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Insuffisances de la première solution : l’acrasie générationnelle

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

1.4 Première solution : la réciprocité indirecte descendante

1.4.1 Insuffisances de la première solution : l’acrasie générationnelle

Les générations sont empêtrées dans ce que l’on appelle un problème d’action collective : chaque génération a intérêt à ce que les autres générations (les précédentes) aient respecté les exigences de la réciprocité indirecte descendante, et a simultanément intérêt à resquiller, c’est-à-dire à ne pas assumer elle-même les coûts de ces exigences (Gardiner 2006; Turmel et Robichaud 2010). Mais si toutes les générations se laissent tenter par le freeriding, le résultat sera collectivement désavantageux, et ce coût sera de loin supérieur au coût associé au respect des exigences de réciprocité. Dans le contexte intra-générationnel, ce type de problème peut être résolu grâce à la contrainte : en forçant la coopération via des lois et des sanctions, tous les agents en sortent gagnant. Mais cette contrainte doit s’appliquer à tous les agents, et c’est là que le bât blesse dans le contexte intergénérationnel : nul possibilité de

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contraindre l’ensemble des générations sous un seul ensemble de règles. Axel Gosseries compare ce problème à celui de « l’absence de gardiens » pour faire respecter les règles d’utilisation d’un bivouac par des randonneurs successifs (2010).

Le cœur du problème vient du fait qu’une génération a déjà tiré profit de la chaîne générationnelle avant de devoir rendre la pareille (reciprocate). Que les membres d’une génération jouent les opportunistes ou fassent leur juste part, cela ne changera rien à ce qu’ils ont reçu des générations précédentes. Comme le dit Rawls : « [l]es générations précédentes ont économisé ou non, les partenaires actuels ne peuvent rien y faire maintenant. » (1997, 172)

En théorie, cela ne devrait pas poser problème à la justice comme réciprocité, car celle-ci exige des individus une certaine impartialité une fois qu’ils participent à une interaction mutuellement avantageuse. Mais ce serait ignorer les multiples facteurs qui, en pratique, peuvent provoquer la faiblesse de la volonté. Nous pouvons nous tourner brièvement vers la psychologie sociale pour éclairer les causes de l’acrasie générationnelle. Comme génération, nous ne recevons aucune récompense supplémentaire si nous faisons notre juste part; nous ne sommes pas punis si nous jouons les opportunistes; nous n’interagissons pas avec la plupart des membres de la chaîne intergénérationnelle (excepté nos successeurs et prédécesseurs immédiats); et certaines personnes peuvent avoir l’impression que les générations passées (disons depuis la révolution industrielle) n’ont pas adopté un comportement particulièrement juste par exemple en matière de protection de l’environnement. Or, les études en psychologie sociale tendent à montrer que ces quatre facteurs accentuent le phénomène de la paresse sociale (social loafing), défini comme la tendance des individus à réduire leurs efforts individuels quand ils participent à une tâche collective (Simms and Nichols 2014). Nous pouvons aussi nous référer aux études sur « l’effet du témoin » (bystander effect) qui ont montré abondamment que la diffusion de la responsabilité peut agir comme un frein sur nos attitudes prosociales (Fischer et al. 2011). Ce phénomène peut être appliqué aux générations, par exemple dans la mesure où plusieurs générations sont responsables de la crise environnementale. Nous pourrions aussi faire appel à l’idée journalistique du « mort-kilométrique » : notre sensibilité face à des victimes est inversement proportionnelle à leur distance géographique – ou dans notre cas à leur distance temporelle.

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Pour toutes ces raisons, il est particulièrement tentant pour une génération de resquiller, tout en sachant que son comportement est injuste. L’acrasie générationnelle peut certainement être tempérée par notre interaction avec nos successeurs immédiats : ils peuvent exercer une certaine pression sur nous simplement en nous demandant de justifier notre comportement; la plupart d’entre nous entretenons des liens affectifs avec eux; l’interaction diminue l’effet de la paresse sociale; etc.

Mais l’acrasie générationnelle refait irruption dès que l’on tient compte des bombes à retardement, c’est-à-dire des actions dont les effets sont reportés dans le temps. Si une génération met sous terre une bombe qui ne doit exploser que dans un millénaire, cette génération et la suivante seront dans la même situation d’un point de vue motivationnel : elles n’auront aucun incitatif à faire un effort particulier pour désamorcer cette bombe. La réciprocité indirecte descendante est donc particulièrement mal adaptée pour faire face à ce type de problème. C’est la principale raison pour laquelle Stephen Gardiner considère que la justice intergénérationnelle est empêtrée dans une « tempête morale parfaite » (Gardiner 2006, 402–7).

Le problème de la bombe à retardement peut sembler abstrait ou purement théorique, mais à y regarder de plus près, l’on constate que le principal défi que les générations actuelles doivent relever si elles veulent agir équitablement vis-à-vis des générations futures prend la forme d’une bombe à retardement. Il s’agit de la dégradation de l’environnement et des changements climatiques. Plusieurs causes et symptômes de la crise environnementale s’inscrivent dans la durée : si l’on prend l’exemple de la contamination d’un sol par des métaux lourds, les polluants peuvent prendre plusieurs décennies avant d’atteindre les nappes phréatiques et causer alors de nouveaux problèmes. Mais cet exemple s’inscrit dans le moyen terme et peut ne concerner qu’une seule génération. Prenons alors le cas frappant des émissions de gaz à effets de serre : le CO2 rejeté dans l’atmosphère y restera pendant des

siècles, et jusqu’à 40% de ce CO2 contribuera à l’effet de serre durant plus d’un millénaire

