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L’originalité de la métallurgie ardennaise ne se situe pas dans ses avantages physiques ou géologiques. Le département est semblable à de nombreux autres qui comportent des forêts, des cours d’eau et du minerai de fer. En revanche, la comparaison entre l’emplacement des zones d’extraction et celui des établissements métallurgiques indique l’éloignement des deux activités. L’analyse de cette particularité nous permet de mesurer l’importance des relations transfrontalières et de définir ce qui distingue les Ardennes des autres zones de métallurgie ancienne.

D’après la situation géographique et géologique établie par L. Voisin207, six grandes

zones d’extraction du minerai apparaissent : quatre d’entre elles (les secteurs de Poix-Terron, de la vallée de l’Ennemane, de Margut, de Nouart) sont situées au sud de la dépression périardennaise, dans la zone centrale décrite pour fournir le minerai en abondance208; les deux

autres sont placées aux extrémités du département (en Argonne pour le secteur de Grandpré, aux confins de la Thiérache pour celui de Signy-le-Petit).

205 D. ROCHE, Histoire des choses banales, Naissance de la consommation XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard,

1997, p. 38.

206 P. A. JULIEN, M. MARCHESNAY, L’entrepreneuriat, Paris, Economica, 1996.

207 L. VOISIN, L’extraction du minerai de fer dans les Ardennes, Charleville-Mézières, imprimerie Bayart,

1994.

BELGIQUE MARNE AISNE NORD MEUSE BELGIQUE MARNE AISNE NORD MEUSE

En ajoutant à la localisation de l’extraction du minerai, les établissements métallurgiques actifs au XVIe siècle209, nous obtenons une cartographie du travail du fer

classique pour l’époque moderne, dans les régions où il ne manque ni bois, ni cours d’eau : les forges et hauts-fourneaux se situent à proximité des mines.

Figure 6: Département des Ardennes : de l’extraction du minerai à la spécialisation, XVIe-XIXe

Sources : L. VOISIN, Situation géographique et géologique des principaux points d’extraction de

minerai de fer dans le département des Ardennes ; L. ANDRÉ, «Carte des établissements

métallurgiques actifs au XVIe siècle», in La métallurgie du fer dans les Ardennes (XVIe-XIXe) ;

J-F BELHOSTE, «Carte schématique des bassins d’activité métallurgique dans l’espace mosan (XVIe-XVIIIe) », in La métallurgie du fer dans les Ardennes.

Cependant, nous relevons dans le massif primaire ardennais, une proportion élevée d’établissements métallurgiques par rapport aux possibilités d’extraction. Ces derniers se sont probablement maintenus après l’épuisement de petits gisements limités. Cette hypothèse vérifiée, nous serions en présence d’un modèle original pour l’époque, car même au stade d’ébauche, la division du travail implique un savoir-faire à forte valeur ajoutée, des transactions commerciales et un transport organisé. Pour avérer cette éventualité, la métallurgie ardennaise doit être mise en perspective avec celle de l’espace mosan. En effet malgré le flou des frontières, il existe dans cet ensemble géographique, un réseau d’échanges

209 L. ANDRÉ, « Aspects de la métallurgie ardennaise au XVIe siècle », in La métallurgie du fer dans les

Ardennes (XVIe-XIXe), op. cit., p. 26-35.

Charleville-Mézières

qui lui permet de bénéficier de relations et de la complémentarité durable avec d’autres foyers sidérurgiques210.

Cette densité de cloutiers, ferronniers et armuriers est révélatrice d’une demande forte de produits finis et de l’avantage d’être l’arrière-pays de régions développées mais privées d’industrie métallurgique (le Bassin parisien, la Flandre et la Hollande)211. Cette proximité et

la pression du marché stimulent l’innovation et offrent à la métallurgie ardennaise trois opportunités qui la différencient de ses homologues périgourdine et ariégeoise et des autres terres de métallurgie ancienne. La première concerne de nouveaux savoir-faire, la seconde des marchés en expansion et la troisième, la potentialité de partenariats techniques, commerciaux et financiers. Ces avantages relationnels et une extrême sensibilité aux marchés sont des paramètres fondamentaux dans la success story de la métallurgie ardennaise.

Les maîtres de forge ardennais deviennent donc marchands ou s’allient avec les commerçants du fer battu ou moulé dans « un marché commun avant la lettre »212. La

véritable particularité des Ardennes est donc liée à sa position géographique : terre de guerre qui implique l’enclavement du département, mais aussi terre de flux d’informations et de contacts qui forme à la vigilance. Cette vigilance lui permet d’anticiper les perturbations, d’être sensible aux stimulations du marché, et l’incite à adopter toute innovation qui augmente sa capacité de production, sans mettre en cause la qualité du produit213. La division du travail qui différencie l’industrie du fer des Ardennes est en place depuis le XVIe siècle ; J.-F. Belhoste indique que l’échange des marchandises était constitué de produits intermédiaires, de produits finis et, plus rares dans beaucoup d’autres régions sidérurgiques, de matières premières214. En arrivant dans les Ardennes, l’ingénieur des Mines, Edmond

Nivoit constate que dans une région au sol pauvre et aride les habitants n’ont que l’industrie du fer et la fabrication des ardoises pour survivre215. À cette date (1869), le minerai de fer

s’épuise (la production des minières se termine en 1886) ; et il ne reste plus que quatre hauts- fourneaux dont trois au charbon de bois. Cependant, dans une partie des arrondissements de Mézières, Rocroi, Sedan et, dans la vallée de la Meuse, entre Charleville et Givet, la population industrielle s’accroît : celle de Nouzon quadruple en quinze ans, et Château-

210 D. WORONOFF, « Préface », in La métallurgie du fer dans les Ardennes, op. cit., p. 5. 211 J.-F. BELHOSTE, op. cit., p. 13.

212 D. WORONOFF, op. cit., p. 5. 213 Ibid., p. 7.

214 J.-F. BELHOSTE, op. cit., p. 15.

Regnault qui dénombrait 400 ferronniers en 1832 en compte plus de 1500, 37 ans plus tard216.

Selon Nivoit, l’une des raisons qui font le bon marché et la supériorité des produits ardennais, est la spécialisation de la production par village car il parait évident qu’un ouvrier qui fait toujours la même pièce ne peut manquer d’arriver à exécuter cette pièce « avec célérité et perfection »217.

Grâce à l’acquis de l’expérience et des compétences professionnelles des hommes du fer, les industriels ardennais poursuivent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, leur quête

séculaire de la valeur ajoutée dans un contexte plutôt favorable (position privilégiée entre le fer de Lorraine et le charbon du Nord et fluidité des transports par le chemin de fer). L’habitude de s’ouvrir au marché leur permet de saisir de nouvelles affaires et de développer de nouveaux savoir-faire. La fonderie de seconde fusion, comme la boulonnerie et la forge d’estampage, « donnera un nouveau souffle à une activité qui semble bien, vers 1840, en perte de vitesse »218.

2) Les hommes de la diffusion : une