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Insuffisances de la seconde solution : normativité et contextualisation

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

1.5 Seconde solution : la réciprocité indirecte ascendante

1.5.1 Insuffisances de la seconde solution : normativité et contextualisation

En un certain sens, l’argument de Heath s’avère limité, dans la mesure où il emploie un modèle économique d’application restreinte. Il utilise la théorie du choix rationnel, qui

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comprend la théorie des jeux, pour montrer que des agents parfaitement rationnels (au sens instrumental) et intéressés (i.e. maximisateurs) ont tout à gagner à coopérer avec les générations adjacentes. Ce type de développement théorique est bien sûr utile pour souligner le chevauchement générationnel et l’avantage mutuel qu’ont les générations à coopérer, notamment en vue du troisième âge qui se caractérise aussi par une certaine vulnérabilité. Mais comme Heath le reconnait lui-même (2013, 58–59), en se limitant à la théorie du choix rationnel, nous sommes à court de ressources théoriques pour condamner certaines formes de coopération inéquitables et privilégier une coopération plus juste. En fait, la perspective de l’avantage mutuel est minimaliste d’un point de vue éthique et ne met de l’avant aucune exigence d’équité. Pour reprendre les mots de Heath, elle est « normativement minimale » (2013, 38–39). Tant et aussi longtemps qu’il sera dans l’intérêt des générations futures de maintenir le lien coopératif, la génération actuelle a tout le loisir d’imposer des termes coopératifs qui l’avantagent de façon démesurée. C’était l’une des objections soulevées par Gustaf Arrhenius (1999, 29–34). Mais en guise de réponse, Heath clame que l’existence de coopérations injustes « n’a pas besoin d’être démontrée; qu’elles existent est une conséquence triviale [du modèle]. » (Heath 2013, 59) Une désépargne trop importante (qui provoquerait la non-coopération des générations futures) est à exclure, non pas pour une raison de justice, mais simplement parce qu’il s’agit d’un comportement irrationnel pour une génération qui souhaite maximiser son utilité, ce que Heath affirmait déjà en 1997 (Heath 1997, 370, note 7).

Bien entendu, le coopérativisme de Rawls affirme aussi qu’il y a un avantage mutuel dans la coopération sociale, mais sitôt le surplus coopératif produit, nous devons admettre qu’une certaine impartialité exige de nous que nous distribuions équitablement les fruits de la coopération. La conception rawlsienne de la justice comme réciprocité vise justement ce point d'équilibre entre la justice comme impartialité et la justice comme avantage mutuel (Rawls 1993, 16–17). L’exigence d’impartialité doit aussi s’appliquer à la coopération intergénérationnelle. Comme nous l’avons expliqué plus haut, la justice comme réciprocité – dans une perspective rawlsienne – nous mène à rejeter le critère du « mérite » dans la répartition des charges et des bénéfices d’une interaction ou d’une coopération. Ce jugement peut s’appliquer aux générations. La capacité contributive d’une génération aux différentes formes de coopération intergénérationnelle relève en grande partie de facteurs moralement

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arbitraires: une génération ne choisit pas d’être moins nombreuse ou de subir des cataclysmes environnementaux. Faisons un pas de plus : concernant l’apport d’une génération au patrimoine technique hérité, il serait possible de défendre un « déterminisme technologique » selon lequel le développement technique suit un cours relativement « autonome » et détermine en grande partie l’évolution de la société (contrairement au rapport inverse habituellement supposé). Dans ce cas, une génération ne serait même pas responsable de sa contribution (ou absence de contribution) au développement du capital technique. Sans adhérer à cette approche quelque peu radicale, nous pouvons tout de même présumer, en nous appuyant sur les travaux de Piketty, que nous entrons probablement dans une période de croissance faible et que cela a peu de chance d’être affecté par nos politiques publiques (Piketty 2013, 125). Bref, une génération ne peut dire « mériter » une plus grande part du surplus coopératif intergénérationnel en vertu de sa contribution supérieure, tout comme elle ne peut être tenue pour responsable de sa contribution inférieure. Cela signifie que nous ne pouvons rogner une partie du patrimoine, par exemple en épuisant les ressources naturelles et en provoquant des dérèglements climatiques graves, sous prétexte que l’on en préserve juste assez pour garder le lien de coopération intergénérationnel. Cela signifie aussi qu’une génération doit faire un effort supplémentaire si la génération qui la précède est plus nombreuse (effort supplémentaire pour le financement des retraites), ou si la génération qui la suit subira, de façon prévisible, un « désavantage exogène », c’est-à-dire non causé par l’humain (Gosseries 2004, 229–30). Ces obligations auraient besoin d’être clarifiées et défendues plus en détail, mais tout ce que nous voulons mettre en lumière ici est que la justice comme réciprocité appliquée aux générations ne se contente pas d’affirmer que les générations ont intérêt à coopérer. Elle fait un pas de plus en évaluant l’équité de la coopération intergénérationnelle.

