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3) Histoires de vie

3.5/ Le secteur face aux menaces : l’entente sur les prix

Du premier janvier 1931 à fin décembre 1932, les fondeurs ardennais subissent une baisse d’activité de 25 à 30 %554. En réponse à cette baisse, ils se mobilisent, comme

traditionnellement pour le maintien des tarifs, pour l’achat en commun des matières premières, puis suite au projet de loi sur les ententes industrielles, pour une nouvelle organisation de la fonderie.

Courant 1933, le SGFF lance une enquête sur les prix afin d’établir des barèmes de prix obligatoires par catégorie de pièces. La publication dans L’Usine de ces barèmes soulève les protestations de nombre de fondeurs ardennais555. A l’évidence, le SFMA ne partage pas

l’idée parisienne de contrôler les prix par affichage des tarifs, le Président Lebeau suggérant même, pour un meilleur effet, de tenter un essai d’entente par client entre quelques membres ou même tous les membres du comité556. Il souhaite étendre cette entente sur les prix,

véritable close de non-concurrence, à l’ensemble de la profession en réalisant des accords de fonderie à fonderie par l’entremise des syndicats régionaux557. La nuisance des fonderies non

adhérentes est identifiée et provoque l’exclusion de ces entreprises des achats communs de matières premières (ces derniers offrant une sécurité d’approvisionnement à un prix inférieur à celui du marché). Les ristournes de fin d’année, reversées aux adhérents, s’établissent entre 5 et 10 % du prix d’achat558. Le prix est fixé par accord entre les producteurs, le SGFF et les

syndicats régionaux avec un droit de veto des fondeurs sur la hausse et la baisse des prix.

554 Procès-verbaux des assemblées générales du SIMA, AG du 29 mai 1933, op. cit., p. 421.

555 Procès-verbaux des AG et des réunions du comité du SFMA, op. cit réunion du comité du 7 mai 1934. 556 Ibid.

557 Ibid., réunion du comité du 17 décembre 1934. 558 Ibid., réunion du comité du 8 janvier 1934.

La grande fermeté des fondeurs est aussi liée à une sourde inquiétude, celle de l’intégration verticale imaginée par Jean Raty en 1929 en vue d’assurer de nouveaux débouchés à ses hauts-fourneaux de Saulnes559. Le contrôle du cycle entier de la production du minerai de fer et du charbon à la cuisinière ou à la baignoire, perturbe le partage de la valeur ajoutée et place le fournisseur de matières premières en concurrence directe avec ses clients, les fonderies sur album, et les fonderies sous-traitantes des constructeurs d’appareils de chauffage.

Document 24 : La société générale de fonderie

Sources : Chaîne du souvenir des usines du groupe de la société générale de fonderie, Noyon, Imprimerie Finet, 1992, p. 5.

Les fonderies concernées par les prix négociés et les ristournes doivent justifier d’une double adhésion, celle au SGFF et, dans le cas des établissements ardennais, au SFMA. Ainsi le Réveil, coopérative ouvrière à Bourg-Fidèle, est sociétaire du SGFF, mais pas du SFMA ; aussi sa réclamation est-elle rejetée car la participation aux ristournes implique l’adhésion au syndicat des Ardennes560. La fonderie Cossardeaux & Grosdidier est dans le même cas ; elle

n’appartient pas au même monde que les notables industriels, et son adhésion au syndicat condamnerait, en la soumettant au contrôle des autres fondeurs, sa démarche commerciale de butinage à la marge des prix de revient. C’est d’ailleurs en soulevant ce type de problème qu’en 1934, Maurice Olivier561 propose au conseil de direction de l’UIMM d’imposer une

organisation aux professions où la libre entente serait impossible et aux industries qui

559 Chaîne du souvenir des usines du groupe de la Société Générale de Fonderie, Amicale des Anciens de la

Société générale de Fonderie, Noyon, Imprimerie Finet, 1992, p. 4.

560 Procès-verbaux des AG et des réunions du comité du SFMA, op. cit., réunion du comité du 23 janvier 1935. 561 Maurice Olivier, président du Syndicat des fondeurs du Nord, est élu président du SGFF le 30 juin 1933,

travaillent en dessous du prix de revient562. Il tente ainsi de devancer le projet sur les ententes

industrielles du gouvernement Flandrin563 : les industriels sont invités à se discipliner eux-

mêmes dans le cadre de leurs organisations professionnelles afin de remettre de l’ordre sur le marché, de relever les prix exagérément réduits, de mieux proportionner la production à la consommation et de conjurer les effets destructeurs d’une concurrence exagérée564. Le SFMA reste très prudent et s’il admet l’urgence de lutter contre la concurrence factice de certains établissements, il entend contrôler l’attribution, au cas d’entente obligatoire, des contingents, avec quotas individuels pour les tonnages affectés aux Ardennes565.

