimoine du débiteur, après la cessation des paiements, en fraude des droits des créanciers. En ce sens : Crim. 11 mai 1995, Bull. Crim. n°172. 385 M.-L. MATHIEU-IZORCHE, Une troisième personne bien singulière, ou 2+1= tout autre chose, RTD Civ. 2003. 51

130 la théorie fiscale de l’acte anormal de gestion386. Il est évident que les prix sont fixés en tenant compte de tous les coûts, y compris promotionnels, supportés par l’entreprise. Dès lors, si cette dernière peut agir gratuitement, le coût des opérations gratuites sera répercuté sur les opérations onéreuses, c’est-à-dire sur la globalité de la clientèle.

217. Dès lors, le rapport bilatéral dans lequel la gratuité apparaît ne permet pas d’appréhender l’altruisme, car il est tout à fait possible que l’acteur de gratuité fasse supporter par une tierce personne ou catégorie de personnes, créanciers, clients, le coût de l’acte gratuit. De la même manière, le fait de se focaliser sur un acte juridique ponctuel ne permet pas non plus de faire apparaître l’altruisme.

§2 : L’INSUFFISANCE DU CADRE TEMPOREL

218. Même si l’on envisage seulement les rapports entre deux personnes, l’acteur et le bénéficiaire, l’acte gratuit ne permet pas de conclure à l’altruisme. Si A prête sa tondeuse à gazon à son voisin B, il n’entend pas forcément agir de manière désintéressée. Pour conclure à l’altruisme, il faudrait envisager la globalité des rapports entre les deux parties, et voir si B ne procure pas, parfois, à son tour, des avantages à A, si bien que les relations s’équilibrent. Or il est possible que des contrats gratuits interviennent successivement entre deux parties387, chacune fournissant tour à tour un avantage à l’autre, la réciprocité et l’équilibre de leurs relations étant alors la cause subjective, la causa

remota, de chaque contrat gratuit. Dès lors que les avantages fournis ne sont pas

conditionnés l’un par l’autre, dès lors que leur réciprocité n’intègre pas la cause objective des obligations qu’ils créent, dès lors qu’il n’y a aucune connexité388

entre ces dernières,

386 M. COZIAN, Précis de fiscalité des entreprises, Litec, 30ème éd., 2006, n°1339 et s. La théorie de l’acte anormal de gestion permet de refuser que le commerçant ne fasse passer en charges des dépenses qui n’ont aucun lien avec l’intérêt de l’entreprise. Si elle peut agir gratuitement, elle doit donc agir de façon intéressée. Voir ainsi l’article 39.1, 7°, CGI, qui établit le bénéfice net en déduisant toutes les charges, dont « les

dépenses engagées dans le cadre de manifestations de caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique, à la défense de l'environnement naturel ou à la diffusion de la culture, de la langue et des connaissances scientifiques françaises, lorsqu'elles sont exposées dans l'intérêt direct de l'exploitation ».

387

Voir aussi, en ce sens, C. LEBORGNE-INGELAERE, La gratuité en droit social. Essai sur le régime

juridique du travail gratuit. Th. Lille 2, 2005, n° 123 et s.

388 J.-B. SEUBE, L’indivisibilité et les actes juridiques, préf. M. Cabrillac, Litec, Bibl. Dr. Ent., t. 40, 1999, n°244 et s. L’auteur distingue bien la connexité et la réciprocité de l’indivisibilité, souvent employée, à tort selon lui, pour désigner les obligations connexes ou réciproques.

131 ces contrats sont bel et bien gratuits. Du reste, c’est en ce sens que les contrats de service gratuits étaient envisagés par les codificateurs, comme en témoigne l’exposé des motifs du Titre XV du Livre III du Projet de code civil, relatif au prêt, présenté par GALLI : « on ne

peut pas toujours acheter, échanger ou louer pour avoir certaines choses dont nous manquons et dont nous avons besoin. Ce fut une suite de notre liaison, de notre humanité, de nous en accommoder l’un l’autre, et de nous aider mutuellement389

par divers moyens, notamment par celui du prêt à usage »390. L’entraide, la solidarité trouvent donc, dans les contrats gratuits, leur cadre juridique de prédilection. La succession de contrats gratuits entre deux personnes qui se fournissent mutuellement des avantages ne permet sans doute pas de voir dans ces derniers une manifestation d’altruisme pur.

219. Conclusion de la Sous-Section 1 : la nécessaire appréhension de l’altruisme dans un cadre macro-juridique<> Il résulte de ce qui précède que le cadre

micro-juridique dans lequel la gratuité apparaît ne permet pas d’appréhender l’altruisme. En effet, si l’altruisme est une explication plausible de la gratuité dans certains cas, la prise en considération d’une personne tierce au rapport juridique gratuit, comme la prise en considération de la globalité des rapports entretenus dans le temps entre les parties à ce rapport nous permettent de comprendre que l’altruisme n’explique pas toujours la gratuité. Doit-on alors admettre que la gratuité puisse trouver d’autres explications ou doit-on, de façon plus rigoureuse, la sortir de son cadre d’appréhension naturel pour l’envisager dans un cadre global, macro-juridique, qui permettrait de voir dans la gratuité la fourniture unilatérale et définitive d’un avantage ? Cette deuxième solution, qui permettrait de révéler une gratuité pure, idyllique, est impensable, comme nous allons désormais le voir.

389 Nous soulignons.

390 FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Videcoq, Paris, 1836, t. XIV, pp. 449-450. Voir aussi le discours du Tribun ALBISSON devant le corps législatif, le 18 ventôse an XII, op. cit. p. 465 : « Parmi les différentes manières dont les hommes peuvent s’entr’aider et subvenir à leurs besoins

réciproques, le prêt doit attirer singulièrement l’attention du législateur, comme un des plus propres à faciliter entre eux la communication bénévole de ce qu’ils possèdent respectivement. ». La même idée se

retrouve à propos du mandat. Voir en ce sens le rapport du Tribun TARRIBLE devant le tribunat, le 16 ventôse an XII, op.cit., t. XIV, p. 592 : « Le projet proclame que le mandat est gratuit s’il n’y a convention

contraire. Il imprime ainsi à ce contrat le beau caractère du désintéressement et de la générosité. La loi civile, toujours respectable, semble devenir plus touchante lorsqu’on la voit féconder dans le cœur des citoyens les sentiments officieux qui les portent à se rendre mutuellement des services gratuits, et les ennoblir en traçant les règles qui doivent les diriger ».

132

SOUS-SECTION 2 : L’INADAPTATION D’UN ÉVENTUEL CHAMP

Dans le document Essai sur la gratuité en droit privé (Page 140-145)