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Intérêts posthumes et intérêts dépassant la durée de vie individuelle

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

Chapitre 2 – De mémoire et d’espoir : horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.2 Horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.2.1 Intérêts posthumes et intérêts dépassant la durée de vie individuelle

Le fait d’insister sur le caractère indispensable des ressources immatérielles pour mener une vie satisfaisante nous permet de voir que nous dépendons aussi des générations suivantes pour certains biens immatériels. Nous dépendons d’abord de la postérité pour la satisfaction de nos intérêts posthumes.

L’on peut espérer, sans fatuité, que nos proches auront souvenir de nos accomplissements après notre mort, peut-être aussi de notre caractère, de notre réputation, au moins de notre

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nom (Passmore 1981, 53)27. Nul besoin d’avoir un ego surdimensionné et de rêver à une

gloire éternelle pour comprendre l’espoir modeste de laisser une trace post-mortem, aussi brève soit-elle. Si vous saviez qu’après votre mort, vos ennemis prévoyaient colporter des mensonges horribles à votre sujet, amenant vos proches à vous mépriser et l’humanité à se souvenir de vous comme d’un monstre coupable de tous les maux, il serait étonnant que cela vous laisse indifférent. Il est normal d’espérer que ceux qui survivent se souviennent fidèlement de la personne que nous avons été.

De plus, l’on peut souhaiter que cette trace, que ce reflet de nous-même qui ne dure qu’un temps, ne perdure pas seulement dans les esprits des vivants, mais aussi dans le respect de notre dépouille et le respect de nos volontés testamentaires. La valeur accordée aux sépultures est d’ailleurs un thème séculaire en littérature, depuis Sophocle au Ve siècle av. JC avec

Antigone jusqu’à Wajdi Mouawad avec Littoral publié en 2007. Ces exemples corroborent

l’idée que nous avons bel et bien des intérêts posthumes, c’est-à-dire des intérêts personnels concernant le traitement de notre « personne » (ou ce qu’il reste de nous) après notre mort28.

Par ailleurs, l’aspiration à une forme d’immortalité a intéressé de nombreux philosophes, notamment Hannah Arendt, qui évoque le désir qu’ont les humains à laisser une « trace impérissable » (citation en exergue). Déjà dans Le Banquet, Socrate rapportait l’enseignement de Diotime sur le désir, plus fort que tout, qu’ont les êtres humains à chercher des honneurs et gloires éternelles, et que la connaissance des choses éternelles est la voie suprême pour atteindre l’immortalité (Le Banquet, 208c-209d). Cet exemple socratique révèle que le désir d’immortalité n’est pas forcément centré sur soi, sur l’amour-propre, mais peut être une forme d’extériorisation, de participation à une chose qui nous dépasse, qui nous fascine, que l’on aime et que l’on souhaite voir perdurer.

27 Avishai Margalit explique d’une manière oblique la peur de l’oubli posthume. Selon lui, cette crainte ne

concerne pas vraiment un état de fait posthume, mais concerne plutôt la qualité de nos relations de notre vivant : si nous sommes rapidement oublié à notre mort, c’est que nous avions peu d’importance dans l’esprit des autres. Nos relations aux autres étaient moins « épaisse » (thick) qu’on ne l’espérait (Margalit 2002, 93–94).

28 L’on peut aussi évoquer l’intérêt posthume héroïque, soit la quête vaniteuse d’une gloire éternelle par des

exploits exceptionnels, à la manière d’Achille dans l’Iliade qui renonce au bonheur paisible et prend les armes pour entrer dans l’histoire des « grands hommes ». Mais plutôt que de focaliser sur ce type d’intérêt posthume grandiloquent, nous insisterons plutôt sur les intérêts posthumes à la fois modestes et centrés sur une extériorisation de soi, intérêts qui nous semblent largement plus communs.

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Un homme de lettre peut briguer un siège à l’Académie française pour faire partie de ceux que l’on surnomme « les immortels »; un chercheur espérera entrer dans l’histoire comme celui qui aura découvert le remède contre une maladie grave; ou encore un homme d’État espérera voir un boulevard rebaptisé en son nom. Mais l’intérêt de l’écrivain, du chercheur et de l’homme d’État ne se limite pas à la renommée posthume. Il peut aussi inclure la perpétuation du projet auquel ils ont participé, que leur contribution individuelle soit commémorée ou non. La continuité de ces choses nous importe surtout parce qu’elle nous garantit, dans une certaine mesure, que ce à quoi nous avons consacré notre vie – un projet de recherche ou l’éducation de nos enfants par exemple – ne s’évanouira pas après notre mort.

À côté des intérêts posthumes, qui sont plus « personnels » (intérêt concernant ma dépouille,

mes volontés testamentaires, etc.) et qui concernent seulement l’après-mort, nous pouvons

donc identifier un autre type d’intérêts qui sont moins « personnels » et qui donnent sens à la fois durant notre vie et après notre mort. Il s’agit, pour reprendre l’expression de Jana Thompson, de nos intérêts dépassant la durée de vie individuelle (2009a; 2009b, 39–72)29.

