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Le problème : la non-réciprocité entre les générations

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

1.3 Le problème : la non-réciprocité entre les générations

Joseph Addison, homme de lettres anglais et cofondateur en 1711 du magazine The

Spectator, rapporte ces paroles moqueuses d’un ancien camarade de Collège : « nous faisons

toujours quelque chose, dit-il, pour la postérité, mais je serais ravi de voir la postérité faire quelque chose pour nous. » (Addison 1714) Quatre siècles plus tard, ces paroles trouvent encore un écho dans la réflexion sur les relations entre générations, comme si elles reflétaient un pur truisme : les « membres des générations antérieures sont invulnérables vis-à-vis des membres des générations ultérieures » lance Clayton Hubin (1976, 80). Addison et Hubin semblent tous deux d’avis que les générations futures ne nous apportent rien. Comment le pourraient-elles? Brian Barry est l’un des principaux philosophes contemporains à avoir consolidé ce paradigme.

En fait, Barry est l’un des premiers philosophes à avoir pris au sérieux l’importance du contexte intergénérationnel pour les questions de justice. Sa réflexion engageante sur la justice intergénérationnelle s’est échelonnée sur une trentaine d’années et a posé plusieurs des jalons du débat. Et tout au long de ses travaux, Barry réitère le fait de l’unidirectionalité de la dépendance générationnelle: les générations futures ne peuvent rien faire pour nous nuire ou améliorer notre sort, il s’agit là de l’implication fatidique de la flèche du temps (B. Barry 1977, 270; 1978, 224; 1999, 107). Cette asymétrie de pouvoir apparaît comme un fait purement logique, qu’il résume bien dans ce passage : « tandis que ceux qui vivent

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aujourd’hui peuvent aggraver ou améliorer le sort de leurs successeurs, la direction du temps garantie que ces successeurs ne peuvent rien faire pour aider ou léser la génération actuelle. » (B. Barry 1989, 189)

Toujours est-il que la non-réciprocité entre les générations n’est pas un obstacle significatif pour Barry puisqu’il rejette le modèle coopérativiste. Les exigences de justice ne reposent pas, selon lui, sur l'existence de relations préalables, mais sur la simple prémisse « universaliste » selon laquelle l’égalité morale fondamentale des êtres humains requiert une égale considération de leurs intérêts, indépendamment de leur position géographique ou temporelle (B. Barry 1999, 96; 100). Dans cette conception « impartialiste » de la justice, le problème de la non-réciprocité est simplement dissous.

Mais comme nous l’avons vu dans la section précédente, aux yeux d’un coopérativiste tel que Rawls, Barry est coupable d’un saut logique : on ne peut conclure que l’égalité socioéconomique est une obligation de justice seulement en vertu de l’égalité morale des êtres humains. Il manque une prémisse relationnelle: il doit y avoir une forme d’interaction ou de coopération pour qu’une exigence d’équité ou d’égalité soit enclenchée. En l'absence d’échange ou de productions communes, les obligations qui nous lient sont de nature différente et reposent simplement sur l’égale dignité des humains. Ainsi, pour les rawlsiens et pour tous ceux qui conçoivent la justice comme une forme ou une autre de « donnant- donnant », le problème de la non-réciprocité entre les générations est hautement problématique pour la justice intergénérationnelle. Parmi d’autres, Olivier Godard (2016, 29), David Heyd (2009) et Wilfrid Beckerman (2006, 62) en arrivent à la conclusion que l’absence d’interaction entre les générations éloignées est une raison suffisante pour rejeter la possibilité même d’obligations de justice entre elles (voir aussi E. A. Page 2006, 108 et Gosseries 2004, 157).

C’est donc sans surprise que Rawls abandonne son principe égalitaire dans le contexte intergénérationnel, puisqu’il « n’y a pas moyen pour les futures générations d’aider les plus défavorisés des générations précédentes. Ainsi, le principe de différence ne s’applique pas pour la question de la justice entre générations et le problème de l’épargne doit être traité

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autrement. » (1997, 327)12 Rawls admet donc le paradigme de la non-réciprocité, considérant

que c’est « un fait naturel que les générations s’étendent dans le temps et que les bénéfices économiques ne vont que dans une direction. On ne peut modifier cette situation et ainsi la question de la justice ne se pose pas de ce point de vue. » (1997, 327) C’est pourquoi le principe proposé par Rawls pour réguler les relations entre les générations n’est pas à proprement parler un principe de justice, mais seulement un « devoir naturel » (1997, 331), signifiant par là qu’il ne suppose aucune relation préalable entre les parties et s’applique à tous les êtres humains indistinctement. Ce « juste principe d’épargne » se distingue du maximin (principe égalitariste) tant dans son contenu que dans sa justification.

