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La scénographie de la rencontre

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 149-154)

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La scénographie de la rencontre

Si la notion de rites de passage a été utilisée335, il est envisageable de se délier du temps évolutif sous-entendu par la notion de rites, pour aboutir à une autre analyse circonstanciée, factuelle. Le fil conducteur reste toutefois, à des fins de cohérence, les agencements chronologiques, c’est-à-dire les articulations du déroulement dénuées d’une quelconque valence ritualisée. Ces étapes (avant/après) s’apparentent à des

scènes constitutives d’un acte, celui du (des) soin(s). La consonance théâtrale est à dessein, tant il est possible de discerner, de percevoir cette première ressemblance avec cet univers.

L’analogie entre la personne et le personnage ne saurait être, d’emblée, envisagée. Si l’étymologie est commune entre personne et personnage - persona en latin, dérivé d’un mot étrusque signifiant « masque de théâtre »336 -, le personnage est « Un être

imaginaire. Un ego expérimental. »337, fort éloigné de la personne, sauf cas particulier relevant de pathologie psychiatrique. D’autres auteurs envisagent le personnage de théâtre tel « […] une construction fictive produite par différents responsables […] »338, figure dont la personne, malade, ne saurait être rapprochée. Indépendamment de la littérature, le personnage peut être envisagé comme le rôle que la société et/ou les circonstances oblige(nt) à jouer. Car, le personnage, conformément à la définition, est, aussi, une « personne considérée dans son rôle social ou quant à son

comportement »339. Le personnage est-il alors la personne dans sa posture sociale, ou plutôt l’image qu’ont les autres de sa personne ? « Le Personnage est l’homme que les

autres imaginent que nous sommes, ou avons été. Il peut être multiple. Deux Personnages différents, contradictoires, et même l’un à l’autre hostiles, peuvent nous survivre dans l’esprit de nos amis, de nos ennemis, et continuer, après notre mort, une lutte dont notre figure posthume est l’enjeu. »340. Là encore, ce type de personnage, fait de posture sociale, de projection imaginaire des autres, ne peut être assimilé à la personne à soigner car à considérer en dehors de tout jugement et interprétation sociale. La dimension de participation sociale apparaît de façon officielle par le libellé

335 Cf. Partie 3.4.3 : Découpe rituelle de la rencontre

336 Le Robert, Op. cit.

337 M. Kundera, Op. cit., p.47.

338 C. Biet, C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, Folio essais, 2016, p.466.

339 Le Robert, Op. cit.

138 d’« usager d’un système de santé », mais dans un texte régalien341. Figure désincarnée presque déplacée, que cet usager ayant pris le dessus dans la terminologie juridique, ancrée dans la société, dite, de consommation. Le soignant, quant à lui, pourrait-il être un personnage entendu comme figure sociale ? Soigner ne permet pas le jeu, la représentation et encore moins l’improvisation. Etre soignant relève de l’engagement absolu auprès de souffrants, loin de conventions sociales, surtout lorsque le soin est en construction. De surcroît, si la personne à soigner n’est pas un personnage, alors il n’est pas ni envisageable, ni admissible de considérer le soignant comme tel ; la réciprocité en serait rompue et la dialectique soignante déséquilibrée.

Relation intersubjective, la nature des sujets étant identique, la maladie ne doit pas, bien au contraire, pervertir l’humanité commune par un artifice de posture de l’un des deux, ou de l’un vis-à-vis de l’autre. En effet, dans la mise en présence du soin, il ne saurait être question de rôle(s), d’attitude(s) factice(s), de projection(s). En pareille circonstance, l’urgence, les (seuls) masques, par analogie avec celui du personnage grec, sont ceux de la douleur et/ou de la maladie, poussant l’Homme à endosser (plus que jouer) un rôle bien malgré lui et dont il se serait - vraisemblablement - passé. Confondre ces termes - personne et personnage - serait non seulement maladresse, mais plus encore bévue. La personne est « un individu de l’espèce humaine (considéré en tant que sujet conscient et libre) »342. La notion de conscience et de liberté ne seront pas discutées, bien que certains se soient emparés de ces dimensions de façon inappropriée dans le domaine du soin. Ainsi, a-t-il pu être affirmé que les individus n’ayant pas la conscience d’eux-mêmes, tels les états végétatifs chroniques, seraient « des modèles humains presque parfaits et constitueraient des intermédiaires entre

l'animal et l'homme »343 - propos du Professeur Milhaud récusés par le CCNE dans son avis 74 datant de 1986 -. La personne, malade, est à prendre en charge, à distance de tout débat, de tout jugement de valeur, sans considération déplacée de son état de conscience et de communication.

