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Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

Chapitre 2 – De mémoire et d’espoir : horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.2 Horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.2.2 Trois dystopies

Samuel Scheffler a examiné l’importance que nous attachons à la postérité pour accorder aujourd’hui de la valeur à ce que nous entreprenons. L’idée que les générations futures nous procurent un horizon de sens essentiel est la conclusion à laquelle il parvient (sans utiliser ces termes) par le détour d’expériences de pensée apocalyptiques: la signification et la valeur de nos grands projets de vie (et même, selon Scheffler, de nos plaisirs plus triviaux) seraient fortement amenuisées si nous savions que l’humanité étaient vouée à disparaître après notre mort (2013). Scheffler s’inspire notamment du roman de P. D. James, Children of men. Dans ce roman, l’humanité est devenue infertile. Dans un avenir rapproché, il n’y a plus aucune naissance, et donc les hommes et femmes ne sont plus seulement confrontées à la perspective de leur propre mort, mais aussi à celle de leur civilisation et de leur espèce. Le tableau dépeint

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par P. D. James est sombre et caractérisé par le désarroi généralisé causé par la perte d’espoir en l’avenir31.

Selon Scheffler, il serait étonnant que quiconque ait une réaction d’indifférence face au scénario apocalyptique. Au contraire, Scheffler est confiant que la plupart des gens réagiraient avec horreur et désespoir : « Il me semble plausible de supposer qu’un tel monde [le monde imaginé par P.D. James] serait caractérisé par une apathie, une anomie et un désespoir généralisés; par l’érosion des institutions sociales et de la solidarité sociale; par la détérioration de l’environnement physique; et par une perte profonde de conviction concernant la valeur ou l’intérêt de plusieurs activités. » (Scheffler 2013, 40) La supposition de Scheffler nous semble justifiée. Si elle est exacte, cela révèle une connexion conceptuelle entre le fait de valoriser quelque chose et souhaiter qu’elle soit préservée à travers le temps (Scheffler 2013, 22). Nous pouvons, de notre vivant, lutter pour la préservation de ce qui a de la valeur à nos yeux, mais sans la solution collective à ce problème de la continuité, nous serions désemparés. Sans cet afterlife collectif, nous n’aurions aucun espoir de continuité, et sans cet espoir, sans cette attente, nous serions « émotionnellement détaché » de la plupart des pratiques socioculturelles, à l’exception peut-être de pratiques comme l’amitié et le soulagement de douleurs extrêmes (Scheffler 2013, 44; 54; voir aussi Trisel 2004, 384–85). Voici, dans nos mots, le scénario imaginé et discuté par Scheffler:

Scénario de P. D. James : dans un futur rapproché, la postérité n’est plus là pour donner vie au passé.

Scheffler retire de ce scénario une conclusion étonnante concernant les limites de l’égoïsme et de l’individualisme humain. Les pratiques socioculturelles que nous valorisons ne

semblent pas affectées par l’anticipation de notre mort individuelle, mais bien plutôt par

31 Notre description ne peut égaler celle de P. D. James: « les vivants s’abandonnèrent à un négativisme quasi

universel, ce que les Français appellent l’ennui universel. Il fondit sur nous comme une maladie insidieuse : et c’était bel et bien une maladie, avec ses symptômes bientôt familier de lassitude, de dépression, de malaise indéterminé, une promptitude à céder aux moindres infections, un perpétuel mal de tête rendant tout effort impossible. […] sans espoir de postérité pour nous ni notre espèce, sans l’assurance que nous vivrons quand même nous serons morts, tous les plaisirs de l’esprit et des sens ne m’apparaissent parfois que comme de pathétiques et croulantes défenses étançonnant nos ruines. […] Seuls les enregistrements et les disques nous permettent aujourd’hui d’entendre des voix d’enfants, seuls le cinéma et la télévision de retrouver leur image en mouvement. Certains trouvent insupportable de regarder de tels films, mais la plupart s’en nourrissent comme d’une drogue. » (James 1993, 17–19)

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l’anticipation de notre mort collective (Scheffler 2013, 26; 72–73; 80). Dans ce cas, la continuité d’un monde commun, constituée en grande partie d’étrangers, semble importer davantage à nos yeux que la continuité de notre propre existence, car la première conditionne la possibilité de valoriser les pratiques socioculturelles auxquelles nous prenons part (Scheffler 2013, 26; 72–73; 80). Bref, l’action – faite par l’individu – de valoriser est enchâssée dans une entreprise collective qui perdure à travers le temps, et c’est cet enchâssement qui donne à cette action individuelle toute sa valeur (Scheffler 2013, 59). Quelle est la leçon des réflexions de Scheffler? Que la dépendance générationnelle n’est pas unilatérale. Les générations actuelles sont, en un certain sens, vulnérables vis-à-vis du sort des générations futures, et cette pensée devrait nous motiver à agir pour assurer leur survie (Scheffler 2013, 77–78). Autrement dit, en mettant en péril la survie des générations futures, nous mettons en péril notre propre bien-être. Comme le note Scheffler, nous avons tendance à concevoir notre souci des générations futures en termes d’obligations et de responsabilités, qui peuvent sembler lourdes et exigeantes. Un autre type de raison apparait alors :

