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2.1/ L’esprit commercial

« La difficulté n’est pas de produire mais de vendre, qu’on produirait toujours assez de marchandises si l’on pouvait facilement leur trouver un débit »505, la réflexion de J.-B. Say

résume le problème de la fonderie Cossardeaux-Grosdidier dont l’absence de notoriété est un frein à l’obtention de commandes. Les deux gérants se partagent le travail de la manière suivante : É. Cossardeaux se tourne vers l’atelier, tandis qu’É. Grosdidier s’ouvre vers l’extérieur « car il fallait bien aller chercher les clients, mais cela ne l’empêchait pas de mouler »506.

Le problème de l’action commerciale est posé. Le brouillon du journal de caisse (tenu du 12 octobre 1927 au 30 avril 1932) permet de suivre l’activité journalière de la fonderie et fournit des éléments d’appréciation sur les démarches entreprises. Dans un premier temps, l’entreprise se fait connaitre par des publipostages : du 9 mai 1928 au 21 janvier 1932, plus de

504 É. GROSDIDIER, Autobiographie, op. cit.

505 S. BOUTILLIER, D. UZUNIDIS, La légende de l’entrepreneur, Paris, Éditions La Découverte & Syros,

1999, p 27.

8 000 circulaires sont envoyées à des clients potentiels, parmi lesquels de nombreux quincailliers. La cadence rapprochée des expéditions, cinq envois en neuf mois pour la première campagne (mai 1928-février 1929), quatre envois en huit mois pour la seconde (juin 1931-janvier 1932) indique une attitude volontariste, provoquée, sans doute, par une baisse importante de la charge de travail. La situation économique de la fonderie s’évalue au nombre d’ouvriers présents dans l’entreprise : ils passent de douze en mars à cinq en mai 1928, et la situation s’aggrave à partir de novembre 1930 où elle entre en période de récession (des 21 ouvriers présents au troisième trimestre de 1930, il n’en reste que quatre lors de l’envoi du 2 juin 1931)507.

L’estimation de l’impact de cette action originale peut être conduite à la lecture du brouillon du journal de caisse qui répertorie, annuellement, les nouveaux clients. Les premiers publipostages s’avèrent judicieux, dans une situation favorable décrite par le SIMA comme une période de forte demande intérieure et d’activité industrielle soutenue accompagnée d’une pénurie de main-d’œuvre508. La fonderie Cossardeaux & Grosdidier ne souffre donc pas d’une

faible activité générale mais d’un manque de notoriété. En revanche, la seconde vague d’envois publicitaires intervient en période de crise, au moment où les organisations patronales donnent des consignes de résistance à la baisse des prix (le SIMA conseille de réduire le personnel et la production509 et le SFMA met en garde contre les rabais et la

concurrence suicidaire entre fondeurs)510. Cette prospection commerciale est couronnée de

succès : 14 nouveaux clients en 1927, 37 en 1929, 26 en 1930, 50 en 1931, et 30 pour le premier trimestre 1932.

507 Cossardeaux & Grosdidier, Livre de paye d’octobre 1927 à mai 1931, archives privées La Fonte Ardennaise. 508 Procès-verbaux des assemblées générales du SIMA, op. cit., p. 320.

509 Ibid., p. 396.

510 Le Syndicat des fondeurs sur modèles des Ardennes est constitué le 13 avril 1931 en remplacement du

Groupement des fondeurs ardennais qui existait avant-guerre. Procès-verbaux des assemblées générales et des réunions du comité du SFMA, 13 avril 1931-6 mars 1939, comité du 8 juin 1931, archives privées du SFMA,

Figure 19 : Indices de la production, 1930-mars 1933

Sources : PV de l’AG du SIMA, 29 mai 1933, archives privées MEDEF des Ardennes.

La petite fonderie tire profit de conflits existants entre les clients et les fonderies en place provoqués par l’allongement des délais et la réduction des prix en période de crise.

Émile Cossardeaux figure sur l’annuaire du SGFF de 1927, Cossardeaux & Grosdidier sur celui de 1928511, la fonderie est donc adhérente au syndicat national, mais n’est pas

membre du Syndicat des fondeurs sur modèle des Ardennes. Elle n’est pas liée par la défense des tarifs pratiqués dans le secteur, au contraire, le nombre de nouveaux clients indique une attitude très offensive, en dehors des conventions des entreprises notables de la profession. Le SFMA, pour « renforcer son action régulatrice »512, crée une commission de contrôle et de

discipline chargée de régler les problèmes commerciaux entre les adhérents à laquelle, échappe l’entreprise Cossardeaux & Grosdidier. A contrario, électron libre, elle bénéficie de la rigidité des fonderies en place.

Sur une période de presque trois ans d’activité économique soutenue (entre 1928 et 1930), 77 entreprises deviennent clientes de la fonderie des deux beaux-frères alors que 80 les rejoignent dans les 15 mois de récession de janvier 1931 à avril 1932. Si la sous-capacité de la concurrence peut expliquer l’acquisition de nouveaux clients en mal de livraison dans les bonnes années, seuls des prix bas justifient leur arrivée en nombre pendant la crise. Sans doute, pour la fonderie artisanale, l’activité est-elle préférée à la rentabilité, mais la survie de l’entreprise est dépendante de la charge de travail. Celle-ci est recherchée dans tous les secteurs industriels et essentiellement dans celui de la quincaillerie.

511 Annuaire du SGFF, 1928, archives privées B. Prati.

512 Procès-verbaux des assemblées générales et des réunions du comité du SFMA des Ardennes, op. cit., Comité

du 8 décembre 1931. INDICES DE LA PRODUCTION 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 1930 1931 déc-32 févr-33 mars-33 période v a le ur Général industrie mécanique Métallurgie

2.2/ La clientèle

Sur les 157 clients de la période d’octobre 1927 à avril 1932, 59 sont identifiés dans leurs activités et 59 localisés géographiquement permettant ainsi de dégager une tendance.

