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C. Hannibal face à Jupiter

I.5. Barbara virtus

La virtus d'Hannibal apparaît synonyme de fureur paroxystique. C'est une force

indomptable affranchie de toute circonspection d'ordre moral ou religieux et prenant appui sur une inversion des valeurs éthiques du monde « civilisé ». C'est le belli furor dans toute sa plénitude réduisant au néant tout ce qui s'y oppose au mépris des dieux et des traités. Silius qualifie la virtus du fils d'Hamilcar qui venait tout juste de décapiter Vésulus et de se servir de sa tête comme d'une arme de jet148 de barbara et d'improba149 . C'est une force vitale ne

'Huc ades, o regina deum, gens casta precamur

et ferimus, digno quaecumque est nomine, turba Ausonidum pulchrumque et, acu et subtemine fuluo quod nostrae neuere manus, uenerabile donum.

ac dum decrescit matrum metus, hoc tibi, diua, interea uelamen erit. si pellere nostris

Marmaricam terris nubem dabis, omnis in auro pressa tibi uaria fulgebit gemma corona.' necnon et proprio uenerantur Pallada dono

Phoebumque armigerumque deum primamque Dionen. tanta adeo, cum res trepidae, reuerentia diuum

nascitur: at rarae fumant felicibus arae. » (« Cependant la religion appelait aux autels des dieux le sénat et les

dames romaines. Elles marchent en nombreux cortège, le visage triste, les yeux pleins de larmes, et vont offrir à Junon le voile qu'elles lui ont voué. "Reine des dieux, sois ici présente; entends les prières de la chasteté. Citoyennes de Rome, nous qu'honore le beau nom de matrones, nous t'offrons un don précieux, un voile

magnifique que nous avons brodé en or sur un fond que nos mains ont tissé. Daigne, ô Déesse, te contenter de ce voile jusqu'à ce que nos frayeurs aient disparu, et si tu accordes à nos guerriers de chasser de notre patrie la tempête libyenne, nous poserons sur ta tête une couronne d'or massif enrichie de perles éclatantes". Elles font aussi à Pallas, à Phébus, à Mars des dons particuliers, et surtout à Vénus. Tant il est vrai que le culte des dieux est né du malheur; dans la prospérité, un rare encens fume sur leurs autels. ») ; XII, 337-341 ; 639-645 ; 741 sq ; XV, 7 sq.

147 Silius Italicus, Punica, XII, 558-730.

148 Silius Italicus, Punica, X, 146-149 « tum Vesulum calido lapsantem in sanguine fratrum

ense metit rapido plenamque (heu barbara uirtus! abscisi galeam capitis, ceu missile telum,

conuersis in terga iacit.» (Puis il tire rapidement son glaive, et tranche la tête à Vesulus, qui glisse dans le sang de ses frères. Enfin, ô barbarie! Il prend le casque rempli de cette tête qu'il vient de couper, et le lance comme un trait sur les autres frères qui ont pris la fuite.)

149

56 disposant d'aucun frein et reposant sur l'absence d'aequitas 150 (devius aequi), de la pietas

151

(nullum dium pudor), de la fides 152. La virtus d'Hannibal est axée sur l'impietas et la

perfidia inhérentes à sa race.

Toutefois, à quelques endroits de son récit, Silius n’omet pas de mettre en avant la virtus du Punique pour mieux souligner celle des Romains vainqueurs d'un chef aussi valeureux153. Au Tessin, par exemple,la comparaison élogieuse entre la virtus du Barcide et celle de Scipion sert à mettre en relief la valeur du Romain « ambobus velox virtus »154. L'éloge de la

virtus d'Hannibal peut prendre aussi une couleur stoïcienne comme à l'occasion de

l'agrandissement des murs de la cité sagontine : « Mente adversa domat gaudetque niteescere

duris/virtutem ». L'addition du courage à l'énergie mis au service d'une cause impie et d'un bellum iniustum renforcent l'aspect « counter-stoic » d'Hannibal155 .

