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Scipion, un nouvel Enée ?

II 1 Hercule est ses héritiers dans les Punica

VI.2. Scipion, un nouvel Enée ?

Silius s’est inspiré du sauvetage d’Anchise par Enée441 pour relater celui du consul Scipion par son fils442 . Tite -Live443 rapporte à ce propos une version selon laquelle le consul aurait été sauvé par un esclave ligure, tout en se rangeant lui-même à la tradition la plus

441

Virgile, Enéide, II, 721 sq. 442

Silius Italicus, Punica, IV, 454-479. 443

145 répandue, qui attribue ce mérite au jeune Scipion 444(« malim equidem de filio verum esse,

quod et plures tradidere auctores et fama obti nuit »). Il est tout à fait naturel que Silius

Italicus, dans le cadre de l’amplification épique et du grandissement moral du futur Africain, optât pour cette version, qui de surcroit, lui offrait l’occasion de modeler son héros sur l’exemple d’Enée quittant avec son père Troie en flammes445

(innixum ceruice ferens

humeroque parentem /emicat : « il place son père sur sa nuque et ses épaules, le soulève et

s’élance »). L’éloge du jeune homme est explicite (« pietasque insignis et aetas belligeris

fecit miranda silentia campis », « Sa piété filiale exceptionnelle et sa jeunesse imposent sur

le champ de bataille un étonnant silence »). Cet hommage est renforcé par l’apostrophe de Mars au jeune Scipion : «

Mars : « Carthaginis arces

Excindes », inquit, « Tyriosque ad foedera coges Nulla tamen longo tanta exorietur in aevo lux tibi, care puer. Macte, o macte indole sacra, vera Iovis proles ; et adhuc mariora supersunt ; sed nequeunt meliora dari »

(« Tu détruiras la citadelle de Carthage et tu obligeras les Tyriens à traiter. Mais jamais, cher garçon, dans la longue existence, tu ne verras se lever un jour plus beau que celui-ci. Courage, oh, courage, divin génie, authentique descendant de Jupiter, tu devras accomplir de plus hautes prouesses, mais tu n’en pourras pas connaitre de plus nobles)

Cette apostrophe rappelle aussi un épisode similaire de l’Enéide où Apollon félicite Iule après sa victoire sur Numanus446. La prolifération de réminiscences virgiliennes447 vise à ériger la

pietas de Scipion au niveau de celle d’Enée, qui était détient, sans conteste, la palme de la pietas.

444

Tite-Live, Histoire Romaine, XXI,46, 10 .

445

Virgile, Enéide, IV, 467.

446Virgile, Enéide, IX, 638.

447La prophétie de Protée ( Punica,VII,435 sq.) embrasant le passé et l'avenir comporte une allusion au pius

Aeneas dans un vers d'ailleurs imité de Virgile: « Tum pius Aeneas,terris iactatus et undis »(v 474) ,cf Enéide,I,3: « multum ille et terris iactatus et alto ».La dépendance à Virgile est ici explicite .

146 La référence au pius Aeneas est sensible à l'arrière -plan de la comparaison entre Hannibal le futur Africain à la bataille de Cannes. Avant cette bataille, le poète rend encore hommage à la

pietas du jeune Scipion448 :

« stabant educti diuersis orbis in oris,

quantos non alias uidit concurrere tellus, Marte uiri dextraque pares, sed cetera ductor anteibat Latius, melior pietate fideque. »

« Se dressaient face à face ces guerriers issus de deux continents opposés : d’aussi grandes, la terre n’en avait pas vus aux prises dans d’autres combats menés au nom de Mars et pour la valeur de leurs bras, ils s’égalaient, mais pour tout le reste le chef latin l’emportait par sa piété plus profonde et sa loyauté »

Le poète place le Romain au dessus du Punique pour la pietas et la fides. Cette comparaison entre les deux chefs militaires condense deux passages virgiliens449: d’abord, la mise en parallèle de Turnus et Enée avant le duel final450 ; ensuite celui qu'établit Diomède entre Hector et Enée451 où la pietas explique la supériorité du second. Le poète flavien a ainsi surenchéri sur Virgile en ajoutant à la pietas la fides au titre des vertus qui distinguent le jeune chef romain. L'allusion à la pietas, dans ce contexte à fortes résonances virgiliennes, souligne une parenté entre le héros de Virgile et Scipion. Toutefois, ce dernier surpasse, semble-t-il, son insigne devancier par des mérites supplémentaires : sa fides et son jeune âge.