Figure 20 : Activités des clients octobre 1927-avril 1932

Sources : Brouillon de journal de caisse 1927-1932, SARL Cossardeaux-Grosdidier, archives privées La Fonte Ardennaise.

Le premier secteur client est la quincaillerie, les deux derniers envois de circulaires lui étant spécialement destinés. Les articles proposés sont concurrents de ceux des albums des grandes entreprises de Vrigne-Vivier : poignées de cercueil513, pinces et tenailles bronzées514,

boutons de porte515.

La fonderie semble exercer une activité mixte de fonderie sur album (elle envoie des tarifs et des échantillons aux clients) et sur modèles qui ressemble plus à la structure de la fonderie Apparuit, dernier employeur d’Émile Grosdidier, qu’à celle de Camion Frères d’où est issu Émile Cossardeaux.

La différenciation s’effectue, uniquement par les prix car la fragilité de la trésorerie interdit d’accumuler des stocks pour livrer rapidement. Si nous pouvons admettre une qualité identique, les stocks de pièces finies doivent être très réduits compte tenu de la fragilité apparente de la trésorerie. Des frais de structure insignifiants et des marges très faibles situent les tarifs en dessous de ceux des grandes maisons. Le nombre des nouveaux clients confirme cette hypothèse, il n’est pas certain que l’entreprise soit profitable, mais au moins est-elle désormais en voie d’être reconnue sur le marché.

513 Cossardeaux & Grosdidier, Brouillon du journal de caisse, op. cit., décembre 1931, p. 92. 514 Cossardeaux & Grosdidier, Brouillon du journal de caisse, op. cit., janvier 1932, p. 94. 515 Cossardeaux & Grosdidier, Brouillon du journal de jaisse, op. cit., mars 1932, p. 98.

Code Secteurs industriels Nombre %

A Matériel électrique & éclairage 4 6.78 % B Chauffage & appareils de cuisson 2 3.39 % C Appareils de mesure et de laboratoire, pesage 3 5.08 % D Machines & matériels agricoles 4 6.78 % E Robinetterie & pompes & transports de fluide 4 6.78 % F Biens d'équipements (autres) 7 11.86 % G Quincaillerie, jouets, Articles ménagers 26 44.07 % H Équipements automobiles, PL 1 1.69 %

I Mécanique générale et ferronnerie 3 5.08 % J Fonderie & sidérurgie, modelage 5 8.47 %

Outre les références de quincaillerie, les jouets et les articles ménagers, le second secteur englobe les biens d’équipement (matériel de manutention, machines textiles, machines à fabriquer les chaussures, machines pour l’ameublement). Enfin, l’entreprise fait une production de sous-traitance pour des fonderies existantes (Fonderies de Charleville, Guillet- Génin, Dumas, Chenesseau).

La localisation des clients confirme la prépondérance de la région parisienne. La carte indique (bien que l’entreprise prospecte directement) les zones d’influence des représentants.

Figure 21 : Localisation des clients octobre 1927-avril 1932

Sources : Brouillon de caisse, archives privées La Fonte Ardennaise.

Le nombre de clients et leur diversité, tant géographique que sectorielle, mesurent le chemin parcouru entre 1926 et 1932, et ce malgré la crise économique. L’arrivée d’Émile Grosdidier ajoute la dimension commerciale indispensable à l’entreprise : il complète le publipostage en se déplaçant 15 fois entre octobre 1927 et janvier 1931. Son agenda nous permet de suivre, à titre d’exemple, un voyage commercial qu’il effectue à Paris le 2 février 1931516. Trois entreprises ont été visitées en vain, car les responsables des achats étaient

absents confirmant l’absence de rendez-vous (Branca, Bigneur, Durand-Allard). Les deux autres visites sont couronnées de succès : chez Alberti, client au probable fort potentiel, É. Grosdidier note : « nous promet d’autres modèles pour l’avenir, soigner ce client »517 ; chez

Roux, il souligne à la réception d’une commande : « hâter le délai de livraison »518. Nous

constatons grâce à ces brèves relations, la proximité d’E. Grosdisier avec ses clients et l’écoute dont il fait preuve. Il tente de comprendre le marché en relevant, le 19 janvier 1931,

516 Émile Grosdidier, Agenda 1931, archives privées G. Grosdidier. 517 Ibid. 518 Ibid. Nbre 21 36% Nbre 9 15% Nbre 29 49% Région parisienne Ardennes Autres

« les prix de la concurrence des plombs de maçon coniques et une hausse de 5 % sur les prix de l’année précédente »519 et a l’avantage en tant que décideur de remettre des prix et de

prendre des affaires sur place contrairement aux représentants. Tous ces éléments, ainsi que l’évaluation de son prix de revient qui figure dans l’agenda, montrent un engagement commercial que nous ne retrouvons pas dans les grandes fonderies sur album de Vrigne- Vivier.

Ces chefs d’entreprise ne perçoivent pas encore l’importance du client. L’action commerciale est déléguée aux représentants, établis pour la plupart dans la région parisienne. Sur les 56 fonderies ardennaises de l’Exposition de Paris, neuf d’entre elles ont deux représentants, 32, un seul, tous basés dans la capitale et la banlieue.

La fonderie Cossardeaux & Grosdidier ne dérogera pas à l’usage, mais Émile Grosdidier, en intervenant en personne, assure un contact plus étroit, intervient directement sur les prises de commandes et bouleverse les habitudes du secteur.