Mais les considérations que j’ai mises de l’avant suggèrent que nous avons aussi des raisons d’un tout autre type de se soucier des intérêts des générations futures, et cela pour la simple raison qu’elles ont tant d’importance pour nous. Sous certains aspects, leur survie importe davantage pour nous que la nôtre. Sous cet angle, ce qui est mis en relief n’est pas leur dépendance envers nous, mais plutôt notre dépendance envers elles. Cela ne nie pas qu’elles soient causalement dépendantes de nous en un sens évident. Mais selon la perspective que j’ai esquissée, leur dépendance causale envers nous n’est pas une source d’obligations exigeantes, mais nous procure plutôt des opportunités bienvenues […] (Scheffler 2013, 78).

Bref, la transmission d’un monde commun – et l’effort que cela nous demande pour en préserver la base environnementale par exemple – ne doit pas être vue comme un fardeau, mais comme une opportunité bienvenue, celle de préserver un monde d’une importance insoupçonnée pour nos vies individuelles.

L’expérience de pensée de Scheffler et de P.D James est d’une grande force, mais nous souhaitons la pousser un peu plus loin, cette fois en nous inspirant de H. G. Wells et de La

Machine à explorer le temps (1997). Dans ce roman aux apparences de fiction juvénile se

profile une critique sociale des plus pertinentes: des millénaires durant, les sociétés humaines ont laissé les inégalités s’accroitre et les classes sociales rester aussi distantes les unes des autres que possible, au point tel que dans un futur éloigné, l’humanité s’est divisée en deux

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espèces : de petits êtres frêles vivant à la surface et descendants de la bourgeoisie, et d’affreuses créatures vivant sous terre, descendantes du prolétariat (Wells était socialiste). Aucune de ces sous-espèces n’a de culture ou de société organisée, et seulement l’une d’elle a préservé de minces facultés de langage. Et sans culture, point d’histoire et de mémoire collective. Dans ce scénario, le lecteur n’est pas amené à imaginer que l’humanité disparaitra après sa mort, mais plutôt qu’il sera oublié, lui, ses proches, sa nation, sa langue, sa culture, sa civilisation. Tout ce à quoi il a participé sa vie durant sera abandonné. Voici, dans nos mots, le scénario de H. G Wells :

Scénario de H. G. Wells : dans un futur éloigné, la postérité n’a plus la capacité de donner vie au passé.

L’hypothèse que nous avançons est la suivante : si un voyageur du temps nous apprenait que le monde wellsien se réalisera bel et bien (avec une certitude absolue) dans un avenir plus éloigné, et si nous prenions le temps d’imaginer ce monde et d’imaginer ce que sa venue signifierait pour nous, nous tomberions dans une détresse individuelle et collective semblable – bien que moins radicale – à celle décrite par P.D. James et Samuel Scheffler. Les institutions et la solidarité en pâtiraient, moins d’efforts seraient entrepris pour préserver l’environnement, et une certaine apathie nous guetterait. Si cette hypothèse est exacte, cela signifie que ce qui nous procure un horizon de sens, ce n’est pas seulement la survie de l’humanité en tant que telle. Ce qui nous permet aujourd’hui de valoriser nos IDDVI, c’est d’abord la survie de sociétés ayant certaines caractéristiques communes avec les nôtres, c’est- à-dire des sociétés nourrissant une culture, se souvenant de leur passé, et reprenant le flambeau de certaines sphères d’activités comme la recherche scientifique ou la préservation d’une langue vernaculaire. Des sociétés qui auront peut-être conservé quelque chose des sociétés du XXIe siècle, quitte à ce que ce « quelque chose » ne soit qu’une page dans les livres d’histoire. Sans cet espoir de continuité de l’histoire et de la mémoire humaine, il nous serait plus difficile – sans être impossible – de valoriser notre participation aux luttes sociales, aux activités artistiques, aux traditions de toutes sortes (et si les suppositions de Scheffler sont exactes, même les plaisirs que nous procurent la gastronomie, l’humour, le jeu et la sexualité deviendraient un peu plus fades).

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Comme nous l’avons expliqué, nous avons fait un pas de plus en évoquant le scénario de H. G. Wells. Quelle est la leçon de l’expérience de pensée wellsienne? Que nous ne dépendons pas seulement de la survie de l’humanité: encore faut-il qu’elle ait la capacité de porter et nourrir une culture, c’est-à-dire, au minimum, de préserver une certaine mémoire et une certaine connaissance de l’histoire, et dans l’idéal de perpétuer certaines sphères d’activités chères au XXIe siècle. Comme l’explique Thompson, si nous voulons que nos successeurs aient les moyens de préserver les pratiques qui sous-tendent nos IDDVI, c’est à nous de leur donner ces moyens, via le transfert d’un patrimoine suffisamment riche (2009a, 44). Nous dépendons du fait que nos successeurs formeront toujours une communauté de sens, ou pour reprendre l’expression d’Avishai Margalit, qu’ils formeront toujours une communauté de

mémoire (2002). Le scénario wellsien vise donc à insister davantage sur le rôle crucial de la

mémoire collective. Au final, elle est l’ultime pilier sur lequel peuvent s’appuyer nos IDDVI (nous y reviendrons).

