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3) Évolution et situation du secteur, 1920-1930

5.2/ Les résultats financiers

Dans la rubrique « Pertes et Profits » du grand-livre, les comptes arrêtés au 31 décembre 1926 établissent le premier résultat d’exploitation.

Document 19 : Pertes et profits à la fin de 1926

Sources : Grand-livre de la Fonderie-Ferronnerie Émile Cossardeaux 1925-1926, archives privées M. COSSARDEAUX.

D’apparence favorable (puisqu’au regard des 36 734,16 francs facturés, le résultat positif s’élève à 11 832,30 soit 32 % du chiffre d’affaires !), il est néanmoins nécessaire, afin de mieux comprendre l’exercice financier, de détailler la composition des postes « main- d’œuvre » et « par marchandises ».

La masse salariale se compose de deux types de rémunération : celle que s’attribue Émile Cossardeaux et celle d’une main-d’œuvre supposée occasionnelle. En fin d’année 1926, É. Cossardeaux s’alloue forfaitairement 6 000 francs en rémunération de son travail. Cette somme est inférieure au salaire moyen qu’il percevait chez Bernard-Huet en 1925 (supérieur à 900 francs mensuel). Une somme quasi identique, 6 142,50 francs est affectée irrégulièrement de mars à décembre au poste « main-d’œuvre » pouvant correspondre à l’emploi d’un manœuvre ou à un salaire partiel de mouleur (600/700 francs mensuels). Les pointes de septembre et novembre (1 400-1 600 francs) peuvent s’expliquer par l’appoint de la main-d’œuvre familiale482. Cette main-d’œuvre exceptionnelle correspond à la nécessité

d’assurer des livraisons rapides et repose sur la solidarité de la famille. Le total de la main-

482 Édith Signorel-Hody, cousine germaine d’Émile se souvient que son père Eugène, mouleur chez Ricat-

Grisard allait mouler, une fois sa journée faite chez son neveu Émile482. Dans un document ultérieur Émile

Grosdidier, son futur beau-frère indique sa présence en 1926 dans la fonderie alors qu’il travaille dans un autre établissement482.

d’œuvre représente 33 % du chiffre d’affaires, ce qui est peu, car en 1926, ce taux s’élève entre 50 % et 75 % dans une fonderie artisanale (l’entreprise s’en serait approché si Émile Cossardeaux avait perçu un salaire plein de mouleur).

La comptabilité simple du grand-livre (débit-crédit), s’équilibre grâce aux 17 600 francs de produit figurant sous la rubrique « par châssis ». Les châssis sont des cadres qui servent à tasser le sable et permettent la création de moules. En 1926, ils sont réalisés en fonte moulée, coulés dans la fonderie par Émile Cossardeaux, qui intègre aux recettes ces produits immobilisés. Cette démarche suscite cependant une double interrogation : la réalité des 8 000 heures (facturées à 2,20 francs) pour couler les châssis, et le transfert d’immobilisations en produits. Les châssis sont précieux pour les mouleurs, la logique comptable d’É. Cossardeaux repose peut-être sur le sentiment que couler des châssis est utile et apporte de la richesse à l’entreprise. La réalité de l’année 1926 est donc sensiblement différente du simple résultat affiché, car le solde positif se construit grâce à la valeur d’un stock qui ne peut être vendu.

Pour une première année d’exploitation et compte tenu des frais liés au démarrage de la fonderie, ce résultat n’est pas catastrophique. En effet, tous les investissements sont passés en charge et pèsent sur le résultat. Nous décelons cependant, deux problèmes inhérents aux entreprises nouvelles : une trésorerie déséquilibrée (45 743,11 francs payés à la fin de l’exercice 1926 pour 27 904 francs encaissés dans la même période), et une clientèle insuffisante (puisque sur la base du chiffre d’affaires mensuel le plus élevé, l’activité du mois de septembre se situe à 64 % de la capacité de production, celle d’octobre à 47,5 % et celle de décembre à 52,3 %). L’incertitude de l’activité et la faiblesse de la trésorerie pèsent sur l’atelier d’É. Cossardeaux.

Dans l’étude sur Les progrès de la fonderie en 1926, C. Derulle décrit le nouveau monde d’Émile Cossardeaux comme en train de s’effacer car les patrons anciens ouvriers (dont l’ambition se borne à réaliser des gains un peu supérieurs au salaire qu’ils auraient touché en travaillant pour un autre et les fonderies employant quelques mouleurs) commencent à disparaître483.

En 1926, dans les Ardennes, il n’existe qu’une seule fonderie dont la structure est similaire à la fonderie-ferronnerie Cossardeaux : la fonderie Thibeaux à Montcy-Saint-Pierre. Or le 10 février 1927, Eugène Thibeaux déclare ne plus pouvoir faire face à ses engagements

commerciaux484. L’inventaire de l’actif évoque des moyens de production très voisins de ceux

de la fonderie d’É. Cossardeaux. Le liquidateur provisoire propose la continuation de l’exploitation car Thibeaux, victime de la crise industrielle, semble sérieux en affaires et au travail et peut facilement se relever avec le concours de ses trois fils qui travaillent avec lui485. Eugène Thibeaux abandonne malgré tout son activité au cours de l’année 1927 avec un déficit de 40 625,15 francs486.