Sans être invalide, le raisonnement de Heath déploie une vision trop restreinte de l’avantage mutuel. Cette vision restreinte est aveugle aux exigences normatives de la réciprocité intergénérationnelle, ce qu’il reconnait lui-même (Heath 2013, 58-59). Par ailleurs, si nous cherchons une alternative à l’approche de l’endettement générationnel descendant parce qu’elle est insuffisante pour inciter l’action juste, certains douteront peut-être de la force motivationnelle de la réciprocité indirecte ascendante étant donné le caractère abstrait ou

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quelque peu spéculatif du lien qui nous rattache, dans cette approche, aux générations futures éloignées.

Examinons plus en détail cette nouvelle objection. Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction, l’un des objectifs de cette thèse est de nous donner les outils théoriques essentiels pour penser la crise environnementale et climatique que nous causons aujourd’hui et qui frappera de plein fouet les générations de demain. Cette crise est composée de plusieurs dimensions, mais l’une des plus importantes est le réchauffement climatique anthropogénique. Le dioxyde de carbone que nous émettons s’accumule dans l’atmosphère et cause un effet de serre, et celui-ci provoquera peut-être éventuellement des boucles de rétroactions et changements abrupts. Or, en matière de mitigation des CC, il s’avère qu’il y a urgence. Selon les meilleures estimations disponibles, un réchauffement de plus de 2°C d’ici 2100 risquerait d’entraîner des conséquences graves et auto-renforcées, comme celles que nous avons évoquées concernant les océans. Pour avoir une chance de limiter le réchauffement sous le seuil des 2°C par rapport au niveau préindustriel, il nous faut viser une réduction de 40 à 70% de nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 (GIEC 2013a, 10– 11). Et toujours selon le GIEC, pour atteindre ces objectifs, il nous faut entamer un effort drastique avant 2030 :

Si rien n’est fait avant 2030 pour renforcer les efforts d’atténuation déjà déployés aujourd’hui, on estime qu’il deviendra alors bien plus difficile d’atteindre des niveaux d’émissions relativement bas à long terme et que cela réduira la palette de solutions pouvant assurer un maintien du réchauffement au-dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels (degré de confiance élevé). (GIEC 2013a, 12)

Pour des raisons essentiellement pédagogiques, nous pouvons aussi nous servir de la cible de la billionième tonne (Allen et al. 2009). Pour éviter les effets les plus catastrophiques des CC, nous devrions essayer à tout prix de rester sous le seuil des « 1 billion de tonnes » de GES accumulées dans l’atmosphère. L’atmosphère en contient déjà plus de 600 000 milliards, et au rythme où vont les choses – en maintenant le statu quo – ce n’est pas plus tard qu’en 2034 que la billionième tonne sera émise, si l’on se fie aux estimations de l’Université d’Oxford23. Bref, par souci pour les générations futures, nous devons absolument

faire un effort de mitigation substantiel dans les vingt prochaines années. Et cet effort, pour

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avoir une chance de se matérialiser, devra sûrement être transversal, c’est-à-dire porté par une panoplie d’acteurs tels que les ONG, les associations syndicales, les intellectuels et quelques dirigeants d’entreprise visionnaires, en plus des gouvernements élus et des citoyens pris individuellement (Méda 2014, chapitres 14-15). Mais il devra aussi être transversal en termes de cohortes : compte tenu du poids politique grandissant des baby-boomers et de la moyenne d’âge souvent élevée de la classe politique, plusieurs démocraties à travers le monde sont « grisonnantes » pour reprendre le titre du livre d’Achim Goerres, The political

participation of older people in Europe: the greying of our democracies (2009). Autrement

dit, les retraités sont peut-être « improductifs » d’un point de vue économique, mais ils sont très « productifs » d’un point de vue politique, notamment du point de vue du taux de participation. Pour ne prendre qu’un exemple, aux élections canadiennes de 2011, le taux de participation des 65-74 ans était le plus élevé de tous avec 75,1% de participation, alors que celui des 18-24 ans était de 38,8% (Hilderman, Anderson, and Loat 2015, 37). Si l’on tient aussi compte du renversement démographique – les aînés participent dans des proportions plus importantes, mais sont aussi plus nombreux – leur poids politique est on ne peut plus considérable. Ainsi, sans le soutien politique crucial des retraités, la « transition écologique » a peu de chance de se produire dans les délais souhaités, au détriment des générations futures24.

