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11 Une classification des positions

Dans le document La réalité des couleurs (Page 168-178)

Nous pouvons désormais présenter une classification des théories de la couleur. Toutes les théories modernes rejettent l’idée suivante qu’on dit parfois aristotélicienne1, mais qui est scolastique et qu’on appellera la théorie naïve2 :

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Autrement dit, la distinction entre qualités secondes et premières est une division exprimant une idéologie reposant sur un présupposé métaphysique qui conduit aujourd’hui à l’élimination des propriétés observables de la réalité objective. La science n’a pas expliqué les qualités observables par les qualités premières, mais elle projette de le faire. Or, si l’explication est impossible, le projet d’explication masque bien une élimination des qualités observables du monde physique, les réduisant au statut de qualités secondes, au sens de notre deuxième définition (comme sensation). Certes, l’explication, si elle était possible, ne serait pas une élimination, mais elle n’est pas possible, donc accorder aux qualités observables un statut secondaire revient à les éliminer du monde objectif.

Prenons l’exemple des formes. Boutot conteste la possibilité d’une telle réduction des formes : ces dernières, qui sont des propriétés observables, ne sont pas réductibles ou explicables par des entités dénuées de formes. Les formes sont régies par des lois mathématiques propres et irréductibles dont il donne plusieurs exemples. Cette mathématisation des formes et des qualités secondes permet selon Boutot de rendre compte de leur place dans la nature et de leur conférer une réalité qu’elles perdent si l’on accepte de les tenir pour secondes. Cette mathématisation ne s’inscrit pas dans le projet scientifique galiléen consistant à expliquer les choses en les réduisant à des éléments plus simples. Boutot appelle à l’élaboration d’une autre science, articulée sur une autre métaphysique d’inspiration aristotélicienne et thomiste (de René Thom, le mathématicien) qui ne réduise pas les entités à d’autres entités plus simples, mais rende compte des lois propres à ces entités, ce qu’Aristote appelait leurs formes ou leur essence. Boutot, comme Thom, pensent que nous avons les moyens de mathématiser le projet aristotélicien. Il existe donc une autre explication des propriétés observables. Déterminer si le projet de Thom est nécessaire est une question empirique. Si les sciences réussissent à proposer des explications réductrices des propriétés observables et du monde manifeste grâce aux entités théoriques, alors le projet de Thom n’est pas nécessaire.

Sur ce point, dans un esprit similaire, voir également Smith B., Petitot J., « New Foundations for Qualitative Physics », in J. E. Tiles, G. T. McKee and C. G. Dean, eds., Evolving Knowledge in Natural Science and Artificial Intelligence, Londres, Pitman Publishing, 1990.

1 Voir Whitehead A. N., Science and the modern world, New York, The free press, 1925,

trad. fR. La science et le monde moderne (1926), Londres, Edition du Rocher, 1994. ; Cornman J., Perception, common sense, and science, New Haven, Yale University Press,1975. Cornman s’efforce de contester les arguments tirés de la perception. Beaucoup d’arguments contre la théorie naïve de la couleur sont des arguments contre les théories naïves de la perception. Cornman s’efforce de montrer que, si la théorie naïve de la perception implique la théorie naïve de la perception, la converse ne vaut pas : la théorie naïve des couleurs est indépendante de la théorie naïve de la perception.

Théorie naïve des couleurs : x est rouge = x possède la qualité sensible rouge, « rouge » désignant la couleur telle qu’elle apparaît.

Ils défendent une forme de ce qu’on pourrait appeler éliminativisme mécaniste : Éliminativisme mécaniste : aucun objet physique ne possède la qualité sensible rouge telle qu’elle apparaît dans la perception.

Berkeley lui-même accepte une variante de cette thèse : aucun objet matériel ne possède la qualité sensible rouge. Il soutient en effet que si la matière existait, elle ne pourrait être colorée. Mais il rejette l’existence de la matière et la thèse selon laquelle les objets physiques, comme les cerises, les chevaux ou les écuries sont des objets matériels3. Ce sont des agrégats d’idées :

Immatérialisme berkeleyen: x est rouge = x contient une idée de rouge, rouge désignant la couleur telle qu’elle apparaît.

