• Aucun résultat trouvé

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

1.2 La justice comme réciprocité

La notion de réciprocité connait un regain d’intérêt ces dernières années, et cela dans plusieurs disciplines. Les fameux tournois informatiques organisés par Robert Axelrod dans les années 1980, qui ont montré que la stratégie « donnant – donnant » était la plus efficace (1984), et la création en 1981 de la Revue du Mauss, qui accorde une place centrale à l’analyse des relations de « don – contre-don », ont certainement contribué à ce nouveau souffle. Les travaux de Martin Nowak et de Karl Sigmund, par ailleurs, tentent de démontrer que le développement du langage dans la longue histoire de l’évolution humaine a eu pour fonction de permettre la réciprocité indirecte, qui elle permettait à des individus toujours plus

27

nombreux de coopérer (2005). Mais pour trouver une conception philosophique et normative de la justice comme réciprocité, il nous faut remonter en 1971 et replonger dans la Théorie

de la justice de John Rawls8.

C’est la conjugaison du coopérativisme et du déontologisme qui composent ce que Rawls appelle la « justice comme réciprocité » : nous coopérons parce que nous sommes dépendants les uns des autres pour protéger nos libertés et produire l’ensemble des biens et richesses qui nous permettent d’avoir une vie satisfaisante (coopérativisme); et puisque nous nous reconnaissons comme moralement égaux (déontologisme), nous ne pouvons tolérer que des motifs moralement arbitraires influencent la répartition des fruits de cette coopération. Autrement dit, la répartition par défaut concernant la division du « surplus coopératif » produit via ce système de coopération complexe qu’est la société est celle de l’égalité stricte, et ce sont les écarts par rapport à ce point de départ qui requièrent de sérieuses justifications normatives. Bref, la justice comme réciprocité se taille une place quelque part à mi-chemin entre Kant et Hobbes (entre Kant et Hume selon Rawls) : « [l]a réciprocité est un idéal moral situé entre l’impartialité d’une part, qui est altruiste, et l’avantage mutuel, d’autre part. » (Rawls 2008, 112–13)

Pour Rawls, les talents, l’intelligence et même la capacité à faire un effort sont des caractéristiques moralement arbitraires (qui ne devraient pas influencer la répartition des fruits de la coopération) car le développement de ces facultés dépend massivement de circonstances extérieures pour lesquelles nous ne sommes pas responsables. Mais qu’une inégalité profite aux individus les plus vulnérables de la société, cela constitue une bonne raison (i.e. moralement pertinente) de tolérer un écart par rapport à la répartition égalitaire qui nous sert de point de repère par défaut. Autrement dit, c’est une inégalité qui procure un avantage réciproque (Rawls 1997, 209). Par contre, une répartition inégale des libertés de base (qui sont un produit du surplus coopératif parmi d’autres) ne profiterait pas aux plus défavorisés, d’où la distinction des deux principes de justice, soit le principe des libertés égales et le principe de l’égalité d’opportunités, comprenant le principe de différence selon

8 Pour d’autres discussions passionnantes sur la justice comme réciprocité, l’on peut se tourner vers B. Barry

28

lequel des inégalités économiques ne sont acceptables que si elles profitent aux plus défavorisés.

Chez Rawls, la « réciprocité » est une notion protéiforme qui, se cachant derrière la plupart des idées centrales de la Théorie de la justice, en constitue le fil d’Ariane : elle réfère tantôt à une tendance psychologique (celle de « rendre la pareille » (1997, 534)), tantôt à une obligation individuelle, en l’occurrence le « principe d’équité » (1997, 142)), tantôt au principe de l’égalité socioéconomique (le principe de différence « exprime » l’idée de réciprocité (1997, 133)), tantôt à l’idée même d’une société bien ordonnée (1997, 41).

Mais ce qu’il faut retenir, c’est que la réciprocité est une notion normative (l’interaction doit être équitable parce que nous nous reconnaissons comme dépendant les uns des autres et moralement égaux) qui repose sur un postulat factuel (il y a bel et bien interaction mutuellement avantageuse qui nous permet de mener des vies satisfaisantes). Des postulats factuels différents affecteront donc l’exigence de réciprocité. Par exemple, en l’absence de coopération, aucune exigence égalitariste ne prend forme, puisqu’il n’y aucun surplus coopératif à diviser équitablement. Mais dans un contexte différent, l’exigence de réciprocité pourrait donner lieu à d’autres types d’obligations.