Une information générale et un cas particulier ne peuvent servir de règle, mais le modèle du fondeur-mouleur qui s’établit à son compte (déjà rare dans la décennie qui précède la Grande Guerre) atteint ses limites au milieu des années 1920. Condamnée par une faible capacité de production, l’entreprise unipersonnelle est dépendante du petit nombre de clients. Il suffit alors, d’une baisse de la demande pour que l’activité ne puisse plus être maintenue. A contrario, une petite structure peut, sans grands besoins, attendre des temps meilleurs. Nous touchons là à l’estimation du droit d’entrée d’Émile Cossardeaux ; si notre hypothèse de 33 000 francs est juste et selon l’évolution en 1926 de sa trésorerie, il conserve devant lui 13 000 à 15 000 francs de sécurité, ce qui théoriquement l’autorise à maintenir son activité pendant six mois environ.

* * *

L’environnement économique des années 1920 est propice à la création d’entreprise : la reconstruction, les prémices d’une consommation élargie et l’adoption progressive d’une nouvelle organisation industrielle offrent de nouvelles opportunités pour la décennie suivante. Lors de cette période, le nombre de nouveaux établissements représente le double de celui de la période faste d’avant-guerre. En 1920, l’industrie ardennaise reprend son activité après l’anéantissement de ses moyens de production lors de l’occupation allemande. Certes, les aspirations d’É. Cossardeaux ne sont pas mesurables, mais l’intention de s’installer à son compte date de ce tout début des années 1920. En l’absence de sources, avec le seul souvenir familial qu’Émile voulait sortir de la condition ouvrière, la supposition de sa volonté d’entreprendre repose fondamentalement sur l’acquisition de l’autonomie du mouleur, sans doute confortée par une formation de plaquiste. La maîtrise de ces compétences techniques est la condition d’accès à un travail indépendant auquel la période de reconstruction peut offrir

484 Dossier Thibeaux, Rapport du liquidateur provisoire à M. le Juge-Commissaire à la liquidation, ADA

6U1504.

485 Ibid. 486 Ibid.

des perspectives. Cependant, aux dispositions à l’action, véritables offres d’entrepreneurs, doivent correspondre des demandes issues d’un contexte économique favorable. L’appréhension de cet environnement facilitateur est peu accessible pour un ouvrier de fonderie, mais nous supposons que l’insatisfaction induite par des qualités techniques non reconnues le conduit à la lecture de L’Usine (hebdomadaire, certes patronal, mais de notoriété ardennaise) qui reflète les tendances des branches et secteurs métallurgistes. L’agitation sociale et le durcissement des employeurs sur les salaires ne favorisent pas l’épanouissement professionnel, un événement déclencheur est par conséquent nécessaire pour transformer la propension à l’action en initiation de l’acte. L’hypothèse d’une opportunité commerciale parait alors plausible car l’accès au marché est le préambule indispensable à l’engagement irréversible du créateur. Nous supposons un contact avec un client négligé par Bernard-Huet, la livraison, dès les premières coulées de semelles de fer à repasser, à Bresson semble le confirmer.

L’origine du financement initial repose sur l’épargne familiale : la famille proche disposant de trois salaires de mouleurs et l’apport minime mais sécurisant d’un cabaret est en mesure d’accompagner l’engagement d’Émile. Le relais qui soutient l’exploitation provient, sous forme d’obligations, de l’épargne drainée par les notaires. L’installation de la boutique est rationnelle, évidence d’une préparation organisée ; les clients sont diversifiés mais le chiffre d’affaires mensuel indique une charge de travail irrégulière. L’injection d’immobilisations en produits rend les résultats financiers de la première année d’exploitation positifs, mais la faiblesse de la facturation laisse deviner des difficultés de trésorerie. En 1926, les experts du secteur considèrent comme anachroniques les fonderies artisanales, a fortiori celles unipersonnelles. Ainsi, le ralentissement qui survient au cours de l’année condamne le seul établissement ardennais similaire à celui d’É. Cossardeaux. Autant dire que sans un niveau d’activité supérieur ou un apport extérieur de trésorerie, ce dernier éprouvera les plus grandes difficultés à continuer son entreprise au-delà de 1927.

C) La SARL COSSARDEAUX et

GROSDIDIER

Lors de l’AG du SIMA en février 1928, les patrons ardennais soulignent les difficultés du premier semestre 1927 quand, pour maintenir l’activité, ils durent travailler temporairement à perte487. Si aucune source ne témoigne de l’activité de la fonderie-

ferronnerie d’Émile Cossardeaux au début de 1927, il est possible qu’en commençant la production en mars 1926, elle se heurte rapidement à une situation difficile. L’entreprise est alors confrontée à deux faiblesses : celle de la trésorerie, inévitable étant donné la jeunesse de l’entreprise, et celle des débouchés qui nécessite la recherche de nouveaux clients. Pour É. Cossardeaux, la solution est une association permettant d’augmenter le capital et d’affronter à deux les problèmes commerciaux. Naturellement, son choix s’oriente dans le premier cercle, celui de la famille, en la personne d’Émile Grosdidier, son beau-frère, mouleur dans une fonderie vrignoise.

Il convient alors, dans un premier temps, de reconstituer la généalogie familiale et la capacité de financement d’É. Grosdidier, d’analyser les conditions de l’association à travers l’acte de la société et de définir la politique commerciale des deux associés. Dans un second temps, sur la base des sources constituées par le brouillon de caisse et le relevé des salaires, nous préciserons l’organisation, l’espace de travail et l’évolution du personnel. Enfin, nous aborderons les contraintes financières et les réactions de l’entreprise devant la crise et les comparerons à celles des autres fonderies ardennaises.