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8 Objections à la position de Reid

Dans le document La réalité des couleurs (Page 148-152)

La différence entre Locke et Reid porte sur la phénoménologie de la perception et n’est pas seulement, comme Reid semble le penser, linguistique. Elle pourrait être linguistique si Reid avait raison sur la phénoménologie de l’expérience des couleurs, où, selon lui, se distinguent nettement, pour peu que nous y prêtions attention, la sensation de couleur et la couleur elle-même. La question ne serait plus que linguistique : faut-il appeler couleur la sensation ou la qualité ? Les philosophes trancheraient pour la sensation et le vulgaire pour la qualité, mais, selon Reid, ils seraient d’accord sur le fond : les objets ne sentent pas et « le feu n’éprouve pas la sensation de chaleur2 », ce que les philosophes exprimeraient mal en affirmant que les objets ne sont pas chauds ou ne sont pas colorés. C’est tout ce qu’ils voudraient dire par leur affirmation et, si l’on en croit Reid, il n’y aurait pas

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1 Reid, T., Essays on the Intellectual Powers of Man, Brody B.,Edinburgh, Edinburgh UP,

2002, trad. partielle., Essais sur les facultés intellectuelles de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2007, VI, sect.. V, l

2 Reid, T., Essays on the Intellectual Powers of Man, Brody B., Edinburgh ,Edinburgh UP,

2002, trad. partielle, Essais sur les facultés intellectuelles de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2007, II, XVII

là de révision de la conception ordinaire et universelle des couleurs. Les thèses de Locke ne seraient pas une conquête théorique, mais l’expression maladroite de la conception prélinguistique des couleurs.

Mais cela est faux. La thèse de Locke selon laquelle la nature des couleurs n’est pas révélée est une révision du sens commun et non pas, comme le suggère Reid, l’expression du sens commun. Locke ne fait pas que s’opposer aux scolastiques, il s’oppose à ce que l’expérience présente. Cela tient à la description différente qu’ils font de l’expérience. Pour Reid, dans notre expérience ordinaire, nous identifions la couleur via un concept relatif, tandis que Locke suppose que nous semblons connaître la nature de la couleur1. Pour Locke, la perception des qualités premières n’est phénoménologiquement pas différente de celle des qualités secondes. Pour Reid, elle l’est, puisque nous ne mobilisons pas les mêmes conceptions dans les deux cas. La théorie de Reid est incompatible avec une théorie de l’erreur : ne pas savoir ce qu’est une qualité n’est pas se tromper sur cette qualité.

Voici l’objection à la position de Reid : la thèse selon laquelle nous comprenons la nature des formes et identifions les couleurs est fausse2 parce que la distinction entre sensation et qualité, telle que Reid la comprend, n’est pas naturelle, mais théorique.

§ 8.1 Reid, vulgaire et philosophe -

Reid fait bien la différence entre la conception linguistique des couleurs du vulgaire (les mots dont il dispose) et la conception prélinguistique des couleurs. La seconde est partagée par tous, y compris le philosophe, et elle ne dépend pas des intérêts : elle est fixée en nous par la nature. Les conceptions linguistiques sont variables selon les intérêts pratiques ou théoriques : on a les mots dont on a besoin. Ce qui importe ici est que la conception prélinguistique de la couleur permet de trancher entre des formulations différentes, parce qu’il s’agit, selon Reid, d’une conception naturelle. Une formulation plus proche de la conception prélinguistique est plus correcte. Ce sera celle de Reid, qui combine à la fois l’acuité linguistique du philosophe et le bon sens du vulgaire.

Selon Reid, la formule du vulgaire est plus correcte que celle du philosophe : en effet, les objets sont effectivement chauds et colorés. Toutefois, le vulgaire est parfois confus. Sa confusion vient qu’il ne fait pas une différence linguistique explicite entre la sensation et la couleur. Mais ce qui importe est qu’il est susceptible d’accepter facilement la distinction et que l’absence de différence ne revient pas, selon Reid, à une identification. C’est en raison de la conception prélinguistique des couleurs que le vulgaire acceptera si facilement l’opinion du philosophe, même s’il rejettera sa formulation. Ajoutons que, quand elle s’accorde avec la conception prélinguistique, la conception linguistique du vulgaire n’est pas confuse. C’est le cas, par exemple, sur la permanence et l’objectivité de la couleur.

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1 Et cela est valable quelle que soit la façon dont on interprète Locke : selon la ligne 1

A1 OU

2A.

