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6 Le projectivisme de Hobbes et Hume

Dans le document La réalité des couleurs (Page 135-140)

Le projectivisme est la thèse selon laquelle les couleurs sont des propriétés des sensations, voire d’objets dépendants des sensations, prises pour des propriétés objectives parce qu’elles sont projetées à l’extérieur. Hobbes et Hume présentent deux versions du projectivisme, une version matérialiste et une version dualiste3.

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1 La difficulté provient du fait que Berkeley paraît accepter l’existence d’une forme

d’objectivité qui ne suppose pas l’indépendance à l’égard de l’esprit et distingue deux composantes de l’objectivité que nous associons habituellement :

Objectivité 1. La possession d’une propriété par un objet : une propriété P est objective si P est possédée par un objet (pour Berkeley, cela signifie qu’elle est une partie d’un faisceau de propriétés).

Objectivité 2. L’indépendance à l’égard de l’esprit : une propriété P est objective si P existe indépendamment de l’esprit.

En fait, pour Berkeley, il y a bien une forme d’indépendance, du moins s’agissant des esprits finis. L’indépendance est définie comme indépendance à l’égard de la volonté, mais pas à l’égard de la perception : nous ne pouvons changer à volonté les idées qui apparaissent (on ne parle pas ici du changement technique qui opère sur les objets). Cela parce que l’ordre qui régit les idées est indépendant de l’esprit. En outre, rien n’assure que les idées dépendent des esprits finis individuels. Ce qui importe ici est qu’il soutienne la thèse de la révélation à l’égard des couleurs. Le problème est qu’il faille défendre l’immatérialisme ou, pire, l’idéalisme pour concilier les deux thèses. Le défi des théories qui prennent au sérieux le caractère qualitatif de la couleur est de défende la révélation et l’objectivité sans recourir à l’immatérialisme.

Nota– Il faudrait également examiner la conception berkeleyenne des objets, qui semble parfois supposer une certaine relativité des objets.

2 Berkeley pense que la réponse au premier problème dépend d’un choix épistémologique,

fondé in fine sur une ontologie. L’expérience nous révèle-t-elle la nature des propriétés ou est-elle fallacieuse ? Berkeley rejette tout scepticisme. Sa thèse le conduit au rejet du matérialisme, puisqu’il admet la théorie des idées et a rejeté la théorie aristotélicienne. Il y a une incohérence dans son projet, puisque la théorie des idées est née précisément pour développer une épistémologie compatible avec le corpuscularisme, mais ce problème ne semble jamais l’avoir effleuré. On trouve le même problème chez les idéalistes contemporains défenseurs des sense data (Foster, Robinson) à qui il arrive d’emprunter aux défenseurs de la matière des arguments en faveur de leur thèse.

3 Sur le dualisme de Hume, voir, par exemple, Armstrong D. M., The mind-body problem,

C’est à Hobbes et à Hume, non à Berkeley, qu’on doit la thèse selon laquelle les qualités secondes seraient des propriétés des sensations et non des objets – on trouverait toutefois chez le Berkeley de la Nouvelle théorie de la vision une théorie de ce genre, puisqu’il semble accepter l’objectivité des objets tactiles mais leur dénie toute couleur : toutefois, on a vu que Berkeley rejetait la division des qualités en secondes et premières et que, chez lui, les choses sont compliquées par son immatérialisme.

Hobbes comme Hume admettent que la thèse des philosophes modernes s’oppose au sens commun. Hobbes affirme que les thèses des philosophes peuvent paraître paradoxales :

Parce que l’image vue, qui se compose de couleurs et de formes, est la connaissance des qualités de l’objet de cette sensation, l’homme adhère sans difficulté à l’opinion selon laquelle cette même couleur et cette même forme sont les vraies qualités elles-mêmes, et, par la même cause, que son et bruit sont les qualités de la cloche, ou de l’air. Et cette opinion a été admise si longtemps que le contraire semble nécessairement un grand paradoxe, mais, cependant, l’introduction d’espèces visibles et intelligibles (qui est nécessaire pour maintenir cette opinion), passant des objets à nous, est pire que n’importe quel paradoxe, puisque c’est clairement une impossibilité1.

Hume soutient qu’il s’agit de la thèse principales de la philosophie moderne (et il lui attribue des conséquences sceptiques, puisque rien ne garantit, selon lui, que nous puissions connaître des objets extérieurs dotés de qualités premières) :

Le principe fondamental de cette philosophie est l’opinion sur les couleurs, les sons, les saveurs, les odeurs, le chaud et le froid, qu’elle affirme n’être qu’impressions de l’esprit dérivant de l’action d’objets extérieurs et sans aucune ressemblance avec les qualités des objets2.