448

Silius Italicus, Punica, IX ,434-437.

449F.Delarue, Sur l'architecture des Punica, REL, 70, p. 158,n. 31 rapproche aussi ce passage d'un parallèle entre

Métellus et Jugurtha chez Salluste ( Jug.52.1-2): « Eo modo,inter se duo imperatores summi viri certabant,ipsi

pares,ceterum opibus disparibus.Nam Metello vitus militum erat,locus adversus;Iugurthae alia omnia praeter milites opportuna. »

450

Virgile, Enéide, XII, 707-709.

451Virgile, Enéide, XI, 291-292.

147 Le poète rend explicitement hommage à la pietas du futur Africain452. Ce vers fait écho à l'éloge de la pietas d'Enée chez Virgile. L'expression (pietate insignis) appliquée à Scipion est empruntée à Virgile qui l'applique trois fois à son héros453. On pourrait additionner aussi une autre scène virgilienne : le passage où Lausus vient secourir son père Mézence blessé par Enée454 avec des rapprochements frappants dans la description du pieux dolor des deux fils455. Ce condensé de virgilianisme est appuyé par l'apostrophe de Mars au jeune Scipion qui reprend également un épisode de l 'Enéide.456Par ailleurs, Silius Italicus insiste sur la jeunesse de son héros457. Cela constitue une différence avec Enée, et rend plus méritant le héros de Silius. La prolifération des détails virgiliens avec les procédés de l'amplification par rapport au modèle augustéen cherche à élever la pietas du futur Africain au niveau de son illustre prédécesseur.

Le poète flavien loue la pietas de l'Africain. Par un effet de renversement inattendu, il applique cette qualité au Barcide. Au cours de sa descente en Enfers, Scipion rencontre Hamilcar458qui rend hommage à la piété de son fils Hannibal en ces termes : « O pietas,

osancta fides, o vera propago ! » (v.749). Cet éloge du fils par le père rappelle le passage où

Silius comparait les deux chefs de guerre. Ces deux vertus existent sous leur forme pure chez le jeune chef romain car elles sont orientées vers le Bien. En revanche, elles existent sous une forme dévoyée et pervertie chez le Punique. Outre cet intertexte, l’exclamation d'Hamilcar fait écho à un passage analogue chez Virgile, dans l'éloge rendu à Marcellus par Anchise459 . Il sera plutôt question, concernant Hannibal d’une anti-pietas, le Barcide serait un anti-Enée. Même si Scipion est considéré comme le principal héros positif de l'épopée de Silius Italicus, il n'a pas pour autant le statut du héros unique ; dont jouit Enée dans l'épopée de Virgile. Les

Punica sont avant tout une épopée collective, celle de Rome et de ses illustres guerriers. Il

452 Silius Italicus, Punica, V .470 « pietasque insignis et aetas » 453

Virgile, Enéide, I, 10: « insignem pietate virum » ; VI, 403 « pietate insignis et armis, VI, 769: « pariter

pietate vel armis/egregius. »

454Virgile, Enéide, X, 789 sq.

455Virgile, Enéide, X, 789-790 et Punica, IV, 454-456 avec les mêmes manifestations extérieures de l'affliction :

gémissements et larmes.

457 Silius Italicus, Punica, IV, 117 ; 425 ; XV, 12. 458Silius Italicus, Punica, XIII, 732-751.

148 faut donc se demander si la pietas trouve dans l'épopée flavienne une démonstration à l'échelle de la communauté nationale analogue à celle dont elle jouit à l'échelle d'un individu dans l'épopée de Virgile : la pietas est-elle chez le peuple romain dans sa globalité chez Silius talicus ce qu'elle est à Enée chez Virgile ? Par ailleurs, si la redevance du Scipon de Silius envers le héros de Virgile transparaît de manière assez frappante dans certains passages, on est en droit de s'interroger sur la profondeur réelle de cette influence pour mesurer jusqu'à quel degré l'on peut avancer que l'Africain est un nouvel Enée.