Les fondeurs ardennais sont partisans des ententes à condition qu’elles ne soient pas trop contrôlées par l’État. Par ailleurs, le ralentissement économique exacerbe la volonté d’encadrer la concurrence « sauvage ». É. Grosdidier, qui n’adhère pas aux syndicats patronaux ardennais perçoit-il ces bruits d’état-major qui remettent en cause l’indépendance de Cossardeaux & Grosdidier (car dans le cadre figé de l’entente industrielle, le destin du petit est de ne surtout pas devenir grand) ? Plus vraisemblablement, en subissant les contraintes quotidiennes qui pèsent sur la fonderie artisanale, agit-il au jour le jour en trublion unfair de l’ordre commercial établi, sans se soucier de heurter les habitudes et la mentalité coutumière des fondeurs en place.

* * *

Le ralentissement brutal de l’économie dans le premier trimestre 1927, incite É. Cossardeaux, confronté, au double problème d’une trésorerie et d’une clientèle insuffisante, à conclure une association avec son beau-frère Émile Grosdidier. Ce dernier, dont l’ambition est clairement constatée, est un mouleur à l’expertise confirmée, soutenu par sa famille qui l’accompagne solidairement dans les emprunts. Il choisit comme première marche de son ascension sociale, l’entrée dans le commerce avec l’achat d’une librairie- papeterie avant de saisir l’opportunité de la cogérance d’une fonderie existante. Outre l’apport en espèces (30 000 francs) de la moitié du capital social, É. Grosdidier engage une démarche commerciale qu’É. Cossardeaux, seul, ne pouvait assurer. L’entreprise se fait connaître par des publipostages et des visites de donneurs d’ordre ; le résultat de cette prospection intensive

562 D. FRABOULET, Quand les patrons s’organisent, 1901-1950, Stratégie et pratiques des Industries

métalliques et minières, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2007, p 164.

563 Ibid., p. 165.

564 Procès-verbaux des AG du SIMA, AG du 16 mai 1935, p. 485.

est l’obtention de 157 nouveaux clients dont l’origine sectorielle principale est la quincaillerie, spécialité traditionnelle de Vrigne-Vivier. Cependant la fonderie se démarque des établissements sur album par une activité de sous-traitance dans des secteurs aussi divers que le matériel électrique, le chauffage, les appareils de mesure, les pompes et le matériel agricole. Sans évidence d’une stratégie élaborée, les prises de commandes diversifiées sont la conséquence du pragmatisme commercial d’É. Grosdidier, qui pratique une politique de prix bas.

La reconstitution de l’espace et de l’organisation du travail éclaire le rythme de la production et une photographie prise en 1929 illustre les différents métiers de la fonderie. Cette dernière, sans mécanisation du moulage, repose sur la compétence des mouleurs dont les salaires représentent 75 % des dépenses. Cette charge financière pèse sur les fonderies, et a fortiori sur celles dont la trésorerie n’est pas consolidée. Cossardeaux-Grosdidier est dans ce cas, pour une première période de sous-activité en 1928 puis une seconde, mais de croissance en 1929 (de nouveaux emprunts et les avances de G. Grosdidier comblent en dernier recours le manque de liquidités). L’équilibre est donc fragile quand la fonderie doit contenir tant les taux horaires que le prix des pièces en adaptant l’effectif à l’activité dans un environnement de forte mobilité ouvrière interentreprises. Ainsi, le ralentissement observé à la fin de 1930 par les industriels ardennais provoque d’une part, une baisse des salaires, et d’autre part, une entente sur les prix imposée aux adhérents du SFMA. La volonté de réguler la concurrence est, depuis l’armistice de 1918, le mécanisme de défense traditionnel de l’association des fondeurs ardennais. Lors de l’élaboration des projets d’entente, le SFMA propose l’obligation d’appartenir au syndicat professionnel et l’affectation à chaque entreprise de quotas de production. Cette réelle menace pour Cossardeaux-Grosdidier n’a pas d’effet ; non soumis à la discipline professionnelle puisque non adhérent, É. Grosdidier peut remettre sans pression les prix nécessaires à la prise de nouvelles affaires. Au cours de l’année noire 1931, l’entreprise obtient 50 nouveaux clients et 30 autres dans les quatre premiers mois de 1932. Les fermetures de fonderies initiées en 1930 présentent un gisement de clients potentiels pour qui sait les trouver. Mais au-delà de l’action commerciale, la situation de la fonderie reste fragile. Certes, sa petite taille et le personnel familial de l’entreprise permettent une grande flexibilité d’adaptation mais l’équilibre est précaire quand tout se paye comptant et les clients à échéance. À la faible embellie de 1933 succède une brutale aggravation de la situation économique ardennaise au début de 1934 qui met en péril l’association des deux beaux-frères et l’existence même de la société.

