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II 1 Hercule est ses héritiers dans les Punica

V.3. La prise de Capoue

L’épisode qui suit la prise de Capoue par Fulvius renferme plusieurs éléments qui renvoient au contexte du chant de Teuthras. Le consul Fulvius vient à bout de la résistance des Capouans favorables à la cause carthaginoise, qu’il punit sévèrement, mais il ne détruit pas la ville car le père des dieux a dépêche le dieu Pan pour rappeler aux Romains - qui viennent de remporter la victoire - leur parenté avec les Capouans et les inciter à la clémence415. Le destin qu'a chanté Teuthras s’accomplit. Le chant de l’aède de Cumes annonce la future victoire de Rome sur Carthage.

Teuthras en s’affublant des masques successifs d’Amphion, d’Arion, de Chiron et surtout d’Orphée assimile l’envoûtement de sa poésie à celle de ses aèdes. Et ce faisant, il identifie son auditoire à tous ceux dont il décrit la soumission : monstres marins, créatures sauvages, éléments naturels, divinités …Lui aussi, apprivoise dans le présent un univers hostile et farouche : l’armée carthaginoise et les adversaires de la cause romaine. Il exerce également une influence sur les pierres, les mers et les arbres qui participeront bientôt à la victoire romaine.

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135 Il y a tout de même une différence notable qui trouble le rapprochement entre Teuthras et ses aèdes mythologiques : l’aède de Cumes entonne son chant au cours d’un banquet au milieu des hommes tandis que les chanteurs cités dans son poème le font dans la nature sauvage. On pourrait néanmoins avancer que les deux tableaux sont des variantes d’un même

topos poétique, adapté à des contextes divergents, et dont la différence même souligne

l’élément commun : la célébration de la beauté du chant ne se sépare pas de la mention d’un auditoire disposé en cercle autour de l’aède. Un même tableau apparaît chez Ovide par

exemple416 où il est question d’un concilium ferarum et introduisent le chant d’Orphée d’une manière que l’on peut approcher des vers 433 sq du onzième chant de l’épopée de Silius Italicus. Quant au poète magicien, habillé tantôt à la thrace, tantôt à la grecque, il fait son apparition aussi bien dans un environnement naturel, animal qu’humain.

L’attitude du public, d’abord recueilli et suspendu aux lèvres du poète, ensuite exprimant son approbation et son admiration par des applaudissements est la sanction immédiate de la mission du poète.

Teuthras, le poète engagé, est l’une des figures auctoriales majeures du récit, mais il n’en est pas la seule. Car il en est une autre, qui allie, sous un même nom, le génie du poète et le courage du guerrier, et qui constitue une figure lumineuse du poète latin : il s’agit d’Ennius, le poète messapien qui prit part aux combats en Sardaigne dans les troupes auxiliaires de

l’armée romaine417

et dont le poète flavien rapporte la geste418.

416 Ovide, Métamorphoses, X, 143 sq. 417 Cornélius Népos, XXIV, 1. 418

Silius Italicus, Punica, XII, 387 - 400 «Non equidem innumeras caedes totque horrida facta

sperarim tanto digne pro nomine rerum pandere nec dictis bellantum aequare calorem. sed uos, Calliope, nostro donate labori nota parum magni longo tradantur ut aeuo facta uiri, et meritum uati sacremus honorem. Ennius, antiqua Messapi ab origine regis, miscebat primas acies, Latiaeque superbum uitis adornabat dextram decus. hispida tellus miserunt Calabri: Rudiae genuere uetustae, nunc Rudiae solo memorabile nomen alumno. is prima in pugna (uates ut Thracius olim, infestam bello quateret cum Cyzicus Argo, »

« Non, je ne saurais redire ces meurtres innombrables et tant d'actions horribles ou héroïques, avec une grandeur digne d'un pareil sujet. Je ne puis égaler par mes vers l'ardeur des combattants. Muse, accorde cependant à mes efforts de faire passer à la postérité les exploits peu connus d'un guerrier, et de rendre à un poète les honneurs qui lui sont dus. Ennius, issu de la race royale de l'ancien Messapus, avait engagé le premier l'attaque. Décoré du grade de centurion, il portait dans sa main droite la vigne du Latium, insigne de sa dignité. L'antique Rudies, au pays grossier des Calabarois, lui avait donné le jour. Cette ville n'est plus connue que par le nom du grand homme qu'elle a produit. Tel on vit Orphée quitter sa lyre pour lancer les flèches de Thrace, lorsque Cyzique attaquait le vaisseau des Argonautes; tel Ennius, le premier dans la mêlée. »