La pietas est avec la virtus bellica et la fides, l’une de valeurs fondamentales de la tradition romaine et l’un des piliers de la supériorité de Rome460

. Polybe cite la religiosité parmi les qualités essentielles qui justifient la supériorité de Rome461. D’ailleurs l’étude des vertus romaines constitue,de façon générale, un champ fécond de recherches 462.J.Gaillard remarque à juste titre « Neuf fois sur dix,les Romains sont vertueux dans notre imaginaire. »463

L'auteur des Punica, suivant sur ce point Tite -Live, accorde une place de choix à la pietas collective du populus romanus dans un contexte caractérisé par un regain du sentiment religieux pendant la deuxième guerre punique. L'adjectif pius appliqué individuellement aux héros épiques, s'applique dans l'épopée silienne à l'ensemble du peuple romain:le poète rend hommage à la « pia Roma »464 et tout particulièrement à la « pia turba senatus »465étant donné que le Sénat est le dépositaire des vertus de la tradition romaine466.

460

L. R. Lind, Concept action and character: The reason’s for Rome’s greatness, TAPA, 103, (1972). Cicéron,

Nat.Deor.III,2,2,II,9 ; Harusp,IX ,19 : « sed pietate ac religione ...omnes gentes superauimus »

Horace,Carm.III,6,5 ; Prop.III,22,21-22: « nam quantum ferro pietate potentes stamus »

461

Polybe,VI,56,6-7 « εγίστην δέ μοι δοκεῖ διαφορὰν ἔχειν τὸ Ῥωμαίων πολίτευμα πρὸς βέλτιον ἐν τῇ περὶ θεῶν

διαλήψει. καί μοι δοκεῖ τὸ παρὰ τοῖς ἄλλοις ἀνθρώποις ὀνειδιζόμενον, τοῦτο συνέχειν τὰ Ῥωμαίων πράγματα, λέγω δὲ τὴν δεισιδαιμονίαν· ἐπὶ τοσοῦτον. » (Une des plus grandes supériorités de la constitution romaine,

c'est sa conception de la divinité. Une chose qu'on blâme chez les autres hommes, je veux dire la superstition,

fait la force de l'empire romain. Cette forme de la religion a pris à Rome, dans la vie privée et publique, l'importance et l'influence les plus considérables qu'on puisse imaginer.)

462Nous pouvons citer à titre d’exemples l’étude de G.Freyburger Fides,étude sémantique et religieuse depuis

les origines jusqu’à l’époqueaugustéenne,Paris,1986 ou la monographie de T.J. Moore, Aristy and ideology in Livy’s vocabulary of virtue.H.Bornecque dans sont étude sur l’œuvre deTite-Live évoque unpanygérique des antiques vertus romaines ( 1933, p. 107).L.Catin recourt également à la même terminologie (1944,p 107).Dans

Livy’s Preface and the distorsion of History ( AJP, 76, 1955,p. 369-383) Walsh met ainsi en perspective le but moral de l’histoire : « This sense of moral purpose on Historiography

Can be traced back not only to the Roman annalists but also to the Hellenistic historian before them,who countenanced even the distorsion of the truth for moral ends. » (p. 369)

463 J.Gaillard, Rome, le temps et les choses, Paris, 1995, p. 9. 464

149

« At patres Latiasque nurus raptabat ad aras cura deum. Maesto suffusae lumina vultu Femineus matres graditur chorus ordine longo Iunoni pallam conceptaque vota dicabant »467

(« Mais leur dévotion les poussait vers les autels, le sénat et les dames du Latium ; le visage accablé, les yeux remplis de larmes, la troupe des mères s’avance, marchant en long cortège, elles allaient offrir le voile qu’à Junon avaient promis leurs vœux. »)

L'auteur de Punica, fidèle en cela à l'historien de Padoue, met en scène des témoignages collectifs de la Romana pietas à plusieurs endroits de son récit, et plus spécifiquement dans la deuxième hexade, autour de la geste de Fabius468 . Le point culminant est la scène d'Hannibal

ad portas469amplifiée par l'antagonisme entre la pietas des Romains, très sensibles aux démonstrations de la présence divine470, et l'indifférence totale du Punique qui refuse de reconnaître dans les phénomènes météorologiques une manifestation du courroux divin471. A contrario, la pietas des Puniques associée au cruel rituel des sacrifices sanguinaires est perçue par l’épouse d'Hannibal Imilcé comme une perversion de la pietas472

. Imilcé laisse éclater

avec une ironie amère son indignation : la pietas représente le lien d'affection familiale qui eût dû les unir, lien brisé par une loi religieuse qui transgresse les lois de la nature autant que les lois humaines. La pietas patriotique d'Hannibal est dépassée dans un élan de sollicitude

par sa pietas envers son fils.

