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10 Science et phénoménologie

Dans le document La réalité des couleurs (Page 165-168)

Quoi qu’il en soit de l’histoire, il faut noter que la science mécaniste introduit une tension entre deux aspects phénoménologiques concurrents de la couleur : (i) le fait que la couleur se présente comme une caractéristique de la surface des objets, de certains volumes, de certains sources lumineuses, donc son lien aux objets et à l’espace qu’elle occupe ; (ii) le fait que les couleurs présentent des caractéristiques phénoménologiques incompatibles avec les caractéristiques physiques supposées de l’objet.

La difficulté consiste donc à concilier l’objectivité de la couleur et son caractère qualitatif. La tension entre ces deux marques phénoménologiques vient clairement d’une thèse sur la causalité, issue de la science, ou plutôt d’une certaine science, associée à une métaphysique particulière. Nous aboutissons à un trilemme :

[1] La couleur apparaît comme une caractéristique des objets extérieurs1. [2] Les couleurs sont des entités phénoménales/qualitatives.

[3] La couleur est une cause.

Les propositions [1] et [2] sont phénoménologiques, au sens où elles concernent des marques de la couleur présentées dans l’expérience. Certains, on le verra, nient que la proposition [1] soit phénoménologique : les behaviouristes supposent que la couleur est une caractéristique des objets extérieurs parce qu’elle détermine un comportement de tri de ces objets, et non une expérience. Mais on peut laisser de côté ce point pour l’instant. La proposition [2] signifie que les couleurs ont les propriétés qu’elles semblent avoir, mais elle renvoie aussi spécifiquement à certaines caractéristiques, énumérées dans la section précédente. La proposition [3], à mon sens, n’est pas phénoménologique. Nous ne faisons pas spontanément la différence entre une expérience localisée dans le cerveau ou dans l’esprit, l’objet de cette expérience et une relation causale entre les deux. Phénoménologiquement, la perception se présente plutôt comme une ouverture sur le monde, les couleurs nous apparaissant. Certaines thèses cherchent à préserver cette ouverture au monde et à aller au-delà de la métaphore, d’autres y renoncent, souvent sous la pression de certaines conceptions de la causalité. Ce sont les conceptions mécanistes et quantitatives de la causalité qui introduisent une tension entre [1] et [2] et qui suggèrent d’abandonner l’une ou l’autre des deux premières propositions : soit la couleur est subjective et phénoménale/qualitative, soit elle est objective mais non phénoménale/qualitative ; les marques de la couleur décrites dans [1] et [2] ne peuvent pas être des marques de la même chose.

Sous la pression des analyses causales mécanistes de la perception, les couleurs se sont retirées dans l’esprit. Le problème de la couleur en tant qu’entité qualitative et phénoménale est dès lors devenu le problème des qualia ou de la conscience phénoménale2. On se demande si l’on peut expliquer physiquement l’effet que cela fait de voir une couleur, si les apparences sont réductibles à des processus cérébraux. Mais si les qualités ne se trouvent pas dans le monde physique extérieur, on ne voit pas bien pourquoi il serait plus facile de leur trouver une place dans le cerveau, à moins d’attribuer à celui-ci des propriétés non physiques. En outre, même si l’esprit existait, on ne voit pas bien quel avantage il y aurait à y rapatrier

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1 Je laisse de côté les couleurs des images rémanentes, les couleurs illusoires, etc. Rien ne

dit que les deux doivent recevoir le même traitement. Mizrahi V., Une nouvelle théorie

objectiviste des couleurs, Thèse, Faculté des Lettres, Genève, 2002, par exemple,

considère que les couleurs des images rémanentes sont des couleurs objectives, qui ne sont perçues que lorsque l’œil se trouve dans un certain état, les objets possédant une multitude de couleurs. L’idée est extrêmement intéressante, même si elle repose sur un physicalisme invraisemblable, qui associe couleur et réflectance des surfaces. On trouve la même idée chez les néo-réalistes,dont Mizrahi s’inspire sans doute : Holt E.B., Marvin W.T., Montague W.P., Perry R. B., Pitkin W.B., Spaulding E. G., The new realism : Cooperative

studies in philosophy, New York, Macmillan,1912.

tout le monde de la vie. Si l’on défend en sus de cela le réalisme scientifique, nous ne sommes plus loin de l’idéalisme1.

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1 Nous n’examinerons pas ici les solutions idéalistes, comme celles de Robinson et Forster.

Elles ont comme défaut principal d’être issue de la distinction entre les qualités premières et secondes, d’utiliser des arguments en faveur de cette distinction et de partager une épistémologie fausse de part en part. L’idéalisme est une théorie de la connaissance et une métaphysique qui dépend de la théorie de la matière moderne et de l’épistémologie concomitante.

Boutot, L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993, pense que la science contemporaine n’est pas loin d’une forme d’idéalisme. Si l’on accepte la science telle qu’elle procède actuellement, on est conduit à une définition de la secondarité selon laquelle toute propriété observable (y compris figurant dans la liste traditionnelle des qualités premières) est une propriété seconde. Boutot ajoute que cela revient de facto à nier son objectivité. Selon Boutot, il n’est pas possible de donner des propriétés observables une explication par les propriétés théoriques ni d’en faire des propriétés objectives anthropocentriques. Autrement dit, toutes les propriétés observables seraient non pas des propriétés du monde, mais des apparences relevant de la subjectivité des observateurs. Cela impliquerait que la totalité du monde manifeste serait subjectif et, en un sens, non réel, puisque dépendant de notre expérience. Boutot pense que cette conclusion est inéluctable dans le cadre de la science telle qu’elle se pratique à la suite de Galilée.

Il semble pourtant qu’on puisse accepter la division entre propriétés observables et propriétés théoriques sans nier la réalité des qualités observables et les tenir pour secondes. Nous pourrions les réduire à des propriétés théoriques ou les expliquer. Ce qui ne revient pas, semble-t-il, à les éliminer du monde objectif.

Mais Boutot pense que l’explication proposée (voire visée) est impossible, ce qui, si elle est le seul type d’explication admise, revient de fait à une élimination des propriétés observables hors du monde objectif. Selon lui, l’explication réductrice et la division attenante en qualités dérivées (les propriétés observables) et fondamentales, n’ont aucun fondement rationnel, car l’explication réductrice est aujourd’hui impossible. Ce projet était possible chez Locke puisque les entités théoriques et les entités observables possédaient le même type de propriétés (elle respectait un principe de dissectivité ou un principe de composition homogène), mais elle n’est plus aujourd’hui qu’une chimère. La science contemporaine a conservé le présupposé métaphysique de la science classique qui tient que toute entité réelle peut être expliquée par des éléments plus simples, à l’exception des entités fondamentales, mais la déconnexion entre les propriétés observables et les propriétés théoriques rend impossible sa réalisation. La science s’avance donc lorsqu’elle affirme qu’elle pourra tout expliquer en réduisant ce qui est observable à des entités théoriques plus fondamentales. Pour Boutot, la science moderne est condamnée à déréaliser le monde des apparences, le monde de la vie, dont elle ne peut plus rendre compte qu’en lui accordant un statut subjectif, au point qu’aujourd’hui tout ce que nous tenons pour réel et qui s’offre à nous dans la perception serait subjectif, étant irréductible à des éléments simples.

Nous ne pourrons pas traiter ici de ces problèmes de causalité. Certains s’y sont attachés1. Notre objectif dans ce travail est d’abord de montrer qu’il est possible de tenir la couleur pour une entité à la fois physique et qualitative.

Dans le document La réalité des couleurs (Page 165-168)