136 Silius rend hommage ici à un guerrier brave doublé par un illustre poète : Ennius représente pour Silius l’auteur d’une geste héroïque et un modèle poétique. Il est un modèle de poésie, et de vaillance guerrière, une figure lumineuse qui associe en elle le héros et son chantre : Achille et Homère, Enée et Virgile, Scipion et Silius. Il incarne la fusion de l’épopée et de son référent, du poète et de son héros.Cela est souligné par la référence à Orphée dans le passage cité plus haut, dans un statut peu habituel : celui du guerrier.419

Assurément, on ne peut pas manquer de faire le rapprochement, d'une part, entre Ennius et Teuthras et, d'autre part, entre Ennius et Silius. D'Ennius à Silius et d'Orphée à Teuthras, c'est la même figure du poète apollinien qui se répète. La geste d'Ennius se situe sous le patronage du dieu de l'arc et de la lyre : Apollon. Ennius est possédé par une ardeur apollinienne qui se manifeste avec la même intensité sur le champ de bataille et dans la création verbale. « Poète

digne d'Apollon »420, il est aussi valeureux combattant qu'il sera illustre poète. En plus, le poète jouit de la protection de ce dieu. En effet, la scène du duel livré par Ennius décrit le dieu de la lyre qui est en train de détourner le javelot qu'un jeune guerrier sarde - Hostus - a lancé contre Ennius. Avant de mettre un terme d'une flèche à la vie d'Hostus, Apollon explique son intervention :

« ...Nimium,iuuenis,nimiumque superbi sperata hausisti.Sacer hic ac magna sororum Aonidum cura est et dignus Apolline vates. Hic canet illustri primus bella Itala versu atolletque duces caelo,resonare docebit hic Latiis Helicona modis nec cedet honore Ascraeo famaue seni »421

(« C'est trop,jeune guerrier,et de trop orgueilleux tu as épuisé les espoirs;sacré est cet homme;il est le grand souci des soeurs aoniennes,et poète digne d'Apollon. Cet homme chantera,le premier,dans le vers héroïque les guerres d'Italie,et jusqu'au ciel exaltera les chefs;il apprendra à l'Hélicon à redire en écho les rythmes du Latium,et ne le cédera en rien,ni pour l'honneur ni pour la gloire,au vieillard d'Ascra. »)

419 Valérius Flaccus (Argonautiques 2 et 3) raconte qu’après le départ des Argonautes de l’île de Cyzique, ils y

furent rejetés de nuit par un violent orage, et sans s'en rendre compte, ils combattirent leurs hôtes de la

veille:c'est la seule occasion où l'on voit Orphée dans cette posture guerrière. Mais comme l'a précisé G.Dumézil à propos d'Apollon, l'arc et la lyre -instruments sonores- sont parfois substituables l'un à l'autre et l'utilisation de l'un peut valoir celle de l'autre, cf.Apollon sonore, Paris, 1982.

420Silius Italicus, Punica, XII, 409. « dignus Apolline vates » 421

137 Cet hommage au poète, placé dans la bouche du dieu a des résonances virgiliennes422. Il souligne le caractère sacré du vates, protégé des Muses et d'Apollon, et représente une

franche célébration du fondateur de la poésie dactylique latine. Ennius représente donc pour le poète flavien la figure idéale de la poésie épique latine. Il est le fondateur de la tradition poétique nationaliste dont se proclame Silius Italicus. Inspirés par le dieu de la lyre, ils chantent l'un et l'autre la gloire éternelle de Rome.