L’immatérialisme berkeleyen est une variante de la théorie naïve au sens où, comme cette dernière, elle affirme que les couleurs sont ce qu’elles paraissent être dans notre perception ordinaire4 et sont néanmoins des propriétés des objets. Elle est moins naïve quand elle affirme que les idées et par là les couleurs ont une existence dépendante de leur perception. La théorie naïve et l’immatérialisme

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1 La théorie aristotélicienne des couleurs est assez complexe. Pour une présentation de la

théorie, notamment des mathématiques sous-jacentes au mélange des couleurs, voir Sorabji R., « Aristotle, mathematics, and colour », Classical Quarterly 22, 1972, pp. 293-308. Pour une comparaison de la théorie aristotélicienne et des théories modernes, notamment la théorie cartésienne, voir Ganson. Ganson soutient que la théorie aristotélicienne est proche de celle des modernes. Il défend la théorie causale et rejette la théorie de la transparence. Il me semble que la comparaison de Ganson est hasardeuse. D’abord, Descartes et Locke acceptent la théorie causale pour la base catégorique des dispositions que sont les qualités secondes, mais la rejettent pour la couleur telle qu’elle se présente dans l’expérience. Un de leur argument contre l’existence de ce type de couleur est précisément, comme le montre le texte de Hobbes cité au début, son incapacité à rendre compte de la théorie causale. Enfin, Aristote rejette sans doute une version forte de la révélation, mais il ne paraît pas en nier une version faible qui soutiendrait que l’expérience révèle partiellement la nature de la couleur, mais pas entièrement.

2 Pour une présentation et une critique de cette théorie, lire Boyle R, Origin of Forms and

Qualities according to the Corpuscular Philosophy, 1666., Hobbes T., Léviathan, trad.

Tricaud F., Paris, Edition Sirey, 1983.

et Malebranche N., De la recherche de la vérité (1674) dans Œuvres i, G. Rodis-Lewis et G. Malbreil (édd.), Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1979, par exemple. Une histoire de cette théorie reste à écrire.

3 Il existe de nombreuses raisons de penser que Berkeley accepte l’existence d’objets

physiques, même s’ils dépendent de l’esprit de Dieu. Les agrégats d’idées sont distincts des substances spirituelles.

4 Alors qu’Armstrong n’est pas un réaliste naïf parce qu’il pense que les qualités attribuées

à la couleurs ne sont pas des propriétés de la couleur. Être réaliste direct ne suppose pas qu’on pense que l’attribution des propriétés des propriétés soient correctes. On peut donc être réaliste direct sans être réaliste naïf.

berkeleyen défendent ce qu’on appelle la thèse de la révélation, sous des versions différentes, plus radicale pour Berkeley : la nature des couleurs est entièrement révélée dans l’expérience qu’on en a. Les couleurs possèdent les propriétés de second ordre qu’elles paraissent avoir dans l’expérience.

Parmi les théories éliminativistes mécanistes, on distinguera d’abord les théories éliminativistes des théories objectivistes :

Éliminativisme1 : les couleurs telles qu’elles apparaissent ne sont pas des propriétés des objets physiques auxquels nous les attribuons d’ordinaire. Or il n’y a pas d’autre couleur que les couleurs telles qu’elles apparaissent. Objectivisme : Il y a d’autres couleurs que les couleurs telles qu’elles apparaissent. En cet autre sens, les couleurs sont des propriétés des objets physiques auxquels nous les attribuons d’ordinaire.

On peut distinguer deux théories éliminativistes, le projectivisme et le projectivisme éliminativisme tout court :

Projectivisme: x est rouge = j’ai une sensation rouge quand l’objet est face à moi et le rouge est une propriété de cette sensation. Au sens strict, la prédication est fausse : l’objet matériel n’est pas rouge, seule ma sensation l’est.

Cette théorie est vraisemblablement soutenue par Galilée et certainement par Hume. Passons au projectivisme éliminativiste :

Projectivisme éliminativiste: x est rouge = j’ai une sensation de rouge quand l’objet est face à moi et le rouge n’est pas une propriété de cette sensation. Au sens strict, la prédication est fausse : l’objet n’est pas rouge. Mais ma sensation ne l’est pas plus, donc la couleur n’est prédiquée de rien.

Certains attribuent cette théorie à Locke ou à Descartes, mais ces derniers défendent également une théorie objectiviste dispositionnaliste. La couleur est donc prédiquée de quelque chose, même si c’est la couleur en tant que disposition qui est prédiquée et non la couleur telle qu’elle apparaît. Il est toutefois possible qu’ils défendent une telle thèse en réponse au premier problème. Cela dépend d’une interprétation de la réalité objective et formelle des idées chez Descartes et d’une interprétation de la conception lockéenne des idées.