Nous devons à nouveau faire un pas supplémentaire et explorer un troisième scénario. Imaginez que nous ne fassions rien pour prévenir les changements climatiques, l’accroissement des inégalités, les pandémies mondiales et l’homogénéisation de la culture, tout en étant bien conscients de ces phénomènes et de leurs répercussions futures. Imaginez que le monde que nous laisserons en héritage soit un monde appauvri de tous les points de vue, mais que les héritiers de ce monde (disons en 2500) soient toujours porteurs d’une culture, avec une langue, une certaine transmission des connaissances et une organisation sociale relativement stable. Ces humains de l’an 2500, connaissant bien l’histoire, méprisent les choix sociétaux que nous avons faits au XXIe siècle. Ils décident alors de faire ce que font les personnages du roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (histoire qui se déroule dans le futur, mais à une date non spécifiée): ils ne vivent que dans et pour le présent, et tentent d’éliminer les moindres traces du passé. Les pompiers n’ont plus pour fonction d’éteindre des brasiers, mais plutôt de mettre le feu aux livres et aux bibliothèques. Comme le lecteur l’apprend dès l’ouverture du roman (1995, 21), le personnage principal est l’un de ces pompiers:

Le plaisir d'incendier !

Quel plaisir extraordinaire c'était de voir les choses se faire dévorer, de les voir noircir et se transformer.

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Les poings serrés sur l'embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d'un prodigieux chef d'orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l'Histoire.

Il n’est peut-être pas nécessaire de préciser que les livres dans l’histoire de Bradbury représentent quelque chose de plus large, comme le note l’un des personnages plus loin dans l’histoire : « Les livres n'étaient qu'un des nombreux types de réceptacles destinés à conserver ce que nous avions peur d'oublier. » (1995, 115). La postérité fait le choix de ne vivre que pour et dans le présent. Elle fait le choix – pour emprunter la plume de Bradbury – de vivre « à une époque où les fleurs essaient de vivre sur les fleurs, au lieu de se nourrir de bonne pluie et de terreau bien noir. » (1995, 116) Imaginons donc que nos successeurs fassent de même et fassent le choix d’« abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’Histoire ». Les traditions qui avaient perdurées jusque-là sont abandonnées, les monuments commémoratifs rasés, les livres s’envolent en fumée, et les cimetières sont remplacés par des stationnements pour voitures volantes. Dans ce scénario, les sociétés de l’an 2500 n’ont pas la volonté d’être une communauté de mémoire.

Scénario de Bradbury : la postérité n’a plus la volonté de donner vie au passé32.

L’hypothèse que nous avançons – et qui ne surprendra pas le lecteur – est que ce scénario aurait sur nous un effet semblable à celui du scénario wellsien: désespoir, apathie et anomie nous affecteraient aujourd’hui. Ce nouveau scénario nous permet de souligner que les générations actuelles ne doivent surtout pas prendre pour acquis que la simple présence d’individus et de sociétés futurs suffise à nous procurer un horizon de sens, car la préservation d’une mémoire collective reste un choix.33 L’entretien des cimentières, l’enseignement de

l’histoire, la préservation du patrimoine architectural et toutes les autres pratiques sociales et traditions qui gardent un lien avec le passé requièrent de nombreuses ressources, économiques et humaines. Certes, nous consacrons ces ressources à ces activités en partie

32 L’on pourrait aussi imaginer un scénario plus nuancé où un mélange d’incapacité et de manque de volonté

empêcherait la postérité de donner vie au passé, par exemple en contexte de guerre civile. Ce passage du roman

Ru de Kim Thúy illustre ce type de possibilité : « Je me souviens d’élèves à l’école secondaire qui se plaignaient

de leur cours d’histoire obligatoire. Jeunes comme nous l’étions, nous ne savions pas que ce cours était un privilège que seuls les pays en paix peuvent s’offrir. Ailleurs, les gens sont trop préoccupés par leur survie quotidienne pour prendre le temps d’écrire leur histoire collective. » (Thúy 2009, 46)

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pour notre propre bien (les cimetières nous donnent un lieu de recueillement, le respect des volontés testamentaires nous donnent confiance dans le droit contractuel, etc.), mais aussi en partie par respect pour nos prédécesseurs. Si ces prédécesseurs étaient perçus comme des parasites qui ont tout consommé et détruit sur leur passage, les successeurs pourraient faire le choix de tout effacer, de recommencer à zéro, de détruire le rétroviseur et de regarder strictement vers l’avant.