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Les couleurs, les qualités secondes et la révélation

Dans le document La réalité des couleurs (Page 71-79)

– La philosophie avance difficilement un paradoxe plus grand aux yeux des gens que quand elle affirme que la neige n’est ni froide ni blanche, le feu ni chaud ni rouge.

David Hume, Lettre à Hugh Blair du 4 juillet 1762, publié dans Mind en Octobre 1986 ; cité dans Cottingham, 1990, p. 231.

– Il n’y a pas de couleur dans le monde matériel, seulement l’émission d’ondes électromagnétiques de différentes compositions spectrales. Il n’y a pas de couleur en tant que telle dans le cerveau, seulement des modules répondant sélectivement par des réponses codées à des entrées visuelles de caractéristiques spectrales diverses. La couleur est crée par l’interprétation des réponses de ces modules « qui codent la réponse » par l’esprit conscient.

John Eccles, 1984, p. 179, The Human Mystery, Routledge and Kegan Paul, Londres

– La meilleure interprétation de l’expérience des couleurs est de la déclarer coupable d’une erreur généralisée et systématique.

Paul Boghossian et David Velleman in Byrne et Hilbert 2006, p. 81

– Formulée dans mon propre langage, la doctrine traditionnelle est qu’en percevant ou semblant percevoir des qualités secondes comme la rougeur ou la douceur, nous ne connaissons rien qui soit physiquement réel, mais seulement nos propres sensa, tandis qu’en percevant les qualités premières, comme les formes ou le mouvement, nous appréhendons des propriétés appartenant réellement au corps indépendamment de notre expérience sensorielle.

Stout G. F., Mind and Matter, Cambridge, Cambridge University Press 1931, p. 270.

– L’ordre exécutif du monde matériel peut être exprimé seulement en termes de qualités primaires de la matière, sans termes de qualités secondaires. […] Le système des uniformités de coexistence et de séquence, ainsi que les équivalences et les correspondances quantitatives qui constituent l’ordre de la nature physique dans son aspect causal peuvent être formulées seulement en terme d’extension, de mouvement et de tension.

Stout G. F., « Primary and Secondary Qualities », Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, Vol. 4 (1903 - 1904), pp. 141-160, p. 153

§ 0

La nature et l’existence des couleurs : deux versions du

problème des couleurs

La dispute sur les couleurs porte à la fois sur leur nature et sur leur existence. On cherche à savoir ce que sont les couleurs et à déterminer si elles existent. Il importe de déterminer un ordre de priorité entre ces deux questions : faut-il d’abord connaître la nature des couleurs pour pouvoir déterminer ensuite si elles existent ou bien peut-on connaître leur existence et s’enquérir après de leur nature ? La première voie laisse plus d’options ouvertes : leur nature élucidée, on pourrait nier leur existence. La seconde voie est plus chiche : si l’on suppose que les couleurs existent, alors la seule question restante est celle de leur nature. Nous avons donc deux façons d’envisager le problème des couleurs, que nous appellerons le premier et le second problème :

Premier problème : Quelle est la nature des couleurs ? Des entités d’une telle nature peuvent-elles exister ?

Second problème : Quelle est la nature des couleurs1 ?

Il semble que le second problème soit le bon. Qui pourrait nier l’existence des couleurs ? Nous les voyons. La démarche sous-jacente au premier problème vaut peut-être pour des entités comme Dieu ou les entités théoriques de la science, mais pas pour les couleurs, dont l’existence est évidente. Reconnaître que nous faisons face à un choix sérieux nécessite donc quelques explications, qui nous permettront de formuler plus clairement nos deux problèmes.

§ 0.1 Deux descriptions de l’expérience des couleurs

Bien qu’ils en aient l’expérience, certains nient l’existence des couleurs. Pour les comprendre, il faut relever deux descriptions possibles de ce que nous voyons, liées respectivement au premier et au second problèmes. La première soutient que l’expérience des couleurs paraît nous informer à la fois sur leur nature et leur existence. La seconde soutient que l’expérience des couleurs nous informe seulement sur leur existence.

Ceux qui pensent qu’il faut traiter du premier problème adoptent la première description et se demandent si l’expérience est véridique. Ceux qui pensent que le problème à résoudre est le second pensent que l’expérience nous informe seulement sur l’existence des couleurs et que l’expérience est véridique. Ainsi, s’ils écartent le premier problème, c’est qu’ils pensent que l’expérience ne nous donne aucune information sur la nature des couleurs, qu’il faut déterminer par d’autres moyens.