§ 6.1 Un argument de Hume contre l’objectivité des couleurs

L’argument que retient Hume en faveur de la thèse principale de la philosophie moderne est une version de l’argument de la variabilité : les couleurs varient selon les circonstances (les constitutions internes des observateurs, les positions par rapport à l’objet, etc.), alors que l’objet ne varie pas. L’originalité de Hume est qu’il établit l’invariabilité de l’objet non pas à partir de connaissances physiques, comme la supposition que la structure matérielle de l’objet ne change pas, mais à partir de la seule considération de son expérience, du principe de non- contradiction, de principe de ressemblance et de la maxime causale. Voici à peu près à quoi ressemble son argument3 :

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1 Hobbes T., Éléments de loi (1650), Paris, Allia, 2006. p. 39.

2 Hume D., A Treatise of Human Nature (1739), Oxford, Clarendon Press, 1978 trad.fr. P.

Baranger P. Saltel, Traité de la nature humaine, Paris, GF-Flammarion, 1991, I, IV, IV, p. 313

3 Hume D., A Treatise of Human Nature (1739), Oxford, Clarendon Press, 1978 trad.fr. P.

Baranger P. Saltel, Traité de la nature humaine, Paris, GF-Flammarion, 1991, I, IV, IV, pp. 313-314

[1] Le même objet fait l’impression d’une couleur A à un premier observateur (ou dans une première situation) et l’impression d’une couleur B (non-A) à un autre observateur (ou dans une autre situation).

[2] Un même objet ne peut pas être à la fois entièrement A et entièrement B (A et non-A)

[3] Des impressions différentes ne peuvent ressembler à une seule qualité objective.

! L’objet possède au plus une qualité objective ressemblant à une impression.

[4] Les qualités perçues sont ou bien des impressions internes ou bien des qualités externes.

! La qualité perçue qui n’est pas objective n’est qu’une impression interne ne ressemblant à aucune qualité objective.

[5] Certaines qualités perçues sont des impressions internes au sujet et sont produites par des causes qui ne leur ressemblent pas.

[6] Or, d’effets semblables nous concluons des causes semblables. [7] Les qualités perçues sont toutes semblables.

! Les qualités sont toutes des impressions internes produites par des causes qui ne leur ressemblent pas.

§ 6.2 Quelques arguments de Hobbes contre l’objectivité des couleurs Hobbes, quant à lui, avance plusieurs arguments en faveur des conclusions suivantes :

Je m’efforcerai par conséquent de rendre évidents ces quatre points :

a. Que le sujet d’inhérence des couleurs et des images n’est pas l’objet ou la chose vue.

b. Que ce qu’on appelle une image, ou une couleur, n’est rien de réel au dehors. c. Que ladite image, ou couleur, n’est qu’une apparition de ce mouvement, de

cette agitation, ou de ce changement que l’objet produit dans le cerveau ou dans les esprits, ou dans quelque substance à l’intérieur de la tête.

d. Que pour les conceptions issues de la vue, comme pour les conceptions qui résultent des autres sens, le sujet d’inhérence n’est pas l’objet, mais le corps sentant1.

Hobbes présente plusieurs arguments parfois étranges. En faveur de (a), Hobbes avance deux arguments. Le premier est l’argument de la réflexion ou du miroir : l’image de ce qui est reflété peut se trouver ailleurs que dans la chose vue, par exemple sur un miroir ou à la surface de l’eau. Cela veut dire que l’image de l’objet n’est pas dans l’objet vu. Comme il note que cela n’empêche pas l’objet d’être coloré, il avance l’argument des images doubles. En pressant nos yeux, nous pouvons voir deux images de l’objet. L’objet lui-même ne peut contenir les deux images. On pourrait croire que l’une des deux est inhérente à l’objet. Mais Hobbes

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affirme que, les organes sensoriels étant en parfait état, il serait arbitraire de trancher en faveur de l’une ou de l’autre. Les images ne sont donc pas dans l’objet. En faveur de (b), il avance une seconde version de l’argument du miroir : l’image n’est rien dans ou en arrière du miroir (elle n’est évidemment pas en arrière puisque le miroir est opaque et elle n’est pas sur lui car il ne fait que renvoyer la lumière sans être modifié). L’image n’est donc rien de réel au dehors : elle ne peut être située où on la voit, dans un lieu qui n’existe pas comme l’arrière du miroir ou dans un lieu qui n’a pas les propriétés de l’image, comme la surface du miroir). Il semble que Hobbes suggère ici que, puisqu’elle n’est rien au dehors, étant donné qu’on en est conscient, elle doit avoir un autre mode d’existence. Ce serait un premier usage du principe phénoménal de Robinson :

(P) Si un sujet a l’impression sensible qu’il y a quelque chose qui présente une qualité sensible particulière, alors il y a quelque chose dont le sujet est conscient et qui présente cette qualité sensible1.

Comme nous sommes manifestement conscients des qualités secondes dans la perception et qu’elles doivent appartenir intrinsèquement à quelque chose, alors ce dont nous sommes conscients dans la perception n’est pas un objet physique. La seule façon plausible de penser la relation entre les objets physiques extérieurs et les qualités secondes que nous percevons est de penser que l’objet est disposé à produire en nous des données sensibles instanciant ces qualités.2

Bien entendu, pour Hobbes, les données sensibles seraient matérielles. Il serait ironique que ce principe fût d’abord utilisé par un matérialiste que Robinson abhorre.