Hannibal et ses hommes forment un public inculte. Ils peuvent apprécier l'agrément, mais ils n'en perçoivent pas l'intention et l'utilité. Seuls quelques esprits éclairés sont capables de saisir le sens profond du message du poète et peuvent en apprécier la force politique. La réception du chant de Teuthras par le public montre qu'il y a deux modes d'interprétation de l'œuvre poétique correspondant à deux types d'auditeurs:une première interprétation littérale qui serait le fait d'un public peu cultivé, vulgaire, sensible seulement au plaisir procuré dans l'immédiat par l'aède, et se limitant à la surface de la fable et n'en saisissant pas la portée secrète ; la seconde, une interprétation symbolique, caractériserait le bon public, celui qui perçoit, au - delà de l'agrément du verbe et de la musicalité de la voix du poète-chanteur, le sens caché et agit en conséquence. La poésie, et plus généralement la culture, ont un élan persuasif que seuls les initiés peuvent décrypter.

L'image de la voix enchanteresse du vates digne d'Apollon qui se transmet du poète légendaire (Orphée) à Ennius puis à Teuthras porte-parole de Silius Italicus pérennise le rôle de la poésie.

Le poète flavien rend également hommage à Homère dans son œuvre poétique. Lorsque la prêtresse de Cumes décrit au futur Africain le monde souterrain, elle mentionne « cingunt regna decem portae » (« les dix portes qui ceignent le royaume ») et cite successivement la

porte des guerriers, celle des législateurs, celle des agriculteurs et enfin celle qui s'ouvre aux poètes et aux artistes « ceux qui savent découvrir les arts de la joie et les moyens d'embellir l'existence et de produire des poèmes que leur père Phébus ne saurait mépriser »423. Ensuite, Scipion parcourt le « séjour des Justes », après avoir rencontré ses parents, son oncle, Paul- Emile ; il voit les guerriers romains morts : Gracchus, Servilius, Brutus, Camille, Curius, Appius Claudius, Lutatius Catulus et aussi Hamilcar « lui dont la mort ne détend pas les

422Punica, t.IV, p 236 et note 5 à la page 110.

423Silius Italicus, Punica, XIII, 537-539 « Exin, qui laetas artis vitaeque colendae /inuenere viam nec

138 traits »424. Ensuite, Scipion aperçoit les decemvirs, « ceux qui, sur les instances du peuple en armes, lui ont donné une législation »425. Puis, le jeune homme voit apparaître, première parmi les grecques, l'ombre du Grand Alexandre qui l'exhorte à l'audace en blâmant Fabius le Temporisateur. Ensuite,le Romain aperçut « marchant,au bord des Champs Elysées ,une

figure dont une bandelette de pourpre nouait modestement les cheveux répandu sur la blancheur du cou » 426.A Scipion qui croit voir une divinité,la prêtresse de Cumes réplique : « ...….Non falleris, inquit

docta comes Triviae, meruit deus esse videri, et fuit in tanto non paruum pectore numen Carmine complexus terram, mare, sidera,manis et cantu Musas et Phoebum aequavit honore

Atque haec cuncta, prius quam cerneret, ordineterris prodidit ac vestram tulit usque ad sidera Troiam. »

(Tu ne te trompes pas, dit la docte campagne d'Hécate, car il a mérité de passer pour un dieu, et dans ce regard il y eut vraiment un génie divin.Son poème a embrassé la terre, la mer, les astres, les enfers et son chant lui valut la gloire qu'ont les Muses et Phoebus. Et toutes ces révélations, il les a, point par point, livrées au monde avant de les voir par lui-même, et il a fait monter jusqu'aux cieux la gloire de votre Troie »

Homère dont le poème embrasse l'univers entier est un poète de la lignée d'Orphée, qui chante et qui élève aux cieux les exploits de la guerre de Troie. C'est le modèle épique par excellence, celui de Teuthras et de Silius Italicus. Les propos mis dans la bouche de Scipion suggèrent d'identifier le poète latin chantre des héros nationaux, et le vieux aède qui célèbre les hauts faits des guerriers grecs :

« Si nunc fata darent,ut Romula facta per orbem

hic caneret vates,quanto maiora futuros facta eadem intrarent hoc,inquit,teste nepotes ! Felix Aeacide,cui tali contigit ore