Autrement dit, se demander ce que la réciprocité exige, c’est se demander ce que la reconnaissance mutuelle de notre égalité morale requiert dans le contexte d’une pratique X : elle requiert peut-être l’égalitarisme dans le contexte de la coopération à l’échelle nationale, mais l’on peut penser qu’elle requiert aussi un certain « retour équitable » dans le contexte d’un échange isolé – bref dans le contexte d’une interaction, et non d’une coopération dense. Par exemple, un échange économique entre Christophe Colomb et un Autochtone devrait respecter une certaine norme de fair play : si, en raison d’une différence de statut ou de pouvoir de négociation, l’Autochtone vend à Colomb sa plus grande richesse pour une bouchée de pain, l’échange peut être considéré comme inéquitable, mais cela ne nous permet pas de conclure que, suivant l’échange, Christophe Colomb doit remettre la moitié de sa richesse à l’Autochtone. Comme l’indique Lawrence Becker, un échange équitable (i.e. qui respecte la norme de réciprocité) est un échange « approprié et proportionnel » (fitting and

proportional) (Becker 2005, 18). Cela dit, plusieurs ambiguïtés persistent. Les contributions

29

savons pas si ce sont les bénéfices procurés par l’échange ou les efforts de chacun qui doivent être « appropriés et proportionnels ». Tournons-nous d’abord vers une autre question : l’absence d’interaction représente-t-elle un vide moral?

En l’absence de coopération ou d’interaction, l’exigence normative de réciprocité ne peut s’appliquer, mais cela ne signifie pas que nous soyons libres de tout devoir moral. Patrick Turmel et David Robichaud résument bien cette idée :

L’argument de la coopération se présente donc ainsi : quiconque produit un bien sans l’aide de qui que ce soit est le propriétaire légitime de ce bien et ne doit rien à personne. Robinson Crusoé, seul sur son île, qui construit une hutte, cultive un potager et élève quelques bêtes, est en principe unique propriétaire de ces biens. Si quelqu’un fait naufrage et échoue sur l’île de Robinson, ce dernier a peut-être un devoir d’entraide, mais pas d’obligation de justice envers le nouvel arrivant. Par contre, le corollaire de cette idée est que quiconque participe à la création d’un bien a droit à sa juste part. Et dès lors que nous prenons la mesure de l’apport de la coopération sociale à toute forme de contribution dans la production de richesse, il devient évident que cette production n’est jamais le fruit d’individus isolés, mais toujours celui d’une entreprise collective, à laquelle chacun contribue (de façon inégale, mais tout de même difficilement quantifiable). (Robichaud et Turmel 2014, 183)

Selon la conception de la réciprocité qui nous semble la plus plausible, en l'absence de coopération ou d’interaction les obligations qui nous lient sont de nature suffisantistes. Cette obligation de justice repose simplement sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les humains9. Sitôt que l’aide de Robinson permet à Vendredi de subvenir lui-même à ses besoins, Robinson peut considérer avoir rempli son devoir. Il est en effet commun de définir le seuil de suffisance par une certaine forme d’autonomie – individuelle ou collective.

Tout ceci n’est qu’une description de la justice comme réciprocité. En offrir une défense complète dépasserait largement le cadre de ce chapitre. Mais précisons quelques raisons pour lesquelles la version décrite ci-haut de la justice comme réciprocité nous semble convaincante. D’abord, c’est une conception de la justice sensible au contexte relationnel : elle incarne l’intuition bien ancrée selon laquelle nous avons des obligations plus importantes envers ceux qui contribuent à notre propre bien-être. Ensuite, cette conception s’appuie sur l’un des postulats éthiques les plus consensuels aujourd’hui, soit l’égalité morale des humains, comme en témoigne l’enchâssement du principe de dignité humaine dans la