En faveur de (c), il avance l’argument du tapotement de l’œil. On peut produire des couleurs en se tapotant l’œil, donc en provoquant des mouvements dans le nerf optique. Les mouvements sont la cause des images et les images ne sont que des effets d’un mouvement des nerfs. Elles ne sont pas là où elles paraissent se trouver. En faveur de (d), il poursuit l’argument précédent. La couleur est l’effet terminal de la chaîne causale qui vient de l’extérieur. C’est le rebond qui produit la couleur et donne l’impression qu’elle est à l’extérieur.

§ 6.3 Le projectivisme

Ce qui importe ici est que les couleurs ne soient pas des propriétés des objets, en aucun sens. Toutefois, elles semblent l’être. Et c’est la projection qui produit cette illusion3. Or il est toujours difficile de savoir en quoi consiste la projection.

Elle peut consister en l’association de diverses sensations spatiales et tactiles : l’association des couleurs avec des propriétés spatiales peut donner l’impression

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1 Robinson H., Perception, London, Routledge, 1994, p. 32 2 Robinson H., Perception, London, Routledge, 1994, p. 65.

3 Le terme n’est pas employé chez Hobbes et Hume, mais on trouve l’idée sous-jacente au

qu’elles se trouvent à l’extérieur du corps et, par là, qu’elles sont indépendantes de la perception qu’on en a1.

La formulation la plus claire de la thèse projectiviste se trouve toutefois chez Hobbes, qui donne une explication littérale, mais peu convaincante, de la projection :

La cause de la sensation est le corps extérieur, ou objet, qui presse l'organe propre à chaque sensation, soit immédiatement, comme dans le goût et le toucher, soit médiatement, comme dans la vue, l’ouïe, et l'odorat ; cette pression, propagée vers l'intérieur, par l'intermédiaire des nerfs ainsi que des autres fibres ou membranes du corps, jusqu'au cerveau et au cœur, cause là une résistance, une contre-pression, un effort du corps pour se délivrer : cet effort, étant dirigé vers l'extérieur, semble être quelque réalité située au-dehors et ce semblant, ce phantasme, c'est ce qu'on appelle sensation ; celle-ci consiste, pour ce qui est de l'œil, dans la lumière ou 1a couleur dotées d’une forme […] 2

Hobbes semble soutenir que c’est lors du « rebond » du mouvement externe qu’apparaît la sensation : en fait, la sensation serait le retour du mouvement vers l’extérieur. On voit mal toutefois comment un mouvement interne peut apparaître ou être coloré et doté d’une forme. Hobbes laisse toutefois ouverte, semble-t-il, la possibilité que ce mouvement soit celui d’une matière spécifique interne au cerveau – voir la conclusion (c) dans la première citation de cette section.

§ 6.4 Projectivisme et révélation

La thèse projectiviste est très particulière puisqu’elle refuse le critère épistémologique lockéen et reidien de la distinction entre les qualités premières et secondes, selon lequel la nature intrinsèque des premières serait révélée, mais pas la nature des secondes. Les deux sont révélées. La différence entre les qualités premières et secondes porte sur leur mode d’existence : les qualités premières sont indépendantes de l’esprit, pas les qualités secondes. Toutefois, il y a bien une différence épistémologique entre les deux : l’erreur ne porte pas sur leur nature, mais sur leur localisation et leur mode d’existence. Intrinsèquement, les couleurs sont ce qu’elles semblent être. On a donc la distinction suivante :

Qualités premières : qualités des objets, indépendantes de l’esprit.

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1 Le lien entre la spatialité et l’objectivité est difficile à établir. Les modernes ont beaucoup

utilisé la métaphore spatiale pour formuler des thèses d’indépendance et de dépendance ontologique. Berkeley a, semble-t-il, tenté d’établir qu’une qualité pouvait être spatialement en dehors et pourtant dépendante de l’esprit, la localisation spatiale ne garantissant pas l’objectivité. S’agissant des qualités secondes, la dissociation entre la localisation externe et l’indépendance est un trait de toutes les théories modernes. Si Kant a fait de l’espace une condition de l’objectivité, sa conception de l’objectivité est une conception faible, comme intersubjectivité. Strawson a revisité Kant dans une perspective réaliste ; voir Strawson P.F., Individuals: An Essay in Descriptive Metaphysics. Londres, Methuen, 1959 ; Strawson P.F., The Bounds of Sense: An Essay on Kant's Critique of Pure Reason. Londres, Methuen, 1966 ; Dokic J., « De l'objectivité à l'espace : l'intentionnalité de la perception », in Philosophie n°33, Paris, Editions de Minuit, pp. 33-51. Sur ces questions, voir Massin O., L’objectivité du toucher, thèse de doctorat, Aix en provence, 2010.

Qualités secondes : les qualités secondes sont des propriétés des expériences ou d’objets mentaux appréhendés par les expériences (sensed), des qualités des sensations ou des sensations, dépendantes de l’esprit, projetées erronément sur les objets.

Dans le document La réalité des couleurs (Page 135-140)