2 En fait, c’est un peu plus compliqué. Voir la partie sur la variabilité dans le chapitre

Dès lors, il semble qu’il y ait trois raisons de privilégier le vulgaire et d’appeler couleur la qualité et non la sensation :

– le vulgaire affirme la permanence de la couleur, tandis que le philosophe, en nommant ainsi les sensations, autorise l’impermanence de la couleur, ce qui est incompatible avec la conception prélinguistique1.

– la formule du vulgaire s’accorde mieux avec la conception prélinguistique des couleurs.

Il faut simplement améliorer la formulation du vulgaire pour parvenir à une expression correcte de la conception prélinguistique des couleurs en faisant linguistiquement la différence entre les sensations et les qualités.

§ 8.2 Le concept de sensation est un concept théorique

Reid prétend que ce qu’il dit des couleurs n’est pas fondé sur une théorie : c’est une description de notre conception prélinguistique naturelle des couleurs. Mais ce que Reid tient pour une conception naturelle est en réalité une conception théorique. Si elle est théorique, elle ne peut remplir le rôle que Reid lui assigne, à savoir celui de donnée naturelle permettant de trancher entre des théories différentes de la couleur – ou entre des descriptions différentes de notre conception commune. Elle est théorique au sens où elle présuppose la distinction entre sensation et qualité, ainsi qu’une conception très particulière de la sensation, qui sont apparues chez les prédécesseurs de Reid pour des raisons théoriques et que Reid reprend à son compte.

Reid suppose que la conception des couleurs mobilisées dans la perception préexiste à toute science et est, en quelque sorte, universelle. Le problème est que le concept de sensation est un concept théorique. Il en existe plusieurs définitions incompatibles. Les deux principales sont d’abord celle qui fait de la sensation un acte qui a un objet distinct de lui-même2, ensuite celle qui fait de la sensation un état, qui n’a pas d’objet distinct de lui-même (c’est celui que Reid semble admettre et qui dérive de Hume).

Les philosophes qui adoptent la thèse selon laquelle les couleurs sont des sensations (Hume, mais aussi, d’une certaine manière, Locke) le font parce que la couleur telle qu’elle est perçue ne peut être objective. Dire qu’il s’agit d’une sensation est une manière d’expliquer ce qu’elle est (il n’est pas sûr que Locke et Hume entendent la même chose par sensation). Dire que la couleur est une sensation, c’est également reconnaître théoriquement l’incompatibilité de la révélation et de l’objectivité. Si Hume décide d’identifier sensation et couleur, c’est parce que c’est la sensation qui se présente prima facie comme la couleur. La sensation permet de rendre compte de l’erreur, due à une projection des sensations. Cela permet d’expliquer le statut de ce dont la nature est révélée dans la perception. La nature de la couleur semble être révélée ; celle de la sensation l’est.

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1 Hume affirme que le principal argument en faveur de sa thèse est l’argument de la

variabilité. L’accord que Reid entrevoit entre les philosophes et le vulgaire est stipulé.

Dès lors, il est difficile de dire, sous peine de contradiction, que la conception impliquée dans la perception est à la fois naturelle et mobilise un concept de sensation lié à un travail théorique.

Il se pourrait que Reid ait raison sur les couleurs, mais, si c’est le cas, ce n’est pas parce qu’il décrirait correctement la phénoménologie de l’expérience ou la conception naturelle des couleurs. Sa conception, malgré ce qu’il prétend, est une révision.