Rome est pia car elle est le siège du temple de Jupiter Capitolin, c’est ce qui lui procure une aura sacrée473 « siste gradum, nec enum sacris irrumpere muris/Poene, magis dabitur,

465

Silius Italicus, Punica, X, 592.

466Il en est de même pour la virtus, cf. I, 611 « aequantem superos virtute senatus. » 467Silius Italicus, Punica, VII, 87-90.

468Silius Italicus, Punica, VII.74-87 (d'après Tite Live, XXII, 9,7 ; 10, 1) ; XII. 337-341 ; 639-645, 741 sq., XV,

7sq.)

469Silius Italicus, Punica, XII, 558 -730.

470Silius Italicus, Punica, XII, 639: « Aeneadae sensere deum... »

471L'édition CUF, p 232 n.3 rapproche cela de Lucrèce, De Nat. II, 1097-1104. 472

Silius Italicus, Punica, IV, 791: « Quare porro haec pietas, delubra aspergere tabo? »

150

nostrum quam scendere caelum» (Arrête ton élan, car il ne te sera plus donné, Punique, de

franchir ces murs sacrés que d’ouvrir notre ciel »). Le récit des cérémonies religieuses mettant en évidence le renouveau de la piété romaine 474 se clôt par une réflexion sur le thème de la piété, qui est ignorée dans la félicité mais retrouvée dans l'adversité475. Cette réflexion sentencieuse s'inspire de Tite Live476.Toutefois, la pietas ne faisait pas partie des qualités dont Jupiter regrettait l'absence chez les Romains 477 et qu'il espérait les voir retrouver dans les épreuves. Le maître de l'Olympe souhaitait voir les Romains regagner le goût de la virtus et de la cupido gloriae478.

La guerre d’Hannibal est qualifiée d’impia, car elle est orientée essentiellement contre Jupiter 479:

« At miles dubio tardat vestigia gressu,

impia ceu sacros in finis arma per orbem, natura prohibente, ferant divisque repugnant »

(La marche des soldats est lente et incertaines, tout comme s’ils portaient leurs armes sacrilèges dans une région sacrée de l’univers défendue par une interdiction de la nature et par l’opposition des dieux.)

Avant de partir à Tarragone, Scipion adresse une prière à Neptune, il conclut sa prière en ces termes : « Per pontum pia bella veho »480.

La poète souligne ici le motif de la vengeance familiale et de la pietas erga parentes qui animent Scipion comme il le fait à plusieurs endroits de son épopée 481

La piété de Scipion envers son père peut même l’inciter à s’élever contre les fata dans un accès passager de douleur aigüe482 « : Pietas irata sinistris/ caelis furit) (son amour filial se

474Silius Italicus, Punica, VII, 74 sq.

475 Silius Italicus, Punica, VII, 88-89 « Tanta adeo,cum res trepidae,reventia diuum/nascitur:at rarae fumant

felicibus arae. »

476

Tite Live, V, 51,8.On observe également une idée voisine chez Stace, Théb., IV, 408.

477Silius Italicus Punica, III, 575 sqq. 478Silius Italicus, Punica, III, 577-581. 479Silius Italicus, Punica, III, 501-503 480

Silius Italicus, Punica, XV, 162 « elle est sainte la guerre que je porte au-delà des mers » 481

151 déchaine contre les dieux hostiles »). De ce fait, le lien indéfectible de « la pietas erga

parentes » et « la pietas erga deo s» est ici rompu, mais ce n’est que passager. Car son père

divin précise:483

« …..et primum hoc vincat, servasse parentem. »

(….et que sa première victoire soit de sauver son père » (dit Jupiter à Mars).