Devons-nous douter du soutien des baby-boomers aux politiques de réduction des GES? Pour l’instant, présumons que non (nous y revenons au dernier chapitre). Mais dans la perspective de la réciprocité ascendante, oui, surtout si l’on tient compte des « droits acquis » des retraités. Dans la perspective de l’avantage mutuel, où les agents sont maximisateurs et où la réciprocité intergénérationnelle est ascendante, les retraités actuels n’ont aucun intérêt à faire un effort pour mitiger les dérèglements du climat. D’abord, ils ne seront pas touchés par les effets les plus graves des CC. Mais surtout, si l’on suit l’analyse de Heath, les séniors ont

déjà fait leur part pour assurer le lien coopératif intergénérationnel, dans la mesure où ils ont

renoncé à une partie de ce qu’ils ont produit quand ils étaient productifs pour le consacrer aux besoins de leurs prédécesseurs. Heath reconnait que si une génération laissait à ses héritiers un monde complètement détruit et invivable, probablement que ceux-ci briseraient

24 L’un des arguments en faveur de la proposition du dernier chapitre est justement d’opérer un rapprochement

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le lien coopératif intergénérationnel et ne consacreraient pas de ressources aux retraites des aînés25. Cette stratégie de menace de confiscation des pensions est évoquée par l’économiste

français André Masson : « [l]a solution consiste à établir un lien fort entre transferts descendants et transferts ascendants – retraite, soutien familial aux parents âgés – qui peut prendre la forme stratégique suivante : une génération ne touchera la pension ou le soutien attendu qu’à la condition d’avoir fait de même pour la précédente et d’avoir suffisamment

investi dans la suivante […] » (2009, 53, nous soulignons). Mais aujourd’hui, cette

« menace » a une plausibilité plutôt faible: en dépit de la possible décrépitude du monde qui sera celui des millénariaux et de leurs enfants, les retraités peuvent toujours brandir leurs

droits acquis, selon lesquels un niveau de prestation leur a été garantie et tout contrat doit

être respecté. Mais Axel Gosseries remarque à juste titre qu’une telle promesse peut entrer en conflit avec d’autres exigences de justice, et que l’on peut questionner la priorité accordée au principe du pacta sunt servanda (2004, 280). D’ailleurs, certaines clauses de ces droits acquis sont bel et bien remises en question, comme en témoignent, dans le cas québécois, les suggestions du rapport D’Amours émis en 2013 et l’avis de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) sur ce même rapport. Les révisions proposées par le rapport D’Amours et par l’IRIS concernent notamment les mesures d’indexation et de bénéfices des retraites anticipées (Couturier and Lefrançois, 2013, 17). Mais quels que soient les détails de ces propositions de réformes, les droits acquis sont, dans leur ensemble, préservés. Prenons l’exemple du rapport d’Amours. Celui-ci propose de « recadrer la notion de droits acquis […] Néanmoins, la promesse de base des régimes à prestations déterminées – soit la rente établie en pourcentage du salaire et en fonction du nombre d’années travaillées – serait protégée. En outre, il n’est pas question de réduire la rente en cours de versement. » (D’Amours et al. 2013, 8, nous soulignons) Sans prendre position sur les raisons morales de la remise en question des droits acquis, nous pouvons tout de même nous avancer sur le fait que, selon toute vraisemblance, la « promesse de base » de ces droits acquis ne sera pas remise en question. Bref, dans la perspective de la réciprocité indirecte ascendante, les séniors d’aujourd’hui ont déjà fait leur part, reçoivent déjà leurs bénéfices sans la crainte qu’ils leur soient retirés, et ne subiront pas les effets les plus graves des changements

25 Du moins, c’est ce qu’il affirmait dans un article précédent (1997, 370, note 7). Mais dans son article récent,

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climatiques. Tout semble indiquer que, dans l’approche heathienne, les séniors n’ont aucun intérêt à coopérer en faveur des générations futures, et sans leur appui, nous échouerons à atteindre nos cibles climatiques d’ici les années 2030.

Comme verdict final, nous pouvons dire qu’il ne fait aucun doute que si nous nous élevons à un niveau d’abstraction suffisamment élevé, l’analyse de Heath est certainement plausible pour montrer comment les générations gagnent à coopérer dans une perspective ascendante. Mais si l’on souhaite évaluer l’équité de cette coopération, dans le contexte actuel caractérisé par l’urgence et le caractère nécessairement transversal de la lutte aux changements climatiques, et l’existence de droits acquis pour les retraités actuels, force est de conclure qu’il s’agit là d’une voie peu attrayante – ou du moins inopérante – pour penser la justice envers les générations futures. Pour ces raisons, il est important d’examiner une dernière piste de solution pour penser notre dépendance vis-à-vis des générations futures.