En principe, il existe quatre grands types de solutions au premier problème, mais seuls les trois premiers ont un sens et correspondent à des thèses défendues dans la littérature, respectivement les théories naïves (1), les théories éliminativistes (2) et certaines théories physicalistes et théories dispositionnelles des couleurs (3) – pas toutes puisque certaines de ces dernières sont des réponses au second problème,

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1 Nous verrons ensuite que les questions ne se posent pas pour la même raison dans les

comme la théorie physicaliste de Reid ou les théories dispositionnelles de Bennett et McDowell1 par exemple. Les trois solutions disponibles sont représentées dans ce tableau (la quatrième option est grisée pour montrer qu’elle ne doit pas être prise en compte) :

Tableau 2 : Trois types de réponses au premier problème.

Les partisans de la troisième solution nient la véridicité de l’expérience s’agissant de la nature des couleurs. Ils sont dès lors confrontés au second problème : les couleurs existent, mais il faut déterminer ce qu’elles sont puisque l’expérience ne nous le dit pas.

§ 0.2 Reformulation des deux problèmes

Nous pouvons maintenant reformuler nos deux problèmes, ce qui rendra la controverse beaucoup plus claire :

Premier problème : L’expérience représente les couleurs comme existantes et comme ayant une certaine nature. Une chose ayant une telle nature existe-t-elle ? Si ce n’est pas le cas, faut-il considérer que les couleurs n’existent pas ou plutôt qu’elles ont une nature différente de celle que l’expérience leur attribue ?

Second problème : L’expérience nous assure de l’existence des couleurs, mais ne donne aucune indication sur leur nature. Quelle est cette nature ? Il me semble qu’en distinguant ainsi les deux problèmes, nous sommes mieux à même de comprendre la distinction classique entre les qualités premières et secondes – celle de Locke –, mais aussi les différentes controverses à l’œuvre dans

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1 Voir Bennett J., « Substance, Reality, and Primary Qualities », American Philosophical

Quarterly 2 , January, pp. 1-17., repris dans Armstrong D.M et Martin C., Locke and Berkeley, Londres, MacMillan, 1968, pp. 86-124. Voir également Bennett J., Locke,

Berkeley, Hume : Central Themes, Oxford, Oxord UP, 1971 ; pour McDowell, voir en

particulier, « Values and secondary Qualities », in Mind, Value and reality, Harvard, Harvard UP, 1998, pp. 131-150, repris et traduit dans Ogien R, Le réalisme moral, Paris, PUF, 1998.

Le contenu de l’expérience porte à la fois sur le contenu et l’existence des couleurs

L’expérience est-elle véridique sur la nature des

couleurs ?

L’expérience est-elle véridique sur l’existence des

couleurs ?

Théories naïves oui oui

Théories éliminativistes oui non Théories physicalistes et dispositionnelles non oui 4 non non

les discussions passées et présentes de cette distinction, dont les couleurs sont souvent tenues pour l’exemple paradigmatique1. La thèse défendue ici est que la distinction entre les qualités premières et les qualités secondes de Boyle, Descartes et Locke est une réponse à la fois au premier et au second problème. Le critère de la ressemblance, selon lequel les idées de qualités secondes, à la différence des idées de qualités premières, ne ressemblent pas aux qualités dont elles sont les idées, est une réponse au premier problème : ces philosophes nient que l’expérience soit véridique relativement à la nature des couleurs. Les autres critères, comme celui selon lequel les couleurs seraient des pouvoirs, constituent une réponse au second problème.