§ 8.3 La conception prélinguistique de Reid n’existe pas1

Reid affirme que, si le langage ordinaire ne fait pas linguistiquement la différence entre les sensations et les couleurs et est confus sur ce point, c’est par un manque d’attention, dû au fait que cette distinction n’a aucun intérêt pratique, l’attention dépendant de l’intérêt. Mais on voit mal comment une conception perceptive prélinguistique si claire, imprégnant la perception et reposant sur la distinction entre sensation et qualité, peut avoir si peu d’impact linguistique. Ce ne peut-être parce que cette conception ne fait aucune différence phénoménologique. Ainsi, il semble que, chez Reid, le manque d’attention produise en fait phénoménologiquement une absence de distinction entre les éléments de la conception prélinguistique. Si c’est le cas, alors la phénoménologie normale des couleurs est celle décrite par Locke. Et l’on peut croire que ce qu’affirme Reid n’est pas seulement une question d’attention, mais, encore une fois, une question de théorie. La confusion du vulgaire pourrait bien être en fait une description adéquate de ce qui lui apparaît dans son attitude inattentive : les qualités intrinsèques des sensations apparaissent comme des qualités des corps ; vu leur localisation, il est difficile de soutenir que l’expérience est neutre sur ce point2. Ajoutons que le concept relatif de couleur comme cause de la sensation explique, selon Reid, qu’une plus grande attention soit portée sur les sensations de couleur et de qualités secondes. Mais si notre conception était aussi claire, alors, dans la perception ordinaire, notre attention se porterait sur la sensation en tant qu’effet de la couleur. Ce n’est manifestement pas le cas. En réalité, ordinairement, les prétendues sensations auxquelles nous prêtons attention selon Reid nous paraissent être les couleurs. Si nous étions conscients des sensations en tant qu’effet de la couleur, il n’y aurait pas de confusion linguistique. La confusion linguistique repose sur une confusion phénoménologique, qu’il faut bien appeler, si l’on accepte la partition reidienne entre les sensations et les couleurs, une erreur. § 8.4 Comment percevoir la permanence à travers l’impermanence ?

Nous identifions une couleur permanente par le biais de sensations impermanentes. Il est difficile de savoir ce que Reid veut dire au juste. Évoque-t-il le phénomène de

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1 Il ne s’agit pas ici de contester l’idée reidienne que la perception est toujours conceptuelle.

Voir, sur ce point, Landesman C., Color and Consciousness: An Essay in Metaphysics, Philadelphia, Temple University Press, 1989.

2 Reid affirme toutefois que le jugement d’existence attachée à la perception affirme

l’existence de ce qui est conçu, ici la qualité et non la sensation. L’existence objective ne semble pas avoir à faire avec la localisation.

la constance, qui est, selon ses défenseurs, un phénomène phénoménologique ? Ou bien pense-t-il à une forme de permanence physique, liée à ses connaissances physiques, comme celle selon laquelle la lumière rebondit à la surface, sans la modifier – est-ce la surface qui modifie la lumière? Ce sont deux choses différentes, puisque la permanence physique n’implique pas la constance phénoménologique (c’est une question disputée de savoir si la constance phénoménologique implique la constance physique).

Dans le premier cas, l’originalité de Reid est de montrer que la constance cohabite avec des apparences variables. Mais comment reconnaître cette permanence à travers des sensations variables s’il n’y a pas une apparence privilégiée ? La couleur apparaît-elle à travers ses apparences, comme le blanc d’une feuille paraît parfois transparaître à travers l’ombre portée d’un objet sur cette feuille ? Si c’est le cas, alors la couleur se définit par son apparence, ce qui est incompatible avec la thèse de Reid : la couleur n’a de connexion nécessaire avec aucune apparence. Une autre possibilité est qu’on identifie la couleur en identifiant l’objet. Par exemple, je sais que ma table est blanche et, même quand elle est éclairée par une lumière bleue, je sais qu’elle est blanche parce qu’il s’agit de la même table. Le problème est qu’en ce cas, la décision de lui attribuer la blancheur semble reposer sur un privilège accordé à une apparence : celle qu’elle présente sous une lumière solaire. En ce cas, il y aurait encore une fois une connexion nécessaire entre une apparence et une couleur, ce que nie Reid.

Dans le second cas, où la permanence serait la permanence physique, comment identifier une couleur via une multitude d’apparences ? D’où vient que nous sachions assigner à une couleur des apparences si distinctes ? Quelles sont les caractéristiques communes de toutes les apparences d’une même couleur ? Comment regroupons-nous les apparences et en faisons-nous les apparences d’une seule couleur ? Si ce problème n’est pas résolu, il semble difficile d’identifier une couleur par le biais de ses apparences. En établissant un lien contingent entre une couleur et toutes ses apparences, on semble se condamner à ne plus pouvoir identifier une couleur ou à devoir l’identifier scientifiquement dans certains cas. Or il semble que l’identification scientifique ne soit pas nécessaire. En outre, cette identification scientifique semble reposer sur un privilège accordé à une apparence, celle que les objets ont à la lumière solaire : c’est parce qu’un objet paraît blanc à la lumière solaire qu’on dit qu’il est blanc et la propriété physique identifiée au blanc sera celle des objets blancs à la lumière solaire. Cela permettrait de distinguer un objet bleu et un objet blanc qui paraît bleu sous une lumière bleue1. Mais, d’un autre point de vue, on pourrait considérer que ces deux objets ont une même couleur.

Dans le document La réalité des couleurs (Page 148-152)