• Aucun résultat trouvé

Rencontre brève ou le temps furtif

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 97-102)

85

Rencontre brève ou le temps furtif

« Le médecin n’est point le médecin du type humain, de l’espèce humaine, il est le

médecin d’un individu et d’un individu qui est placé dans des conditions particulières. »

C. Bernard, cité par J. Roman, in Chronique des idées contemporaines, 2ème édition, Bréal, Paris, 2000, p.747.

- « Bonjour Madame, que vous est-il arrivé ?

- J’ai glissé ce matin dans ma salle de bains. Je me suis fait très mal à la cheville droite. Depuis, elle est toute gonflée.

- Dans quel sens est parti votre pied, vers l’intérieur ou l’extérieur ? - Vers l’intérieur…enfin je crois…je ne sais plus très bien, c’est allé si vite. Le médecin s’agenouille aux pieds de la dame déchaussée. Il inspecte la cheville, puis palpe certains reliefs osseux, en demandant à chaque fois si cela fait mal. La dame n’ayant aucun point douloureux, le médecin donne quelques explications.

- Il n’y a pas de suspicion de fracture, et donc pas de nécessité de faire des radiographies de votre cheville. Vous allez devoir vous reposer un peu, surélever le pied, mettre de la glace régulièrement et porter une attelle avec des chaussures lacées.

- Est-ce que je pourrai marcher ?

- Bien sûr, la marche n’est pas interdite du tout.

Les explications vont vite, mais « tout est inscrit sur l’ordonnance », précise le médecin en donnant les documents à la dame. La dame repart accompagnée de son mari. ».

Quelques minutes, tout au plus une dizaine…nombre de passages aux Urgences, sont rapides, presque furtifs. Bien que désincarné, le terme de passage, d’origine administrative, appartient désormais au langage des soignants. Ces prises en charge très courtes, quasi éphémères, ne permettent pas une « vraie » rencontre - en écho à la notion d’urgence vraie c’est à dire de mise en péril de la vie ou de la fonction -, au cours de laquelle chacun aurait le temps de s’appréhender mutuellement. Ni la personne, malade, ni le médecin ne présentent, apparemment, de propension à avoir

86 un contact dont la teneur dépasserait le simple cadre des soins, ou intensifierait le contact. Inscrite dans l’instantanéité, la rencontre ressemble à une sorte d’aperçu de l’autre, guidé uniquement par le but de leur face à face, les soins. Le rythme est inféré par les circonstances, le caractère banal et bénin du recours. La bénignité ne confère pas à la rencontre une dimension d’humanité en péril, l’attention de la personne, malade, étant de fait centrée sur l’organe défaillant.

Avant même toute mise en présence, le seul motif suffit à inscrire la personne, malade, dans un circuit court, à induire, du moins chez le médecin, un tempo rapide à la consultation. Chaque étape de la prise en charge favorise un contact bref. Une anamnèse circonscrite, facile à raconter : faux pas, douleur en regard de la cheville. Un examen clinique focalisé sur la zone douloureuse requérant peu de temps, compatible avec une atteinte ligamentaire. Aucune investigation complémentaire du fait d’un diagnostic patent, évident, assorti d’une conduite à tenir uniciste, codifiée, ne laissant aucune place, ou presque, à plusieurs alternatives. L’échange ne fournit pas l’occasion d’une narration complexe, d’explications longues, de discussions entre différents diagnostics, plusieurs options de soins. Du fait de l’absence d’inconnues ou presque, le contact est rapide, les explications ciblées, la rencontre, directe, la résolution semblant évidente pour ne pas dire facile. Le soignant n’est pas sollicité dans sa personne mais dans sa fonction.

Pour la personne, malade, comme pour le médecin, l’élément prégnant est l’absence de gravité pressentie et/ou ressentie (aucune mise en jeu du pronostic vital). Cet exemple de pathologie traumatique bénigne n’introduit pas d’attitude réciproque particulière. Le plus souvent, ce type de rencontre éclair n’est pas vécu, au moins par le médecin, comme une rencontre marquante, sauf s’il en émerge une connotation particulière, satellite ou non de la situation. Pour autant, le soignant doit se garder d’en être blasé, et d’omettre (de rencontrer) le sujet en lui-même. Le contexte temporel intrinsèque à ce type de consultation, parfois expéditive, ne saurait dédouaner de l’humanité à soigner…et à rencontrer.