D) La Fonte Ardennaise : les années

de turbulence, 1934-1945

Huit ans après sa naissance, la fonderie change une troisième fois de raison sociale. L’avènement de La Fonte Ardennaise ouvre une ère de troubles mais aussi d’opportunités : de 1934 à 1945 se succèdent l’instabilité des cogérances, les inquiétudes liées au Front populaire, l’incertitude des années d’avant-guerre, l’évacuation, le retour en zone interdite et les entraves de l’économie sous l’occupation allemande. Mais, pendant cette période, l’entreprise saisit aussi de nouvelles possibilités commerciales et la direction unique d’Émile Grosdidier s’affirme.

En 1934, É. Cossardeaux se retire de la société qu’il a fondée en 1926, cédant à son beau-frère ses parts en deux temps, puis le bâtiment et les moyens de production. Il est remplacé à la cogérance par J. Goulard qui abandonne l’entreprise après moins de deux ans de présence. Se pose alors la question des raisons de ces ruptures qui permettent à É. Grosdidier de devenir gérant majoritaire : est-ce la situation financière de la fonderie qui provoque le retrait d’É. Cossardeaux ? Sont-ce les mêmes causes qui affaiblissent l’implication personnelle de J. Goulard ? Enfin quelles ressources propres soutiennent la motivation d’É. Grosdidier ? Suite à cette période caractérisée par la faiblesse de l’activité, l’entreprise trouve une certaine stabilité. Nous analyserons comment la fonderie traverse la période du Front populaire, puis sa différence vis-à-vis des autres acteurs du secteur en ce qui concerne le recrutement du personnel et l’orientation de l’action commerciale.

La trajectoire positive de la société est rompue par l’invasion allemande. À La Fonte Ardennaise, la guerre a pour conséquence l’arrêt de toute production entre mai 1940 et mars 1941 et entre juin 1944 et mars 1945. Entre ces deux périodes, la marche des fonderies ardennaises est entravée par le contingentement des matières premières et la difficulté de recrutement du personnel alors que s’alourdit la menace de concentration ou de fermeture. Selon l’avertissement du docteur Bauer, conseiller économique du Reich, au délégué régional du COF, R. Lebeau, « ne subsisteront que celles qui tirent le maximum des usines et des outillages par leur spécialisation et le travail en série »566. Ce profil ne semble pas

correspondre à celui de La Fonte Ardennaise, néanmoins cette dernière évite les écueils et

travaille sans discontinuer de mars 1941 à juin 1944. Il convient alors de comprendre comment l’entreprise s’adapte à l’environnement à la fois instable et réglementé de l’occupation allemande et de l’encadrement de la profession : quels clients permettent le redémarrage de la fonderie et quelle est leur évolution pendant les trois ans d’activité de la fonderie en temps de guerre ? Durant la pénurie de main-d’œuvre, sur quels salariés et sur quelle organisation du travail s’appuie É. Grosdidier pour produire ? Comment, enfin, parvient-il à gérer l’approvisionnement en matières premières et à éviter une fermeture presque inéluctable en raison de la taille de son établissement ?

Si depuis sa création, aucun bilan financier n’est connu, le compte rendu de l’AG d’août 1945 précise le résultat des six exercices qui courent de 1939 à 1944. En complétant ces données par l’analyse de l’évolution de l’activité et des salaires, il est possible, pour la première fois, de dégager le profit opérationnel de la fonderie. La mise en perspective de la rentabilité de l’établissement avec celle du secteur éclaire la spécificité de La Fonte Ardennaise et soulève une interrogation fondamentale : quels éléments ont participé à l’inversion de la tendance observée dans la première décennie de la fonderie, à savoir le passage de la survie aux prémices de croissance ?