9 Rawls et d’autres auteurs distinguent le devoir – qui ne dépend pas d’une relation préalable – de l’obligation,

30

Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais surtout, en même temps que la justice

comme réciprocité prend au sérieux cette égale dignité de tous les êtres humains, elle prend aussi au sérieux la réalité de la motivation humaine. Se reconnaitre comme moralement égaux est une chose; la réalisation de la justice en est une autre. Le respect d’obligations égalitaristes peut être exigeant, et notre altruisme n’est pas sans failles. D’autant plus que nous pouvons être tentés par des stratégies opportunistes, qui consistent à faire un effort moindre – voire à resquiller – tout en récoltant les fruits de la coopération des autres. Pour résoudre ce type de problème, une coopération stable et équitable doit être accompagnée de ressources symboliques communes, assurant une certaine compréhension mutuelle, sur laquelle peut s’établir une confiance mutuelle. Ces ressources symboliques, telles qu’une langue ou une culture partagée, se combinent aussi à un système de contrainte, tel qu’un système légal, permettant de forcer la coopération des uns et des autres10. Un tel système de contrainte et une telle infrastructure symbolique sont les bases sous-jacentes de la coopération sociale, nourrissant une certaine confiance mutuelle et garantissant la coopération de tous. Pour le dire autrement, notre volonté à respecter certaines de nos obligations dépend des attentes que nous avons face au comportement (coopératif ou opportuniste) des autres. Si tous mes concitoyens dissimulent leur fortune dans des paradis fiscaux, je serai peut-être réfractaire à l’idée de faire du zèle et payer la totalité de mes impôts, même si je reconnais mon voisin vulnérable comme égal en dignité. C’est donc une conception de la justice qui prend très au sérieux la dimension motivationnelle, dans la mesure où elle ne prend pas les agents moraux pour des saints, c’est-à-dire des personnes qui, naturellement et inconditionnellement, seraient prêtes à limiter leurs libertés ou leur plaisir pour procurer un bénéfice à autrui – malgré la reconnaissance de son égale dignité. C’est une approche qui prend « les hommes tels qu’ils sont » pour reprendre la formule de Rousseau (reprise par Rawls), soit des êtres humains prêts à limiter leurs libertés ou leur plaisir (e.g. en payant des impôts, en refusant

10 Cette ligne argumentative peut aussi être exprimée dans le langage maussien. Dans son célèbre Essai sur le

don, où Marcel Mauss étudie les relations « don – contre-don » dans les sociétés primitives, l’épigraphe ouvre

l’appétit du lecteur avec un poème scandinave contenant ces vers : « Tu le sais, si tu as un ami/ en qui tu as confiance/ et si tu veux obtenir un bon résultat,/ il faut mêler ton âme à la sienne / et échanger les cadeaux/ et lui rendre souvent visite./ Mais si tu en as un autre/ de qui tu te défies/ et si tu veux arriver à un bon résultat,/ il faut lui dire de belles paroles/ mais avoir des pensées fausses/ et rendre dol pour mensonge./ Il en est ainsi de celui/ en qui tu n'as pas confiance » (1923, 6) Il est frappant d’y observer à quel point la relation de réciprocité que l’on retrouve ici dans l’échange « don – contre-don » repose sur la confiance qu’ont les parties l’une dans l’autre, et que l’échange « don – contre-don » se fait entre amis.

31

d’exploiter l’Autochtone avec qui l’on troque, etc.) s’ils ont suffisamment confiance dans le fait que les autres feront aussi leur part.

Certes, cette conception de la justice et cet argument de la motivation humaine ne vont pas de soi et reposent sur des prémisses controversées. L’une d’entre elles est celle du pluralisme et des limites de l’altruisme : si l’étendue de l’égalitarisme dépend de l’étendue de la coopération, c’est parce que l’altruisme des individus n’est pas infini et que la plupart de ceux qui participent à une entreprise coopérative commune préfèrent habituellement avoir

plus de ressources que d’en avoir moins pour réaliser leur conception du bien, quelle qu’elle

soit. Il s’agit de l’hypothèse humienne de la « générosité limitée » (Rawls 1997, section 22), qui pourrait toujours être remise en question, bien qu’elle nous semble plausible. Quoi qu’il en soit, le présent chapitre n’a pas l’ambition de défendre en profondeur le coopérativisme. Notre objectif est plus limité : nous tenterons de remettre en question le postulat de la non- réciprocité intergénérationnelle, afin de montrer que le coopérativisme peut lui aussi être porteur d’obligations intergénérationnelles fortes.

Par ailleurs, cette présentation de la justice comme réciprocité est statique. Une approche plus dynamique nous permettra de l’enrichir. Prenons le cas de l’interaction. Une interaction économique répétée a de bonnes chances de se transformer, éventuellement, en coopération plus dense exigeant une forme d’égalitarisme, d’autant plus qu’un échange économique est souvent accompagné d’échanges culturels, de conventions préalables, etc. La question qui s’impose est alors : à partir de quel moment l’interaction devient-elle une coopération assez dense pour que l’obligation du retour équitable se transforme en exigence égalitariste? Nous nous contenterons ici d’esquisser les trois critères qui nous semblent pertinents, sans toutefois nous prononcer sur leurs caractères nécessaires ou suffisants.