424Silius Italicus, Punica, XIII, 732 « ...Cui frons nec remissa/irarum servat rabiem » 425Silius Italicus, Punica, XII, 752-753 « qui iura sub armis/poscenti dederint populo »

426Silius Italicus, Punica, XIII, 785-791 « Atque hic, Elysio tendentem limte cernens / effigiem iuuenis, caste cui

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gentibus ostendi!Crevit carmine virtus »427

(Si les destins, dit-il, permettaient aujourd'hui que les exploits de Rome fussent dans l'univers chantés par ce poète, ces mêmes exploits entreraient bien grandis dans la postérité avec un tel témoin!Heureux Eacide qui eus la chance d'avoir une pareille bouche pour te faire connaître au monde!Ce poème a grandi ta valeur.)

Par cette reformulation de la célèbre formule qu'aurait prononcée Alexandre le Grand devant la tombe du fils de Pelée, le poète flavien rappelle la très ancienne définition du rôle du poète que Cicéron développe dans le Pro Archia 428 : par sa poésie,le poète « grandit » le mérite du

guerrier,il en rend compte dans le monde entier et lui offre la reconnaissance publique et l'éternité. Scipion espère qu'advient une oeuvre latine qui chantera les victoires de Rome,et plus précisément une oeuvre qui fera de lui l'Achille romain.

427Silius Italicus, Punica, XIII, 793-797.

428Cicéron reprend cette formule dans le Pro Archia, 24 « O fortunate adulescens ,qui tuae virtutis Homerum

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CHAPITRE VI

Traits positifs dans la caractérisation d'Hannibal ?

Il y a une parenté entre les vertus proprement guerrières d’Hannibal et des Romains. La distinction (entre le Punique et les guerriers romains illustres) se fondant essentiellement sur

141 les valeurs morales429.Plusieurs commentateurs des Punica s’accordent à reconnaître dans la caractérisation de l’Hannibal de Silus l’influence du Turnus de Virgile430

.

Le passage suivant met en relief, par exemple, la grandeur de l’aspiration à la gloria chez Hannibal quand il harangue ses hommes à la veille de Cannes, en leur promettant un énorme butin, tout en se contentant pour sa part de la seule gloire431 (Hannibal s’en trouve grandi) « Mihi magna satis, sat vero superque

Bellandi merces sit gloria ! »

(Pour moi, que me soit une assez grande récompense ; suffisante vraiment et même à l’excès ma gloire au combat !)

La conception de la gloire comme une récompense préférable au butin est un topos de la morale romaine, comme le souligne ce vers d’un tragique latin inconnu cité par Cicéron dans le De Oratore432: « Sapiens virtuti honorem praemium, haud praedam petit ». Pour le thème, du butin en perspective, Silius Italicus s’est certainement souvenu du discours du Barcide peu avant la bataille du Tessin chez Tite -Live433, avec tout de même une différence notoire : chez l’historien de Padoue, le Punique ne distingue pas ses propres aspirations de celles de ses hommes, et l’opposition entre le désir de gloire et les richesses n’apparaît pas.

La poète a donc introduit ce thème pour conférer une certaine grandeur morale et une certaine élévation d’âme à Hannibal, dues à l’absence d’avaritia et de cupidité, alors que ces défauts lui sont très souvent reprochés dans la tradition classique. Le chef se distingue en cela de ses soldats. Ce discours a autant plus d’importance qu’il se situe à Cannes et non au Tessin comme chez Tite-Live. Hannibal rejoint ici une tendance de la pensée romaine et jouit de l’approbation implicite du poète.

Pietas dans les Punica

Le thème dynastique amène à s’interroger ainsi sur le rôle de la pietas dans l’épopée de Silius.

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Voir la Comparaison entre Hannibal et Scipion, Punica, IX, 436-437 « Marte vivi dextraque pares, sed

cetera ductor/ anteibat Latius, melior pietate fideque » (Nés dans des contrées différentes, ils sont égaux en courage; mais le Romain l'emportait par la piété et la bonne foi.)

430 Laudizi, op.cit.p 122- 123 431Silius Italicus, Punica, IX, 193 sq. 432

Silius Italicus, Punica, III, 102.

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