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Cinquième objection : des obligations envers les morts?

Chapitre I – « Mes successeurs éloignés n’ont rien fait pour moi » : coopérativisme et

Chapitre 2 – De mémoire et d’espoir : horizon de sens et réciprocité multilatérale

2.7 Cinquième objection : des obligations envers les morts?

Le corollaire de l’idée d’obligation envers nos prédécesseurs est que la non-satisfaction de cette obligation et la non-considération des intérêts de nos prédécesseurs peut représenter une injustice. Autrement dit, nous avons des obligations envers les morts. L’idée d’intérêts posthumes et de devoirs envers les morts peut sembler contre-intuitive, puisqu’un défunt n’est rien d’autre qu’un tas de cendre ou une dépouille rongée par les vers six pieds sous terre. On ne peut vraisemblablement dire d’un amas de cendre enfermé dans une urne qu’il est porteur d’intérêts. Pourtant, plusieurs parmi nous ont aussi l’intuition que diffamer un mort ou violer ses volontés testamentaires cause un tort à cette personne même si elle n’est plus en vie. Comme le dit Joel Feinberg, « [c]ette façon de parler, me semble-t-il, exprime de façon plus exacte que tout autre un fait important au sujet de la condition humaine, à savoir que nous avons un intérêt de notre vivant à ce que certains de nos intérêts continuent d’être reconnus et respectés après notre mort. » (2008, 79, nous soulignons) Ce ne sont donc pas les restes organiques de la personne qui sont porteurs d’intérêts, mais la personne alors qu’elle était vivante. Cela n’implique aucune causation à rebours : l’idée n’est pas « une fois que je diffame le défunt, la personne vivante (qu’elle était) subit alors un tort dans le passé »45. Ce

type d’approche aurait des implications ontologiques tout à fait radicales. Plus simplement, il suffit d’accepter la prémisse selon laquelle un tort peut être causé à une personne sans que celle-ci n’en fasse l’expérience.

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Dans le jargon philosophique, il s’agit de rejeter la thèse de l’expérientalisme, thèse selon laquelle un tort est causé à une personne si elle en fait l’expérience. L’argument classique pour rejeter l’expérientalisme est celui de la réputation : si ma réputation est bafouée à l’autre bout du monde, sans que je m’en aperçoive et sans que j’en ressente le moindre effet, l’on peut dire qu’il y a tout de même eu un tort. Feinberg résume bien l’argument :

Si quelqu’un met entre les mains de centaines de personnes qui vivent dans un endroit éloigné du pays, sans m’en informer, un écrit diffamatoire me concernant, et que je devienne par la suite, sans que je le sache, un objet de dérision et de moquerie générales, je peux dire que j’ai subi un préjudice, même si je n’ai jamais été informé de ce qui s’est passé. Il en va ainsi parce que, me semble-t-il, je porte un intérêt à ce que ma réputation soit bonne simpliciter, en plus du fait d’avoir un intérêt à ne pas essuyer de propos blessants, à ne pas être mis dans l’embarras et à ne pas subir de préjudice économique. (Feinberg 2008, 80)

Il est certes possible de rejeter la conclusion de cet argumentaire, en soutenant que la personne n’a subi aucun tort puisqu’elle n’a ressenti aucun effet de cette moquerie générale. Seront sceptiques ceux dont les intuitions s’approchent de l’utilitarisme, car selon cette école de pensée, ce qui est pertinent pour comprendre le bien-être ou la satisfaction des intérêts d’une personne se résume à son ressenti subjectif, à son sentiment de satisfaction. Pour suppléer l’exemple de la réputation, penchons-nous sur un autre exemple. Si une personne est victime aujourd’hui (au temps T1) d’un vol – tout son argent dans son compte bancaire est siphonné – mais que cette personne ne réalise que la semaine suivante (au temps T2) qu’elle a été volée, peut-on réellement prétendre qu’elle a subit un tort seulement au temps T2? Cela semble peu plausible : le tort est causé par le vol en tant que tel, et non par le fait d’apprendre que l’on a été volé. Par conséquent, si l’on admet que cette personne a subi un tort au moment du vol (T1), on accepte que l’expérientalisme n’est pas nécessaire pour subir un tort46.

Cela montre qu’il n’y a rien d’absurde dans l’idée de causer un tort à un mort. Mais dans quel sens exactement causons-nous un tort à nos prédécesseurs si nous négligeons complètement notre devoir de considération et de mémoire? La distinction qui nous permet de répondre à cette question est celle tracée par Rahul Kumar entre un « dommage » et un « tort » (2003).