(GIEC 2013b, 26). Sans oublier qu’environ le quart des émissions de CO2 est capté par les

océans, et là aussi le réchauffement se poursuivra longtemps après la disparition des émetteurs : en raison des transferts de chaleur entre l’eau de surface et l’océan profond, l’eau acidifié restera dans les fonds marins pendant des siècles (Mathesius et al. 2015). Soyons clairs : les changements climatiques ne doivent pas être vus comme une menace future car

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leurs effets se font déjà sentir à l’heure actuelle, particulièrement par les populations les plus défavorisées. Ce qui représente une bombe à retardement, c’est l’ensemble de leurs effets cumulés et combinés. Le réchauffement que l’on cause (et que l’on subit) aujourd’hui entraînera peut-être, un jour, des effets de cascades qui pourraient causer l’effondrement d’équilibres écosystémiques.

Reprenons le cas des océans. Il est difficile de prévoir les effets futurs du réchauffement et de l’acidification des océans, mais quelques indices nous permettent d’entrevoir des risques graves. Trois tendances ou possibilités sont particulièrement inquiétantes. Primo, des biologistes marins s’inquiètent déjà du fait que certaines espèces de plancton – organisme à la base de la chaîne alimentaire aquatique – ne parviennent pas à s’adapter au réchauffement des températures océaniques (Hinder et al. 2014). Secundo, des quantités astronomiques d’hydrates de méthane sont emprisonnées dans les sédiments des fonds marins sous forme de glace. À titre comparatif, on estime que ces réserves de méthane sont aussi importantes en quantité que l’ensemble des réserves d’énergies fossiles (Kessler 2014), et sur une période de cent ans, l’effet de serre du méthane est selon le GIEC 34 fois plus important que celui du CO2 (2013, 714, table 8.7). Tertio, la redistribution océanique de la chaleur sera « très

probablement »20 affaiblie au cours du XXIe siècle en raison du réchauffement du climat,

sans qu’il y ait un risque important d’effondrement. Par contre, le GIEC estime qu’un effondrement après le XXIe siècle « ne peut être exclu » (GIEC 2013b, 22).

En somme, on ne peut exclure la possibilité que le réchauffement climatique anthropogénique causé aujourd’hui entraîne éventuellement des phénomènes tels que la disparition de l’organisme à la base de la chaîne alimentaire aquatique, la fonte des glaces des fonds marins libérant des quantités astronomiques de méthane et l’effondrement du système océanique de régulation des températures terrestres. La probabilité que ces phénomènes se produisent à court ou moyen terme est très faible, voire nulle. Et les incertitudes entourant ces scénarios- catastrophes – et la façon dont ils se renforceront mutuellement ou provoqueront d’autres perturbations encore imprévisibles – sont grandes, mais ils illustrent de façon dramatique l’idée que nous voulons souligner à double trait : les effets les plus graves des changements climatiques et de la dégradation de l’environnement seront fort probablement subis par les

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générations futures éloignées et non par les générations actuelles et leurs successeurs immédiats.

Cet effet de bombe à retardement vient renforcer les facteurs à la base de l’acrasie générationnelle, car les générations futures éloignées ne nous apportent rien directement. Nous sommes peut-être « liées » à elles par la chaîne générationnelle descendante, mais cela est loin d’être suffisant sur le plan motivationnel. Si nous avons déjà reçu les bénéfices de la transmission intergénérationnelle (et que notre comportement coopératif ou opportuniste n’y change rien) et si les principaux bénéficiaires de nos efforts pour respecter la réciprocité intergénérationnelle sont les générations futures éloignées, sans visages, avec lesquelles nous n’interagissons d’aucune manière, alors il faudrait que nous soyons des saints pour respecter les exigences de la réciprocité indirecte descendante. Bref, concevoir la justice intergénérationnelle comme un remboursement à l’ensemble des générations futures d’une dette contractée auprès de nos ancêtres est une voie quelque peu stérile sur le plan motivationnel. Soulignons aussi que cet obstacle n’embête pas seulement la réciprocité indirecte descendante. Il entrave tout autant les conceptions suffisantiste et impartialiste de la justice intergénérationnelle. Bien qu’ils échouent à le reconnaitre, Bourgeois, Barry et Rawls se butent tous au problème de l’acrasie générationnelle.

Rien de ce que nous avons dit ne réfute la réciprocité indirecte descendante sur le plan théorique. D’ailleurs, il serait tout à fait raisonnable de répondre à l’obstacle de l’acrasie générationnelle en cherchant à cultiver un plus grand sens de l’impartialité et de la responsabilité auprès de nos contemporains. Nous voyons d’un œil plutôt sceptique ce type de réponse, car un plus grand appel à la solidarité ou à la redevabilité générationnelle peut difficilement résoudre un problème d’action collective sitôt que l’on admet l’hypothèse humienne de la « générosité limitée ». Cela dit, il est important de mentionner que cette solution – cultiver le sens de la redevabilité et de l’impartialité générationnelle – et celle que nous souhaitons explorer dans le chapitre suivant ne sont pas mutuellement exclusives. Et ce que nous explorerons dans le chapitre suivant est une forme ascendante de transfert entre générations mêmes éloignées. S’il s’avère que cette conception tient la route, cela signifiera que la réciprocité est bel et bien bidirectionnelle. Le transfert ascendant entre générations éloignées viendra compléter la réciprocité indirecte descendante et combler ses lacunes

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motivationnelles. Avant de nous engager sur cette voie, il nous faut inspecter une autre forme de réciprocité intergénérationnelle, celle de la réciprocité indirecte ascendante.