Hannibal se détache du lot des Puniques car la virtus se trouve exceptionnellement chez lui ( et seulement chez lui). Silius Italicus utilise très rarement le terme virtus à propos des

Puniques 156 et cela semble être l'apanage du seul Hannibal. D'ailleurs, l'épouse de celui-ci, Imilcé vante la supériorité de la virtus de son mari sur celle des ses concitoyens157 « tanta mei

virtus...mariti ».En effet, la virtus d'Hannibal lui est propre, elle ne symbolise point celle de

ses compatriotes; ses défauts sont bien ceux de sa race, mais la virtus l'isole du reste des Carthaginois. Cette alliance de graves tares morales et d'une virtus assez singulière en fait un adversaire atypique et un ennemi redoutable des Romains. La deuxième guerre punique prend la forme, chez Silius, d'un duel entre deux pôles antagonistes : la virtuosa Roma et l'impius Hannibal.

Lors de la bataille de Trasimène, un centurion romain, Laevinius déchire de ses dents, le cadavre d'un Punique158. Cette scène cruelle et sanguinaire est décrite par le poète avec

150 Silius Italicus, Punica, I, 56. 151

Silius Italicus, Punica, I, 58.

152 Silius Italicus, Punica, I, 56. « Fideique sinister »

153 Cf aussi Cicéron, Sest, 142 « quis Carthaginiensium pluris fuit Hannibale consilio, virtute, rebus gestis, qui

unus cum tot imperatoribus nostris per tot annos de imperio et de gloria decertavit? ».

154

Silius Italicus, Punica, IV, 99. (Même courage)

155 Vessey, The dupe of destiny in Silius III, CJ, 1982, 77, p .320-335. 156 Silius Italicus, Punica, I, 312 ; IX, 386 ; XI, 419 ; XIII, 369 ; XI, 109 157

Silius Italicus, Punica, IV, 802 (mon noble époux.)

158Silius Italicus, Punica, VI, 41-54 (et sa grande âme descend dans le Tartare. Non loin de là, Laevinus avait

donné un exemple d'héroïsme farouche qui mérite d'être consacré dans nos vers. Ce guerrier des coteaux de Priverne, honoré de la vigne latiale, était couché sans vie sur le Nasamon Tyré, mort comme lui. Il n'avait ni lance ni épée; dans la déroute, la fortune l'avait dépouillé de ses armes: mais le ressentiment lui en avait fourni d'autres pour combattre encore. Sa bouche sanglante lui avait servi pour une lutte nouvelle, et ses dents avaient tenu lieu de fer à sa noble fureur. Le nez, les yeux de son ennemi étaient déchirés, ses oreilles arrachées, , son front couvert de morsures, sa bouche ouverte inondée de sang. Laevinus ne s'était arrêté que surpris par la mort; jusque-là il dévorait son ennemi : des lambeaux de chair restaient encore à sa bouche.)halitus et magnam misit sub Tartara mentem. Iuxta cernere erat meritae sibi poscere carmen /uirtutis sacram rabiem. Laeuinus, ab alto

57 beaucoup de complaisance. Il y voit un virtutis exemplum soulignant la ténacité et

l'opiniâtreté des guerriers romains. Ce tableau sanguinaire est encadré par deux expressions qui paradoxalement en soulignent le caractère à la fois admirable et l'aspect horrible « virtus

sacram rabiem »159 et « praebet tristis miracule virtutis »160. Ce sera même une brillante illustration de l'Itala virtus (v 14)161, qui reste tenace jusqu'au dernier souffle avant de rendre l'âme.

La virtus d'Hannibal est titanesque. En effet, le Punique est assimilé systématiquement aux Titans et aux Géants qui s'étaient révoltés contre les Olympiens. Son entreprise guerrière contre Rome et le Capitole est apparentée à une attaque contre l'Olympe qui atteint son apogée dans l'épisode d'Hannibal ad portas162 désignée par Titania bella (v.72)