46 Si l’expérientalisme n’est pas nécessaire, est-il suffisant pour considérer qu’il y a eu tort? Pas forcément. Par

exemple, je peux croire que l’on a volé mon portefeuille, mais faire erreur (je l’ai peut-être moi-même perdu). Dans ce cas, je fais l’expérience d’un tort, mais on ne peut véritablement dire que j’ai subi un tort.

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Le dommage (harming) est implicitement considéré dans une optique utilitariste, où le bien- être (ou « l’utilité ») sert de métrique, et où le point de repère qui permet de savoir s’il y a eu dommage est un jugement contrefactuel subjonctif: je vous ai causé un dommage car si je ne vous avais pas volé, votre bien-être (ou utilité) aurait été nettement supérieur. À l’inverse, le tort (wronging) repose plutôt sur une approche relationnelle, où le point de repère pour savoir s’il y a tort est le respect des attentes normatives associées à la relation qui nous relie: je vous ai causé un tort car vous êtes mon frère (ou mon employé, etc.) et dans cette relation fraternelle (ou salariale, etc.), vous aviez l’attente légitime que je ne vous volerais pas (Kumar 2003, 105–6). Autrement dit, les attentes légitimes – et les torts causés lorsque nos actions ne sont pas à la hauteur de ces attentes – reposent sur la nature de la relation entre deux personnes ou groupes de personnes (parent-enfant, professeur-étudiant, etc.). Cette distinction nous permet de voir qu’une approche centrée exclusivement sur les dommages peut difficilement fonder des obligations envers les morts, car si nous manquons à une obligation, ils ne peuvent en faire l’expérience et aucune comparaison subjonctive n’est possible. Par contre, s’il y a une relation moralement pertinente entre les générations vivantes et celles aujourd’hui disparues, alors nous pouvons en conclure qu’un tort envers ces générations est possible et que nous avons bel et bien des obligations envers les morts47.

Quelle est notre relation avec nos ancêtres? Comme nous l’avons défendu, nous pouvons avoir l’attente légitime que nos prédécesseurs prendrons soin de relayer un patrimoine culturel, institutionnel et naturel diversifié, et nous pouvons avoir l’attente légitime que nos successeurs respecteront un certain devoir de considération vis-à-vis de nos IDDVI – de la même façon que nos successeurs et prédécesseurs ont ce type d’attentes légitimes envers nous (pour un point de vue critique de cette approche « relationnelle » inspirée de la distinction de Kumar, voir Gibb 2016). Comme nous l’avons mentionné, cette relation multilatérale est déjà en cours comme en témoignent les pratiques visant à préserver le patrimoine (e.g. protection des langues minoritaires, lois sur la protection de l’environnement, etc.) et les pratiques visant à protéger les IDDVI de nos prédécesseurs (respect des volontés testamentaires, enseignement de l’histoire, etc.). Il y a donc bel et bien une chaîne reliant l’ensemble des générations, amenant chacune d’entre elles à avoir certaines

47 Nous ne pouvons entrer ici dans le détail, mais il est à noter qu’en mettant l'accent sur le tort et non le

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attentes légitimes vis-à-vis des autres. Et c’est en considérant ces attentes légitimes que nous pouvons dire qu’il est possible de causer un tort aux générations antérieures.

2.8 Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons esquissé les contours de ce que nous avons appelé la réciprocité multilatérale. Nous avons tenté de montrer que les générations actuelles gagneraient à agir équitablement vis-à-vis des générations futures.

Si nous prenons au sérieux nos IDDVI, nous sommes à même d’entrevoir la singularité de la réciprocité intergénérationnelle et de ses exigences normatives. Ce que la postérité peut nous apporter, c’est un horizon de sens, en donnant vie au passé. Elle le fait en perpétuant quantité de traditions artistiques, intellectuelles, scientifiques, etc. Et elle le fait aussi en respectant une obligation de mémoire. Du moins, dans le contexte de la théorie idéale, nous pouvons prendre pour acquis qu’elle respectera une telle obligation en autant que nous renoncions, de notre côté, à la désépargne en contexte de surplus. Ainsi est fondée l’équité intergénérationnelle : nous devons transmettre un patrimoine de qualité équivalente à celui dont nous avons nous-même profité, en retour d’un horizon de sens.

Mais par cette expression « de qualité équivalente », qu’entendons-nous exactement? Sans rogner le patrimoine que nous léguons, pouvons-nous tout de même en substituer certaines parties? Comme expliqué brièvement en introduction, il semblerait que certaines substitutions soient inévitables. Mais pouvons-nous alors substituer l’environnement naturel par une hausse du potentiel productif? C’est la problématique qui nous occupera dans la prochaine partie.

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