Le premier critère est celui de la dépendance mutuelle. Pour reprendre l’exemple de Brian Barry, le commerce des épices pendant le Moyen Age entre l’Orient et l’Occident permettait sûrement un avantage mutuel, mais ni l’Orient, ni l’Occident ne dépendait de ce commerce pour sa survie ou son autonomie (B. Barry 1991a, 194). Il y avait donc avantage mutuel, sans dépendance mutuelle. Le second critère est celui de l’indiscernabilité des contributions. Nos relations de dépendance sont à la fois denses, complexes et souvent imperceptibles. Si un philosophe, en publiant un livre, contribue à l’avancée de la connaissance humaine, il le fait

32

en s’appuyant sur une masse considérable de contributions préalables : ses parents l’ont élevé, la société l’a éduqué, lui a inculqué des normes, d’autres philosophes ont creusé avant lui les questions sur lesquelles il travaille, etc. On ne peut donc voir sa contribution « individuelle » comme une création ex nihilo, entièrement attribuable à « son » génie. Dans cet amoncellement de contributions variées qu’est la société, impossible de discerner précisément les contributions de chacun, encore moins de les quantifier comme le remarquent Turmel et Robichaud dans la citation ci-dessus. Le troisième critère est intimement lié au second : non seulement les contributions de chacun sont indiscernables, mais elles sont en grande partie incommensurables. Faisons abstraction du bagage nécessaire au philosophe pour écrire un livre. Il demeure extrêmement difficile de comparer la valeur de sa contribution à celle de l’éboueur, de l’ouvrier d’usine, de l’astronaute et du chanteur d’opéra, mais chacun contribue bel et bien – de façon peut-être indirecte et imperceptible – au bien- être des autres. Pour reprendre la fameuse fable de La Fontaine, le chant de la cigale est bel et bien une forme de contribution, même si celle-ci est difficilement comparable à celle de la fourmi.

Pris de façon isolée, chacun des trois critères semble insuffisant pour décrire le passage de l’interaction simple à la coopération dense. Peut-être ces trois critères sont-ils conjointement nécessaires ou suffisants pour caractériser la coopération dense, menant à une exigence égalitariste. Mais il n’est pas nécessaire de trancher ces questions pour la suite de notre propos.

Nous pouvons aussi porter un regard dynamique sur le passage du suffisantisme à l’égalitarisme11. Il y a de bonnes chances qu’en répondant à une exigence suffisantiste en

contexte non-coopératif, le contexte en vienne à changer. Il serait étonnant que l’on satisfasse une obligation suffisantiste en larguant des caisses d’approvisionnement au loin, en restant complètement libre de toute interaction et de toute attache avec la personne ou la collectivité aidée. Robinson, en remplissant son devoir envers Vendredi, risque de rapidement tisser des

11 À noter que Karl Widerquist (2010) fait une interprétation très exigeante du suffisantisme. Sa thèse repose

sur l’idée qu’il est impossible d’élever tous les agents au-dessus d’un seuil de suffisance étant donné la persistance de problèmes de santé et de sécurité. Mais l’interprétation de Widerquist fléchit si l’on aborde les problèmes de santé graves et les handicaps du point de vue du devoir d’entraide plutôt que du point de vue de la justice distributive. À ce sujet, voir Quong 2007, 93–97.

33

liens avec lui. L’aide sera probablement suivie (voire accompagnée) de partage d’idées et de techniques, d’échanges culturels, etc.

Ces explications visent à mieux cerner les trois cas de figure de la justice comme réciprocité. En l’absence d’une interaction, le devoir de justice qui lie un agent moral à un autre est simplement suffisantiste. Dans le cas d’une interaction, il y a exigence de retour équitable, où l’échange doit être « approprié et proportionnel ». Ces deux cas de figure seront ceux qui nous préoccuperont dans ce chapitre et le suivant : nous tenterons de clarifier si les générations actuelles ont un devoir suffisantiste ou une obligation d’équité plus forte envers les générations futures éloignées. Le troisième cas de figure est celui de la coopération dense déclenchant une exigence égalitariste. Il s’agit là de la vision de l’égalitarisme qui oriente, de façon implicite, plusieurs des idées développées dans les chapitres 5, 6 et 7.