« Votre « cas », comme on dit si cavalièrement chez nous, est et reste ma principale

préoccupation. »246. Se contenter de la casuistique, terrain connu, quasi technique, ne

87 serait que partie des soins, passant à côté de la personne. La notion de cas distancie et désincarne en même temps l’être dont il est question. Or, les soins, par essence, ne se résument pas, fussent-ils courts, à l’application répétitive d’une ou plusieurs technique(s), car ils ne sont pas destinés à un objet. « Il est temps de tordre le cou à

cette hiérarchie « évidente » de sciences, qui place, dans leur degré de scientificité, les sciences « exactes » au-dessus des sciences humaines. »247. Ce d‘autant que la médecine n’est pas une science exacte, mais bien une science profondément humaine, (certes) doublée d’un rationnel scientifique. En effet, en tant que soignant, s’affranchir de l’Homme est impossible et impensable, ne serait-ce que par l’identité de la personne, différente à chaque fois, à chaque consultation. Le soignant se perdrait, au sens propre comme au sens figuré, à n’être orienté que vers l’application stricte de sa compétence professionnelle. Cette option équivaudrait, en tant que soignant, à accepter de n’être qu’un simple exécutant de techniques, au sens d’application dénuée de réflexion et de véritable implication. Technicien de soins, et non soignant. Etre soignant signifie être à la fois acteur et auteur de ses actes, c’est-à-dire en train de donner du soin, de s’inquiéter d’autrui. Il s’agit alors de ne pas se retrancher derrière la seule fonction soignante, mais bien d’aller à la rencontre de l’autre.

Envisager, au sens littéral - « regarder une personne au visage »248-, la rencontre comme une discipline purement technique, tels des travaux pratiques, consisterait à occulter la personne, derrière la seule maladie. Le risque est, par une sorte de contagion, de réduire l’identité de la personne, de la résumer à la seule maladie, réification ostentatoire et non-sens absolu des soins. A ce titre, le langage en est témoin, « le malade…la malade… »… Il n’existe pas deux entités à relier - la personne

et la maladie -, mais une entité unique, singulière - la personne - présentant un problème, dont le médecin est garant en termes de recours, de compétences, de responsabilité(s).

Du fait de sa brièveté, la rencontre furtive expose au risque de ne pas percevoir la personne, juste de l’apercevoir. L’attitude soignante doit induire le mouvement vers cette personne, et ne pas placer sciemment la maladie, tel le but ultime, en interface. Interface à valeur de « quatrième mur » comme défini par Sorj Chalandon : « Une

façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer

247 M. Morange, La vie, l’évolution et l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2011, p.65.

88

l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel. »249. Si cette description s’applique au théâtre, elle n’est pas étrangère à l’attitude de certains médecins. Une limite imaginée telle une frontière, une clôture évitant, voire occultant, (la rencontre avec) l’autre, permettrait ainsi de se retrancher derrière son unique fonction, son rôle, sans exposition ni confrontation à la réalité de l’autre, en se contentant dès lors de la maladie. L’illusion (l’imposture ?) serait alors totale : avoir fait ce qui était à faire, sans même prendre en compte la personne, mais en se donnant une forme de bonne conscience.

Ce risque est d’autant plus grand que, comme le dit Alain Froment, « La relation

médicale expose à une forme de négation de l’altérité du soigné qu’est la prétention à

