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Seconde objection : équité, urgence, convergence

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

Chapitre 2 – De mémoire et d’espoir : horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.4 Seconde objection : équité, urgence, convergence

Nous avons rejeté la réciprocité indirecte ascendante en raison de son minimalisme normatif – inaptitude à évaluer substantiellement l’équité d’une interaction – et de son caractère inopérant dans le contexte actuel caractérisé par l’urgence et le besoin d’une lutte transversale pour affronter les problèmes environnementaux et climatiques.

Commençons par la question de l’équité. La réciprocité indirecte ascendante telle que défendue par Heath – c’est-à-dire en reposant strictement sur la théorie du choix rationnel – est mal outillée pour déterminer si les termes de l’interaction sont équitables ou non. Dans la perspective qui est la nôtre, sommes-nous en mesure de déterminer si l’échange intergénérationnel est équitable? La préservation du patrimoine reçu et la production d’un horizon de sens sont-elles des contributions équivalentes ou comparables? Dans les mots de Lawrence Becker (2005, 18), la contrepartie est-elle appropriée et proportionnelle? On ne peut espérer avoir une réponse parfaitement satisfaisante à cette question.

Chose certaine, la réciprocité multilatérale n’est pas normativement minimaliste. Elle nous dit, non sans ambiguïté, que l’on devrait au moins – en amont – protéger et transmettre le patrimoine qui nous a été légué, et au moins – en aval – prendre le temps de considérer les IDDVI de nos prédécesseurs. Bien que nous ayons l’ambition, dans ce chapitre et les

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suivants, de décrire de façon un peu plus précise le contenu de ces obligations en amont et en aval, la tâche de déterminer si ces contenus, une fois précisés, sont « appropriés et proportionnels » l’un par rapport à l’autre, est une tâche frustrante car elle est condamnée à rester floue. De façon similaire, on peut difficilement dire si l’artiste méconnu mais surdoué et le PDG d’entreprise qui a hérité de l’entreprise familiale font leur « juste part » à titre égal ou comparable. Si le PDG est paresseux et d’une intelligence limitée, mais est à la tête d’une entreprise qui embauche une centaine de personnes et paie des centaines de milliers de dollars en impôts, alors combien d’albums de musique l’artiste méconnu doit-il produire pour que les deux contributions soient « appropriées et proportionnelles »? L’on voit bien, par le caractère insoluble de cette question, que le devoir du retour équitable est voué à rester quelque peu vague. D’abord, parce que les différentes contributions sont souvent incommensurables et indiscernables, comme nous l’avons expliqué. Ensuite, parce qu’il n’est pas clair si l’équivalence se situe au niveau de ce qui est produit ou au niveau de l’effort fourni. Si une personne consacre tout son temps, son énergie et sa bonne volonté à produire pour sa communauté un bien X, pendant que son voisin consacre deux fois moins de temps et parvient à produire 2X, peut-on dire que ces contributions sont équivalentes? L’un ou l’autre aurait-il raison de se plaindre que son voisin n’en fait pas assez? Et encore, devons- nous évaluer la production à sa quantité ou à sa qualité? Tout cela est loin d’être évident. Sous plusieurs aspects, les contributions tournées vers l’avenir et celles tournées vers le passé ont certaines ressemblances. Dans les deux cas, il s’agit de faire un effort de conservation, par exemple en consacrant des ressources à l’entretien d’un musée comme à l’entretien d’une réserve écologique (espèce de musée naturel); de renoncer à certains caprices consuméristes comme à la tentation d’abandonner sa langue vernaculaire au profit de la lingua franca mondiale; d’être attentif aux prédictions scientifiques concernant les tendances démographiques et climatique futures, et attentif aux leçons de l’histoire; etc. Nous nous permettons donc l’audace de postuler que la production d’un horizon de sens est une contrepartie appropriée et proportionnelle dans le cas où nos prédécesseurs ont préservé et nous ont transmis le patrimoine qu’ils ont eux-mêmes reçu.

Ensuite, nous avions reproché à la réciprocité ascendante d’être inadaptée au contexte actuel d’urgence environnementale et climatique et du besoin de luttes transversales pour répondre à cette urgence. Concernant le second aspect – le besoin d’une lutte transversale –, nul besoin

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de nous appesantir. La réciprocité multilatérale ne touche pas les préoccupations d’une frange de la population, que ce soit les séniors ou les jeunes, ou encore les travailleurs ou les chômeurs, les hommes ou les femmes, etc.39 Au contraire, le besoin de confiance dans la continuité du monde nous préoccupe en tant qu’humains, ou plus précisément en tant qu’êtres capables d’accorder de la valeur aux choses. Le sénior et le jeune adulte ne valorisent certainement pas les mêmes choses, mais tous deux seraient probablement bouleversés à la vue des scénarios jamesien, wellsien et bradburien, ce qui nous permet de supposer que tous deux tiennent autant à la continuation d’un monde commun et à la préservation d’un horizon de sens. Tous deux seraient donc également prêts à respecter les exigences de la réciprocité multilatérale intergénérationnelle. Leurs intérêts sont, pour ainsi dire, convergents sur ce point.

