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3) Histoires de vie

3.1/ Espace et organisation du travail

Le 1er octobre 1927, Gilbert Viot, vingt ans, entre comme fondeur chez Cossardeaux &

Grosdidier520. Son témoignage permet de définir l’espace et l’organisation du travail mis en

place entre fin 1927 et 1929.

Le bâtiment originel de 11 m x 8 m existe toujours, mais fut transformé en 1950 en bureau et magasin à modèles, puis en maison d’habitation pour le concierge et enfin en table d’hôte pour les clients et invités de l’entreprise.

L’aspect extérieur n’a pas représenté de difficultés pour la reproduction de Jean-Noël Martin (cf. doc. 35). Le tableau représente le cubilot, à côté de la gare de Vivier au Court, à quelques mètres de la fonderie.

Document 20 : La gare et le bâtiment initial

Sources : Photographie B. PRATI retouchée par l’agence de communication Yakaprint.

À l’origine, les deux seules fenêtres étaient situées côté route. Au premier trimestre 1928, une porte est ouverte sur le pan opposé à la façade d’entrée afin de remblayer la future extension avec les déchets de la fonderie. G. Viot est formel : au premier trimestre 1928, les piliers sont déjà construits. L’auvent sert à protéger le sable, le coke et les fagots utilisés pour l’allumage du cubilot ; des petits tas de ferrailles, de fonte neuve et de bouteilles vides, qui remplacent la castine, complètent le parc de matières premières.

520 Si « fonderie » a trois définitions : l’art de fondre, l’établissement industriel et l’emplacement de production

spécifique qui comprend les moyens de fusion et de moulage, « fondeur » en a deux : celui qui dirige une fonderie et l’ouvrier qui surveille ou effectue les opérations de fusion.

L’architecture est très éloignée de l’espace minimum et de la luminosité préconisée par Lelong et Mairy en 1912 : « halles de moulages de 15 à 20 mètres de largeur, l’éclairage, pendant le jour, s’effectue par la toiture et les fenêtres murales. La surface vitrée peut atteindre 25 à 30 % de la surface totale »521. Entre octobre 1927 et août 1928, cinq à huit ouvriers travaillent régulièrement dans la fonderie, comme nous pouvons l’observer dans la vue éclatée de l’activité de l’atelier522.

Document 21 : Vue éclatée de l’atelier

Sources : Reproduction de Jean-Noël Martin, archives privées La Fonte Ardennaise.

La mécanisation du cycle de production se résume à l’unique moteur qui, par le jeu des poulies, alimente une meule, le moulin à sable et les tuyères du cubilot. Le fondeur charge le cubilot à dos d’homme dans des paniers d’osier, nommés paniers carrés mais dans la pratique, tout le personnel, femmes comprises participe au chargement. À l’intérieur de la fonderie, près du cubilot, le piqueur permet à la fonte de couler dans la poche, ensuite il bouchonne l’orifice. Dans l’organisation de la fonderie, chaque mouleur est capable de piquer. Devant les machines à mouler à bras, deux mouleurs remplissent des moules au sol. À l’établi, le plaquiste prépare les couches, derrière lui un autre mouleur termine ses moules. Une grande polyvalence existe entre tous les mouleurs, leur savoir-faire leur procurant une grande autonomie et la maîtrise de toutes les étapes de la fabrication. Les deux gérants

521 A. LELONG et E. MAIRY, vol. 2, op. cit., p. 217.

participent également à toutes les opérations523. La semaine de travail est organisée autour de

la seule coulée hebdomadaire.

Figure 22 : planning de la semaine Jour Opération Fonctions Lundi

Habillage du cubilot Fondeur Préparation des couches

Fabrication des moules Plaquiste-couchiste Mouleurs Brossage des pièces Râpeuses

Brosseuses Meuleurs Mardi

Séchage du cubilot Fondeur Fabrication des moules Mouleurs Râpage Meulage Brossage Râpeuses Meuleurs Brosseuse Mercredi Chargement du cubilot Fabrication des moules Tous Mouleurs

Préparation des noyaux Noyauteuse Jeudi Après midi : coulée Mouleurs et fondeur Vendredi déballage Mouleurs et fondeur

Samedi

Habillage du cubilot Fondeur Déballage

Relevage du sable Mouleurs Brossage Brosseuse

Râpeuses Meuleurs

Sources : Entretien de l’auteur avec G. VIOT (1995).

Les mouleurs réalisent leurs moules, coulent la fonte au moyen de poches alimentées par le fondeur qui guide le cubilot, et déballent les pièces le lendemain (ils enlèvent le sable et cassent les jets). Le mouleur qui possède son propre trousseau professionnel est bien l’élément essentiel du cycle de production : outre son habileté manuelle, il doit avoir une connaissance approfondie et raisonnée (qui ne s’acquiert que par une longue pratique), des causes multiples à l’origine de moulages défectueux524. Les cafuts (pièces rebutées) sont en

effet, la hantise des patrons fondeurs, surtout au rythme d’une coulée par semaine. Une fois les pièces coulées, râpées et ébarbées, les patrons de fonderie doivent procéder à leur réception avant de les livrer et ne pas se laisser tromper par les ruses que les mouleurs mettent en œuvre pour faire passer leurs pièces défectueuses525. La réussite de la fonderie est entre les

mains du mouleur qui doit examiner comment mettre son modèle en chantier pour optimiser la confection du moule et apprécier au toucher le sable convenable526. Le fondeur, une fois la

tôle du cubilot refroidie, garnit l’intérieur de pisé et de matériel réfractaire. Ensuite, les brosseuses et râpeuses nettoient à la brosse métallique le sable et suppriment les petites

523 Entretien de l’auteur avec Gilbert Viot (1996). 524 A. LELONG et E. MAIRY, vol. 1, op. cit., p. 414. 525 A.-F. GUETTIER, vol. 4, op. cit., p. 288.

bavures de fonte, tandis que le meuleur ébarbe les attaques de coulée et les jets. Le cycle recommence avec, si besoin, la façon des noyaux et une nouvelle fabrication de moules.

Grâce aux vestiges du cubilot de Guillet-Génin (dont Gilbert Viot affirme qu’il est identique à celui installé par Émile Cossardeaux), Bernard Dervin, ancien directeur technique de La Fonte Ardennaise, estime la capacité de fusion à trois tonnes, soit une production hebdomadaire d’une tonne et demie de pièces bonnes. En comparaison, Lelong et Mairy ne conçoivent de fonderies que pour une production mensuelle de 150 tonnes527. La fonderie

ressemble ainsi à ces ateliers primitifs, décrits par Guettier quelque cinquante ans plus tôt, dont l’économique simplicité de leur organisation devait avoir une raison d’être528.

Il y a donc peu d’écart, excepté le moteur électrique, entre les moyens d’une petite fonderie de la seconde moitié du XIXe siècle et Cossardeaux & Grosdidier. Cependant, les

nouveaux clients obtenus à partir de 1928 laissent supposer que, malgré tout, l’entreprise est compétitive ou la demande supérieure à l’offre. Cette dernière hypothèse est infirmée, en 1926, par Derulle qui constate que le nombre trop important de fonderies profite aux mécaniciens529. Paradoxalement, la fonderie Cossardeaux & Grosdidier intéresse les donneurs

d’ordre : les clients répondaient présents pour ceux qui savaient les trouver et les convaincre, mais il fallait prospecter à de nouveaux endroits et « les enjôler à la nouvelle mode »530.