Selon ce principe d’épargne, une société juste sur le plan intergénérationnel est une société qui garantit aux générations ultérieures une épargne suffisante pour être « bien ordonnée », c’est-à-dire minimalement juste sur le plan intra-générationnel (voir aussi McKinnon 2012, chapitre 2). Au-delà d’une épargne minimale, nulle obligation égalitaire : « une fois les institutions justes solidement établies et toutes les libertés de base effectivement réalisées, le taux net d’accumulation tend vers zéro. A ce point, une société remplit son devoir de justice en garantissant les institutions et leur base matérielle. » (Rawls 1997, 329) Ainsi, si une génération hérite d’une épargne supérieure au seuil de suffisance, elle est en droit de consommer le surplus, de désépargner, car cela ne viole aucunement le juste principe d’épargne si le patrimoine légué à la postérité reste au-dessus du seuil de suffisance. C’est une conclusion que Rawls semble rejeter (1997, 325), mais la nature suffisantiste du principe d’épargne, tout comme le rapprochement explicite entre le principe d’épargne et le devoir d’assistance au niveau international (Rawls 2006, 131–32) nous force à admettre cette implication normative (Gosseries 2009, 44). Concrètement, cela signifie que nous pouvons détruire quelques écosystèmes, brûler la moitié des musées, laisser s’éteindre la plupart des langues minoritaires, causer l’extinction de nombreuses espèces animales et végétales, jeter nos livres de médecine et abandonner nos savoir-faire traditionnels et artisanaux : en autant que nous en laissions assez aux générations futures pour qu’elles puissent maintenir une société minimalement juste, ce carnage patrimonial ne sera pas condamné par le principe

12 L'épargne est l'ensemble des biens qu'une génération transfère à la suivante: ressources naturelles, culturelles,

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d’épargne rawlsien. Bref, le contenu de ce principe est suffisantiste : au-delà d’une épargne minimale, nulle obligation égalitaire.

Devant les multiples critiques adressées à sa conception de la justice intergénérationnelle, Rawls vint à modifier substantiellement la justification du principe d’épargne, tout en laissant intact son contenu suffisantiste (Rawls 1993, 273–74, 2001, 159–60). En fait, il modifia sa façon de concevoir les relations intergénérationnelles dans le cadre de la position originelle et du voile d’ignorance13. Alors qu’il avait, dans un premier temps, introduit une dose

d’altruisme dans la psychologie des partenaires derrière le voile d’ignorance, supposés avoir le « souci de leurs descendants immédiats » (1997, 328), il a ensuite abandonné cette hypothèse psychologique qui détonnait avec la caractérisation originelle du voile d’ignorance (désintérêt mutuel) pour adopter l’hypothèse de la conformité stricte : les individus placés derrière le voile d’ignorance doivent choisir le principe d’épargne qu’ils souhaiteraient que l’ensemble des générations aient suivi (1993, 274). Les modalités du choix sous le voile d’ignorance ne sont plus les mêmes, mais Rawls estime que les participants opteront tout de même pour le juste principe d’épargne, c’est-à-dire un principe ayant un contenu suffisantiste, où l’épargne sert à « satisfaire les conditions requises pour établir et préserver une structure de base juste à travers le temps. » (2001, 159)

Toutefois, dans le cadre rawlsien, la position originelle n’est qu’une illustration permettant d’expliciter les implications normatives des prémisses déontologique et coopérativiste. Ainsi, la question qui doit nous préoccuper est de savoir si ces deux prémisses tiennent toujours dans le cadre intergénérationnel. Au lieu de se reconnaitre comme moralement égaux, les individus futurs auront peut-être une conception de l’être humain et du citoyen radicalement différente de celle communément acceptée dans nos démocraties modernes14. Malheureusement, nous ne pouvons traiter ici de cette difficulté possiblement fatale pour la justice intergénérationnelle. Nous désirons nous concentrer sur la seconde prémisse rawlsienne, selon laquelle les partenaires dans la position originelles sont des individus

13 La position originelle est une mise en scène fictive où les citoyens d’une société doivent s’entendre sur les

principes fondateurs de l’organisation sociale. Le voile d’ignorance nous rend aveugle aux particularités de notre identité telles que notre classe sociale, notre sexe, nos talents naturels, etc. Cela permet une certaine impartialité des participants dans la position originelle.

14 Par exemple, Terence Ball (1985) critique l’idée qu’une seule et même conception de la justice puisse être

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coopérant ou interagissant d’une manière ou d’une autre. Comme nous l’avons expliqué, Rawls nie qu’il y ait une telle interaction mutuellement avantageuse entre les générations, ce pourquoi il se replie sur le principe d’épargne. Cela signifie donc qu’il est superfétatoire d’invoquer l’argument du voile d’ignorance pour justifier ce principe suffisantiste. Autrement dit, le remaniement théorique que Rawls opère dans ses écrits ultérieurs est étonnant de par son inutilité : il réajuste vainement l'artillerie lourde (position originelle et voile d'ignorance) pour justifier un devoir naturel suffisantiste, alors que le vrai défi est de montrer qu'il y a bel et bien une forme d’interaction mutuellement avantageuse entre les générations, même éloignées, et qu’ainsi une exigence de réciprocité nous lie à elles et nous interdit de désépargner. S’il y a interaction mutuellement avantageuse entre les générations même éloignées, celles-ci pourront toutes être représentées dans la position originelle et derrière le voile d’ignorance.