Enfin, nous devons interroger la capacité de la réciprocité multilatérale à motiver une action rapide, compte tenu des délais serrés qui nous contraignent si nous voulons éviter le pire en matière de changements climatiques. Ici, le philosophe doit faire preuve d’humilité. Ce n’est pas armé de syllogismes rigoureux et de démonstrations théoriques sans failles qu’il pourra susciter une transformation sociétale d’envergure, surtout si cette dernière implique des remises en question profondes. Par contre, ce que la philosophie peut faire, c’est de jeter un éclairage nouveau sur nos propres aspirations qui sont parfois embrouillées, parfois aveuglées par les inquiétudes et les nécessités du quotidien. C’est ce que nous avons tenté de faire, en montrant que les actions nécessaires pour assurer une certaine justice vis-à-vis du futur doivent être vues comme des opportunités bienvenues et non comme des fardeaux, malgré les coûts directs – et visibles – que ces actions occasionneraient. Il s’agit de détourner notre regard des panneaux de signalisations que nous avons devant les yeux et qui, lorsque suivis systématiquement les uns après les autres, nous mènent dans la mauvaise direction; et tourner plutôt le regard vers le chemin d’ensemble et la destination souhaitée40. Heureusement, pour cette mission, la réciprocité multilatérale a un allié inestimable : l’art.

39 Quelle que soit la conception de la justice intergénérationnelle retenue, il est vrai que les personnes âgées

semblent accorder, selon certaines études, une importance un peu moindre à la transition écologique. Cet enjeu sera discuté plus abondamment dans le dernier chapitre.

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L’évocation des romans de P.D. James, de H. G. Wells et de Ray Bradbury n’avait pas seulement pour fonction d’illustrer un argument. Cela servait aussi, furtivement, à mettre en lumière l’une des pistes de solution pour amener les citoyens d’aujourd’hui à être plus sensibles aux intérêts des générations futures – et, par ricochet, à leurs propres intérêts. Si nous voulons résoudre la crise environnementale qui se dresse devant nous en ce XXIe siècle, il ne suffira pas de convaincre, par des arguments rationnels et désincarnés, que nous avons tous intérêt à ce que nos successeurs héritent d’un monde décent. Il nous faudra trouver les moyens de stimuler notre imagination, afin de bien visualiser quel sera le visage des sociétés de demain. Et dans cet effort de visualisation, les fictions climatiques, brossant le tableau de sociétés futures accablées par des problèmes écologiques d’une ampleur effrayante, occuperont un rôle de premier plan. Comme l’expliquent Martin Gibert et Morgane Paris dans un article portant sur le rôle de l’imagination en morale, la lecture d’un roman d’anticipation tel que La route de Cormarc McCarthy « produit habituellement chez ses lecteurs des représentations mentales suffisamment robustes pour déclencher une véritable empathie. » (2010, 59) Ce ne sera pas la première fois que la littérature aura joué un rôle politique prépondérant : la révolution aurait-elle été possible dans la France du XVIIIe siècle si ce n’avait été du théâtre de Voltaire? Aux États-Unis, l’esclavage aurait-il été aboli au XIXe siècle si ce n’avait été de La case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe? Et ce

pouvoir n’est pas réservé à la littérature, mais aux arts de manière plus générale. Le mur de Berlin se serait-il écroulé en 1989 si ce n’avait été du concert de Bruce Springsteen? À en croire Erik Kirschbaum, la réponse à cette dernière question est négative (2013). Ces questions rhétoriques ne visent pas à insinuer que ces artistes ont causé à eux seuls ces renversements politiques, mais seulement qu’ils ont contribué d’une façon non négligeable à nourrir ces révolutions. Nous nous permettons donc la spéculation suivante : les artisans de la transition écologiques seront en partie les conteurs, romanciers, musiciens et cinéastes de la cli-fi, genre artistique qui met au premier plan les dangers qui guettent notre horizon de sens lointain. Nous pouvons nous réjouir du fait que la cli-fi est un genre – littéraire, mais aussi cinématographique – en pleine expansion, dont les promesses sont encore incertaines. Si vous voulez transformer le monde, écrivez des romans41.

41 Clin d’œil à Camus qui pensait que celui qui veut philosopher doit écrire des romans, et à Marx qui pensait

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Désenclaver notre imagination morale est une étape cruciale, mais elle doit impérativement s’accompagner d’une recherche de solutions. Sinon, la cli-fi et les réflexions dystopiques comme celles contenues dans ce chapitre prendront la forme d’un catastrophisme apocalyptique anxiogène encourageant le cynisme et l’inaction. C’est d’ailleurs ce qui a parfois été reproché à « l’heuristique de la peur » de certains penseurs européens, dont Hans Jonas42. En ce qui nous concerne, cette recherche de solution sera entreprise dans la troisième et dernière partie.