Cela permet de clarifier les rapports qu’entretenaient Berkeley et Reid avec cette théorie. Berkeley, qui avait bien compris la thèse de Locke2 et ses réponses au second problème, contestait seulement sa réponse au premier problème : la thèse de l’absence de ressemblance des qualités secondes à leur cause supposée. Si l’on admet comme Berkeley que l’expérience de la couleur révèle sa nature, alors le second problème ne se pose plus et la distinction telle qu’elle est formulée par Locke n’a plus lieu d’être. Berkeley conteste donc la distinction lockéenne entre qualités secondes et premières en contestant sa condition de possibilité, à savoir la thèse selon laquelle l’expérience ne nous révèlerait pas la nature de la couleur. Reid, quant à lui, pensait que seul le second problème avait un sens, l’expérience ne représentant pas, selon lui, la nature des couleurs, seulement leur existence. On comprend qu’il ait eu des difficultés à comprendre la thèse de Locke et les discussions qui se sont ensuivies puisqu’il rejetait l’existence du premier problème. Les divergences entre Berkeley, Locke et Reid relèvent ab initio de leurs descriptions de l’expérience, mais concernent in fine la source de connaissance idoine de la nature des couleurs : l’expérience ou la science. Sur le premier point, Berkeley et Locke s’accordent contre Reid. Sur le second point, Reid et Locke affrontent Berkeley. On comprend ici pourquoi Locke – cela aurait pu être Boyle ou Descartes si Locke n’était pas la source principale des discussions de Berkeley et Reid – est la matrice des positions postérieures.

Pour ce qui est de Locke, Berkeley et Reid, on peut résumer les choses ainsi :

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1 Les couleurs sont le plus souvent tenues pour des qualités secondes – ou secondaires. On

emploie les termes de qualité première et de qualité seconde pour renvoyer à deux listes de propriétés qui varient selon les auteurs et les époques, qui en fournissent dès lors des définitions extensives différentes. La variation est due soit à la variation des critères employés, soit à des découvertes nouvelles qui donnent à penser que des entités qui répondaient aux critères pour figurer sur l’une des deux listes n’y répondent plus. Il faut noter que, contrairement à la liste des qualités premières, la liste des qualités secondes varie peu et que, dès lors qu’on accepte la distinction, les couleurs se trouvent toujours sur la liste des qualités secondes.

2 À ce sujet, voir, infra, le §5.

Berkeley Locke Reid

L’expérience porte sur l’existence et la nature des couleurs

L’expérience porte sur l’existence des couleurs

Tableau 3 : Locke, Berkeley et Reid sur la révélation

Locke et Reid, malgré leurs divergences par ailleurs, s’entendent sur un critère épistémologique permettant de distinguer les qualités premières et les qualités secondes, respectivement celles dont la nature est révélée dans la perception et celles dont la nature est cachée dans la perception. La nature des qualités secondes, dont les couleurs, relève d’une enquête scientifique. La divergence entre Locke et Reid reflète toutefois deux façons de comprendre ce critère. Soit l’expérience attribue faussement une certaine nature à la couleur (il semble que ce soit la thèse de Locke), soit l’expérience ne porte aucunement sur la nature des couleurs, qui reste obscure à nos yeux (c’est la thèse de Reid).

On s’aperçoit que Locke et Reid, à la différence de Berkeley, rejette ce que Mark Johnston appelle la thèse de la révélation1 :

Thèse de la révélation : L’expérience des couleurs révèle la nature des couleurs2.

Certes la thèse de la révélation n’est apparue expressis verbi que récemment, mais il semble qu’on la trouve, implicitement ou explicitement, dans toutes les discussions sur les couleurs depuis le début du XVIIe siècle3. Au XVIIe siècle, on trouve plusieurs façons d’exprimer le rejet de la révélation. La plus fameuse consistait à dire que les idées de qualités secondes ne ressemblent pas à leur cause. Une autre formule courante consistait à nier la réalité des couleurs. C’est à cette première formule que nous allons d’abord nous consacrer.

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1 Johnston M., « How to speak of the Collors », Philosophical Studies 68, 1992, pp. 221-

263, repris dans Byrne A et Hilbert D. R., Readings in Color 1, Cambridge Mass., MIT Press, 1997, pp. 137-176

2 Le chapitre

II est intégralement consacré à cette thèse. Pour l’instant, une caractérisation simple suffit. Il est possible de passer au chapitre II, mais une compréhension intuitive est suffisante ici, d’autant plus que la conception de Johnston est inadéquate.

3 Le verbe « révéler » est parfois employé par les auteurs, notamment par Thomas Reid

dans son Essay on the Intellectual Powers of Man, 1785, II, 17. L’expérience est

entièrement véridique.

L’expérience est

partiellement véridique : fausse sur la nature, vraie sur l’existence.

L’expérience est véridique.

Le second problème ne se pose pas.

Après avoir résolu le premier problème, il faut résoudre le second par d’autres voies que l’expérience.

Le premier problème ne se pose pas.

La nature des couleurs est

révélée par l’expérience.

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