Plusieurs projets que nous entreprenons de notre vivant ont un sens en grande partie parce qu’ils s’inscrivent dans la durée, et la valeur de ces activités ne dépend pas nécessairement de l’expérience que nous ferions de leur aboutissement. La « quête de vérité » dans le travail philosophique, la lutte pour la préservation de l’environnement, la recherche biomédicale et l’élaboration d’un nouveau traitement contre une maladie grave, la réalisation d’une société plus juste ou d’un projet nationaliste sont autant d’exemples de projets dont la valeur ne dépend pas nécessairement de leur achèvement durant notre vie, et dont la valeur ne dépend pas de la reconnaissance publique de notre contribution individuelle. Ces intérêts dépassant la durée de vie individuelle (ci-après IDDVI) sont parfois analogues aux « préférences impersonnelles » décrites par Ronald Dworkin, comme celle de voir l’humanité découvrir de la vie sur la planète Mars (2000, 25 sqq.).

29 Le rôle des intérêts dépassant la durée de vie individuelle (lifetime-transcending interests) pour la justice

intergénérationnelle est examiné par Thompson dans une perspective communautarienne. Pour les raisons que nous explorerons plus loin, la ligne argumentative que nous développons ici peut faire l’économie des thèses communautariennes.

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L’IDDVI le plus évident, et probablement le plus répandu, concerne le bien-être de nos descendants immédiats. Mais certains de ces IDDVI ont pour objet un idéal, que ce soit une manière de vivre ou la réalisation d’une société juste, et celui qui embrasse un tel idéal risque d’accorder une valeur intrinsèque à cet idéal, c’est-à-dire qu’il souhaitera sa réalisation, qu’il soit là pour en témoigner ou non. Si mon idéal est celui du pacifisme, et que j’ai la chance de voir la paix dans le monde se réaliser de mon vivant, il serait étonnant que je ne souhaite pas du même souffle que cette paix soit maintenue ad vitam aeternam, même longtemps après mon décès. Comme le note Thompson, il est naturel pour ceux et celles qui embrassent un idéal de se percevoir comme faisant partie d’une tradition de lutte pour la réalisation de cet idéal, une histoire qui s’étend dans l’avenir (2009a, 34–35). Thompson considère que les IDDVI sont aussi tournés vers le passé, mais nous laissons cette question de côté (2009a, 34– 35).

Un point crucial est le suivant : pour la continuité ou l’avortement de ces grands projets porteurs de sens dans nos vies – mais qui dépassent largement le cadre de notre existence individuelle –, nous dépendons des générations futures. Elles continueront et achèveront certains de nos projets porteurs de sens, et satisferont ainsi nos IDDVI30. Comme Thompson le précise, il n’y a pas de frontière claire entre un IDDVI et un intérêt qui ne se réalisera que dans le futur mais dont je pourrais faire l’expérience si j’ai la chance de vivre assez longtemps (2009b, 34). Un projet de recherche biomédicale donne un bon exemple d’intérêt qui se situe à cheval entre ces deux catégories.

Bien que nos successeurs n’aient aucunement l’obligation de mener à terme ces projets, il est naturel d’espérer qu’ils le fassent, et ce n’est pas un espoir vain, car même les sociétés libérales contemporaines entretiennent et valorisent une foule de traditions. Ici, nous employons le terme « tradition » dans un sens large, désignant toutes les choses et sphères d’activité qui sont préservées ou poursuivies par des personnes non-contemporaines les unes des autres. D’un point de vue factuel, plusieurs ont noté qu’il est impossible pour le présent de s’extirper complètement de son passé (Baier 1981, 178–179; Rolston III 1981, 129). Le

30 Kant était d’avis que la postérité en viendrait à un développement complet des facultés humaines (Kant 1990,

72). Mais comme le note John Passmore (1981, 50), la perspective kantienne s’apparente à celle d’un sacrifice que l’on doit faire pour un idéal qui ne sera réalisé que dans le futur. Ici, il n’est question ni de sacrifice, ni de devoir réaliser un idéal particulier. La réalisation d’un idéal n’est qu’une incarnation possible d’un IDDVI.

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présent est lourd du passé, et même celui qui souhaite rejeter son héritage se définira en grande partie par ce qu’il repousse. D’un point de vue normatif, l’on peut aussi penser à plusieurs circonstances où il est désirable de reprendre à notre compte et nourrir un héritage transmis par nos ancêtres, par exemple dans le cas où une convention passée aurait permis de résoudre un problème de coordination, dans le cas où une tradition incarne un idéal (e.g. la tradition humaniste), ou par simple souci d’économie dans la délibération (Scheffler 2010, chapitre 11). Quoiqu’il en soit, nul besoin d’endosser ces deux propositions pour la suite de l’argumentaire. Il nous suffit d’admettre que les générations successives ont tendance à perpétuer plusieurs choses qu’elles héritent du passé, et même lorsqu’elles les abandonnent, elles en conservent au moins une : la mémoire du passé. Ce faisant, elles donnent vie au passé (expression que nous utiliserons de façon interchangeable avec l’expression « procurer un horizon de sens »).

Par conséquent, nous avons tort de penser que les générations futures ne nous apportent rien: ce qu’elles nous offrent, c’est un horizon de sens qui insuffle à nos IDDVI toute leur valeur. Grâce à la postérité, les plus grandes choses auxquelles nous participons de notre vivant perdurent – du moins, nous pouvons espérer qu’une partie d’entre elles perdurent. Trois expériences de pensée dystopiques permettront de donner chair à cette idée.