le connaître. »250. Sans parler de prétention à proprement parler, le fait de voir nombre de personnes dans une journée impulse la sensation fallacieuse, par habitude, de savoir d’emblée qui est celui qui fait face. Or, la connaissance de l’autre demande du temps et suppose des étapes incontournables, permettant une réciprocité relationnelle, dont la première étape est de regarder l’autre. Sans cette réciprocité, ce face-à-face crucial, le « Tu » - la personne - n’est pas rendu accessible et demeure « Cela », un élément sans âme. La maladie, « Cela », est considérée, analysée, et la personne, le « Tu », échappe. « Mais l’humanité réduite à un Cela, telle qu’on peut l’imaginer, la postuler et l’enseigner, n’a rien de commun avec la forme d’humanité corporelle à laquelle un homme dit Tu de tout son être. »251. Le « Tu » considère l’autre, le « Cela » le cantonne à la maladie. Dès lors, nulle dialectique ne peut avoir cours par absence de réflexivité, alors même que celui qui nous fait face nous est identique, ce que Paul Ricœur nomme la mêmeté252. La réflexivité est l’essence même de la rencontre : elle est nécessaire et indispensable pour qu’il y ait échange de l’un à l’autre, de l’un envers l’autre, de l’un pour l’autre, pour générer l’inquiétude, le soin. De plus, considérer l’autre, le « regarder attentivement »253, permet de s’extraire de la technique « nue », et de devenir pleinement soignant. « Je m’accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu. »254. Le soignant ne peut s’accomplir lui-même qu’en accédant à la personne dont il est en charge, car « Autrui est le médiateur entre moi et moi-même […].»255. A

249 S. Chalandon, Le quatrième mur, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 2014, p.39.

250 A. Froment, Pour une rencontre soignante, Paris, Editions des archives contemporaines, 2014, p.78.

251 M. Buber, Op. cit., p.46.

252 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 2015, p.140.

253 Le Robert, Op. cit.

254 M. Buber, Op. cit., p.44.

89 ne considérer l’autre que comme un « Cela », un cas, on risque de ne jamais devenir un « Je », mais bien d’apparaître finalement, soi-même, uniquement comme un « Cela ». Aller à la rencontre de quelqu’un génère, par dialectique, une mise en lumière de soi-même : « […] j’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon

être […]. »256. Ce saisissement des arcanes « d’être soignant » existe via l’existence

d’autrui. Sans cette réflexivité entre soignant et personne, malade, le soignant ne peut percevoir qui il est en tant que soignant, et également en tant que personne.

Le soin, cette inquiétude absolue pour quelqu’un d’autre, signifie être en charge au sens d’en être responsable. Etre responsable de l’autre, de la personne, malade, prend un autre sens que celui d’avoir la responsabilité de quelqu’un. « Etre » incarne, engage pleinement, oblige à endosser presque corporellement la responsabilité, tandis qu’ « avoir » dématérialise en quelque sorte cette responsabilité, telle une réification assortie d’une mise à distance. Ainsi, « avoir » laisse à penser qu’il serait possible, sans conséquence, de délaisser en l’occurrence Autrui et ce, à tout moment. Cette responsabilité de la personne, malade, débute lors de la confrontation, et n’est pas liée au temps quant à son intensité, sa valence. La durée de la consultation, même expédiente, voire expéditive, ne dédouane ni de la rencontre, ni de la responsabilité, sinon, cela reviendrait à ne pas être totalement soignant en pareilles circonstances.

« L’instant présent, non pas l’instant ponctuel qui ne désigne jamais que le terme mis par la pensée au « temps écoulé » et l’apparence d’un arrêt dans cet écoulement, mais l’instant véritablement présent et plein n’existe que s’il y a présence, rencontre, relation. »257. Le contenu du temps l’emporte sur sa simple existence, sous réserve d’être actif par rapport à ce temps. En effet, la rencontre telle que présentée en préambule est « Le fait, pour deux personnes, de se trouver en contact, d’être rapprochées, d’abord par hasard, puis par extension d’une manière concertée ou prévue »258, se définit surtout, voire d’abord, par ses effets. Parmi les effets de la rencontre voulue, naissent le devoir vis-à-vis d’autrui et l’exigence quant à soi-même, éléments ô combien difficiles à atteindre. Mais « Qu’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir. »259. Car la rencontre fait partie de ces

256 Ibid., p.313.

257 M. Buber, Op. cit., p.45.

258 Le Robert, Op. cit.

90 « choses » difficiles, de cette inter-humanité qui doit impliquer le soignant, au sens du devoir. Dans cette exigence quant à soi-même pour rencontrer l’autre, l’équilibre va advenir au fur et à mesure du temps. Temps unique avec une même personne, temps multiple au fil des rencontres, de ces confrontations en face-à-face. « L’équilibre est un rapport entre ce que l’homme exige de lui-même et ce qu’il peut. »260. L’expérience va permettre au soignant de trouver l’équilibre, tant en termes d’exercice à proprement parler que de rencontre.

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 97-102)