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Quatrième objection : une approche conservatrice?

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

Chapitre 2 – De mémoire et d’espoir : horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.6 Quatrième objection : une approche conservatrice?

Une variante légèrement différente de l’objection précédente affirme que notre perspective n’est pas perfectionniste, mais plutôt conservatrice. Honorer nos ancêtres, leur témoigner notre gratitude via un devoir de mémoire, poursuivre des traditions: tout cela semble conforter l’ordre établi et le statu quo.

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Pour écarter cette objection, il suffira de rappeler la distinction essentielle entre les deux bases des IDDVI. D’un côté, ces intérêts reposent sur un simple espoir, soit que certaines sphères d’activités soient perpétuées. Notre conception de la réciprocité intergénérationnelle ne suppose aucunement que nous ayons des obligations de « conservation » et que nous

devions poursuivre les projets de nos ancêtres. Une obligation de ce type, fort conservatrice,

est à rejeter. Ce qui peut induire en erreur est notre usage du terme « tradition ». Comme nous l’avons noté plus haut, nous employons ce terme dans un sens large, désignant toutes les choses et sphères d’activités qui sont entreprises ou préservées par des personnes qui ne sont pas contemporaines les unes des autres. Cela comprend donc des « traditions » extrêmement critiques du statu quo. La philosophie, exercice critique par excellence, a une « tradition » de plus de deux millénaires, et ses courants de pensée plus spécifiques sont eux aussi chargés d’une longue histoire. Les luttes sociales, dénonçant l’ordre social établi, forment elles aussi des « traditions », comme celle de la lutte afro-américaine aux États-Unis, des révoltes d’esclaves du XIXe siècle jusqu’au mouvement Black lives matter aujourd’hui, en passant

par Martin Luther King, Malcom X et bien d’autres.

D’un autre côté, nos IDDVI reposent aussi sur l’attente légitime que nous pouvons avoir dans le fait que les générations futures respecteront une obligation de mémoire, qui elle-même s’amincit avec le temps. Non seulement diminue-t-elle au fil du temps, mais elle peut être respectée de diverses façons, selon les circonstances.

Prenons l’exemple de la Journée nationale des patriotes (jour férié au Québec visant à souligner la révolte des Canadiens français de 1837-38). D’une part, les Québécois n’ont guère l’obligation de perpétuer à tout jamais cette fête nationale. Les nations et leurs frontières se transforment au fil du temps, tout comme leurs langues, leurs rites, les préoccupations. Quand – disons dans cent ans – cette fête nationale sera abandonnée ou remplacée par une autre, ceux qui auront pris cette décision n’auront certainement pas violé une obligation intergénérationnelle. Notre façon de tenir compte de nos prédécesseurs se transforme – et se distend – avec le temps. Les successeurs rapprochés de Louis-Joseph Papineau, de De Lorimier et des autres rebelles de 1837-38 voyaient certainement différemment que nous leur responsabilité à l’égard de cet héritage sociopolitique, d’une manière qui nous est aujourd’hui étrangère : ils ont mené ce que l’on appelle la « revanche

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des berceaux ». Avec le désir de créer un rapport de force démographique44, et sous

l’impulsion de l’Église catholique, les Canadiens français ont réagi à la défaite par une croissance démographique monstre. À partir de 1890 et jusqu’à la moitié du XXe siècle, leur population augmente rapidement, avec des taux de fécondité très élevés pour un pays industrialisé (Fournier 1989, 171). Entre 1921 et 1941 par exemple, le taux de fécondité des Québécois était jusqu’à 75% supérieur au taux de fécondité des Ontariens (Fournier 1989, 172). Aujourd’hui, notre rapport à la révolte de 1837-38 est bien différent, surtout considérant les avancées de la Révolution tranquille des années 1960, qui a permis aux Québécois de se libérer de la tutelle cléricale et anglophone. Chose certaine, nulle famille québécoise d’aujourd’hui ne se voit dans l’obligation d’avoir une douzaine d’enfants pour contrebalancer le pouvoir sociopolitique du Canada anglais, mais cela ne nous empêche pas de célébrer la Journée nationale des patriotes. Ce détour historique illustre bien de quelles manières évoluent nos obligations envers le passé: envers nos prédécesseurs rapprochés, nous avons certes le devoir d’au moins prendre le temps de considérer leurs IDDVI les plus importants. Un Québécois adulte en l’an 1900 ne pouvait manquer de s’interroger sur les raisons qui ont poussé la génération de ses parents et grands-parents à se rebeller contre les Canadiens anglais, jusqu’au péril de leur vie. De façon analogue, un jeune Québécois au début du XXIe

siècle devrait au moins prendre le temps de comprendre les raisons qui ont poussé les générations précédentes à lutter pour la souveraineté du Québec et à déclencher deux référendums sur la question. Il en viendra peut-être à la conclusion que ces aspirations nationalistes ne sont pas les siennes et ne continuera pas ce projet, cela en toute légitimité. Mais faire preuve d’indifférence totale, ce serait échouer à respecter un devoir de considération (pour autant que les générations précédentes aient respecté leur part du contrat et préservé un monde commun décent). Ce devoir de considération est celui de comprendre les IDDVI de nos prédécesseurs et de comprendre pourquoi ceux-ci ont eu à cœur ces intérêts. Comme l’explique Avner De-Shalit, il s’agit de réfléchir (reflect on) au bagage multidimensionnel qui nous a été transmis (1995, 48–49). Au fil du temps, ce devoir se transformera progressivement en simple devoir de mémoire. Et même ce devoir de mémoire se distendra avec le temps, jusqu’au point de n’occuper qu’une page dans les livres d’histoire.

44 Ce n’était peut-être pas un acte délibéré visant à respecter un devoir vis-à-vis de leurs prédécesseurs, mais

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Enfin, précisons que nous n’avons pas seulement des IDDVI. Comme le note Joel Feinberg, il y a des conflits et des compromis (tradeoff) entre ces intérêts et d’autres intérêts immédiats, et comme Feinberg nous ne pensons pas que la protection des IDDVI devrait avoir priorité sur les intérêts de ceux qui souffrent de maladies, de faim ou d’indigence (Feinberg 1985; J. Thompson 2009a, 41).

Mais si nous ne respectons pas cette obligation de mémoire, cela signifie-t-il que nous causons un tort aux générations passées? Nous aurions des obligations envers les morts et pourrions leur causer un tort? Cela nous amène à la cinquième et dernière objection.