Voici plusieurs types de théories objectivistes :

Physicalisme :x est rouge = x possède une propriété microphysique ou une propriété physique quelconque. Cela n’a pas de sens de dire que la sensation est rouge en ce sens là.

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1 « Éliminativisme » n’est sans doute pas le mot le plus approprié, mais il est employé dans

tous ces sens par des auteurs différents. « Éliminativisme » est employé au sens de notre « éliminativisme » par Byrne et Hilbert et au sens de notre « éliminativisme tout court » par Landesman. Quant à notre « éliminativisme moderne », il semble être confondu souvent avec l’un ou l’autre des deux sens susmentionnés, alors qu’il s’en distingue puisqu’on peut l’être sans être éliminativiste ni éliminativiste tout court.

Cette thèse a été défendue par Reid notamment. Une autre théorie est le dispositionnalisme :

Dispositionnalisme : x est rouge = x a la disposition à causer en nous une idée de rouge.

Cette thèse a été défendue, sans doute sous des formes différentes, par Descartes, Boyle et Locke. Certains affirment qu’elle n’est pas très différente de la précédente, puisque les dispositions peuvent in fine se réduire à leur base catégorique, la microstructure de l’objet qui cause en nous une sensation.

Voici un schéma qui reprend notre classification :

Figure 1 : Les théories philosophiques modernes de la couleur

J’ai indiqué dans ce schéma si la théorie tient le concept de couleur pour univoque ou équivoque. Que le concept soit univoque signifie que, dès lors qu’une couleur est prédiquée, elle est prédiquée au même sens dans chacun de ses emplois, ce qui signifie également qu’il n’y a, ontologiquement, qu’un seul type de couleur. Que le concept soit équivoque signifie que le mot couleur peut avoir plusieurs sens et donc également désigner des réalités de types différents. Ceux qui tiennent le concept pour équivoque considèrent souvent que le concept princeps est celui de la couleur telle qu’elle se présente dans l’expérience, les couleurs au second sens étant des causes de cette expérience et tirant leur nom du lien à cette expérience. Elles sont toutefois distinctes de ce qu’elles causent et donc le mot « rouge » désigne bien deux choses différentes.

Parmi les théories modernes et anciennes qui considèrent le concept comme univoque, seule la théorie physicaliste de Reid considère que les couleurs sont des entités physiques et que le concept de couleur doit être employé seulement en ce

sens. Même si Reid autorise ou admet que l’on parle de sensation de rouge, l’emploi en ce cas n’est pas équivoque, contrairement à ce que l’on pourrait croire, puisque la sensation n’est pas rouge, mais est le signe du rouge physique. Rouge désigne bien ici le rouge physique et ne renvoie pas à une propriété intrinsèque de la sensation elle-même. Comme il n’y a pas plusieurs types d’existence pour la couleur, le concept est bien univoque. Voici un schéma qui résume ce point :

Figure 2 : Les théories modernes des couleurs et l’univocité ou l’équivocité des concepts de couleur

Un autre point vaut la peine d’être noté. Toutes les théories, sauf celle de Reid, admettent que l’expérience révèle ou semble révélée la nature de la couleur.

Il existe donc plusieurs manières de rendre compte du statut secondaire de la couleur. Seules les théories qui acceptent l’éliminativisme mécaniste tiennent les couleurs pour des qualités secondes. Ni Aristote, ni Berkeley n’acceptent la secondarité. Aristote parce que, même s’il tient les couleurs pour des sensibles propres et admet une différence entre elles et les figures, les tient pour des caractéristiques fondamentales et irréductibles du monde, Berkeley parce qu’il pense que la distinction entre qualité secondes et premières n’a pas de sens.

Chapitre 2

– […] le rouge phénoménal est ce que nous entendons par “rouge”. Howard Robinson, Perception, Routledge, Blackwell,1994, p. 16.

– Que quelque chose semble tel et tel aux hommes, c’est pour eux le critère qu’il en est ainsi.

Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, n°98, Mauvezin, TER, 1983

– Paraître et être tel peuvent certes, dans des cas exceptionnels, être indépendants l’un de l’autre, mais cela ne les rend pas logiquement indépendants ; le jeu de langage ne consiste pas dans l’exception.

Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, n°99, Mauvezin, TER, 1983

– Dans la perception d’un objet physique le sujet n’est en relation avec aucun intermédiaire psychique « du côté de l’objet » mais avec la chose ou certaines caractéristiques de la chose elle-même – cela semble non seulement une donnée de l’expérience, mais aussi une partie de la conception de l’homme ordinaire.

Dans le document La réalité des couleurs (Page 168-178)