La seconde analogie avec le théâtre tient au fait que chaque personne en demande de soins s’apparente, jusqu’à preuve du contraire, à une énigme, une inconnue

341 LOI n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé,

art. L. 1110-1 à L. 1115-2, JORF du 5 mars 2002. 342 Le Robert, Op. cit.

343 CCNE, Avis sur les expérimentations sur des malades en état végétatif chronique. Rapport. N°7 - 24 février 1986.

139 diagnostique et/ou thérapeutique à résoudre. Or, le théâtre comporte une inconnue constitutive de l’intrigue même, l’issue de la pièce. Aux Urgences, les pathologies ne sont d’emblée ni identifiées, ni rattachées à un organe. A l’inverse, au sein d’un service dit de spécialité, les diagnostics des malades sont déjà (peu ou prou) identifiés, ou du moins liés à un organe, orientés. L’expression souvent utilisée par les urgentistes est que « les patients n’ont pas d’étiquette sur le front ». L’intrigue consiste à colliger les

indices, puis les résultats des différentes investigations, et d’en déduire la résolution de l’énigme. Cette démarche est commune à toutes les disciplines médicales, mais le service des urgences est caractérisé par l’inconnu du diagnostic. Si le terme d’énigme peut apparaître inopportun, et n’apparaît pas in extenso dans le discours professionnel, il fait pourtant foncièrement partie du vocabulaire usité par les urgentistes : « Celui-là,

je ne sais pas ce qu’il a, je ne comprends rien. Faut continuer à chercher, partir à la pêche. ». Or, chercher est du registre de l’énigme : « chose à deviner d’après une

définition ou une description faite en termes obscurs, ambigus. »344. La chose à deviner est le diagnostic, dont la personne, malade, donne une description sommaire au moyen de ses mots, pour décrire et transcrire les symptômes vécus, perçus. « Aboutir au

diagnostic » n’est pas une expression indue. Elle traduit au contraire le raisonnement, les réflexions, la patience nécessaires, dans un enchaînement allant crescendo, avant de cerner l’étiologie. Pour le praticien, l’enjeu intellectuel doublé des enjeux humain et éthique est donc fort.

Enfin, la dernière similitude, et non des moindres, avec le théâtre réside dans le principe ou règle de l’unité : lieu, temps, action. « Qu'en un lieu, qu’en un jour, un seul

fait accompli tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.»345, règle énoncée par Chapelain346. L’ensemble de la prise en charge, et de toutes les prises en charges, se déroule(nt) dans le service, dans un continuum d’action et de temps. Si certains aléas peuvent venir rompre la règle, elle semble constituer la norme, la rythmique de la prise en charge.

344 Le Robert, Op. cit.

345 N. Boileau, Art poétique, chant III, 45, 1674, Paris, Hachette, 1850.

346 A. Albalat, L’art poétique de Boileau, Paris, Société Française d’Editions Littéraires et Techniques, 1929, p.96.

140 L’organisation des soins dans un service d’urgences ne s’avère ni linéaire, ni continue, mais fragmentée, sans réelle possibilité qu’il en soit autrement. La prise en charge est découpée, constituée, à échelon individuel, d’alternances de mise en présence, et de mise à distance entre la personne à soigner et le(s) soignant(s). Dès lors, la dimension relationnelle semble être cantonnée à sa plus simple expression, à un contact furtif, la charge de travail ne semblant pas autoriser le(s) soignant(s) à prendre (perdre ?) du temps…à s’attarder. Cette configuration semble concourir à malmener le mouvement éthique conduisant à l’autre, mouvement qui le rendrait moins étranger au(x) soignant(s). Pourtant, ce(s) dernier(s) ne saurai(en)t se démettre de la capacité de faire preuve et d’user de conscience.

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3 LES OBSTACLES A LA CONSCIENCE ETHIQUE DANS L’URGENCE,

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