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Rencontre avec la misère ou le temps de l’impuissance

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 112-118)

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de ton action et, ce faisant, de t’estimer toi-même comme je m’estime moi-même. »274. Les caractéristiques de la personne, malade, suivent les mêmes aspirations que celles du soignant, raison pour laquelle l’estime se doit d’être inscrite dans la réciprocité. Chacun étant, à des degrés différents, ébranlé par la gravité de ce qui se joue, la sincérité évite la trahison de chacun des Je. Cette sincérité, d’autant plus importante qu’il n’existe aucun repère, aucune antériorité, entre le médecin et la personne, malade, est la marque d’une hétéronomie patente : le médecin est axé sur l’autre souffrant. Lors de l’annonce de l’infarctus du myocarde, le médecin est extrêmement direct et directif, car le temps est compté. Lors de l’annonce de la leucémie, le temps n’est pas le même, il existe une gradation jusqu’à aboutir au mot leucémie. Mais ces deux annonces, dont le rythme diffère, s’appuient l’une et l’autre sur la sincérité, véritable expression éthique.

Rencontre avec la misère ou le temps de l’impuissance

« Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur… »

J. de la Bruyère, Les caractères, VI, 47.

Historiquement, la mission première de l’hôpital était d’accueillir les indigents, les miséreux. Le mot hôpital est emprunté au latin hospitalis signifiant littéralement « la

maison où l’on reçoit des hôtes »275. Le premier hôpital, l’Hôtel-Dieu de Lyon dès 549, avait pour tâche, explicitement mentionnée dans la charte constitutive de l’établissement, « le salut de l’âme »276. En 1656, Mazarin, devant l’augmentation de la précarité, fait signer à Louis XIV, la création de l’hôpital général277, regroupant les sites de la Salpêtrière, Bicêtre, la Pitié, Scipion et la Savonnerie. Le but était de rassembler en un seul lieu les pauvres, errants et mendiants, situés le plus souvent aux portes des églises de Paris. Toutefois, la véritable mission de cet hôpital général reste floue et méconnue, les archives de l’administration des hôpitaux de Paris ayant disparu dans

274 Ibid., p.226.

275 Le Robert, Op. cit.

276 F. Danet, La médecine d’urgence. Vers de nouvelles formes de travail médical. Ramonville Saint-Agne, Erès, collection Clinique du travail, 2008, p. 14.

277 Sainte Fare Garnot N., L’hôpital général de Paris. Institution d’assistance, de police ou de soins ? Histoire, économie et société, 1984, vol 3, numéro 4, p.535-542.

101 un incendie en 1871. S’agissait-il de sauver les mendiants ou était-ce une façon policière de sauvegarder l’ordre public278 ? La question demeure sans réponse.

Un des rares lieux où la misère peut être encore accueillie de nos jours sans distinction, sans aucun filtre préalable, à toute heure, demeure l’hôpital, et plus spécifiquement, le service des urgences. Aussi, nombre de personnes y sont amenées pour ce qu’il est convenu de nommer des urgences sociales, majoritairement synonymes de misère(s). Issu du terme latin miser, signifiant malheureux, son sens est, par extension, « ce qui rend notre sort digne de pitié »279. Se sentir concerné par la misère est difficilement évitable, pour autant laisser prise à la pitié peut être périlleux. Car la pitié est « […] un sentiment dangereux, à double tranchant […]. Celui qui ne sait

pas s’en servir doit y renoncer. C’est seulement au début que la pitié - comme la morphine - est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein. »280. Si la pitié peut déclencher la sollicitude, et de fait, dans un service hospitalier, donner lieu à des gestes de secours, de soins, elle expose au risque de perdre toute objectivité soignante.

Car la misère s’avère rapidement une impasse en tant que telle pour les soignants. La misère, source de désordres physiopathologiques, peut engendrer des maladies, mais la misère n’est pas une entité pathologique à proprement parler. Aussi, le sentiment de dénuement chez le soignant peut-il être précoce, voire immédiat, si la personne n’a pas de motif clinique avéré de consultation. Apporter une réponse médicale à une situation synonyme de maladie appartient à la compétence. Mais trouver une réponse à la misère sans motif pathologique peut laisser sans voie. La confrontation à la misère, même si elle interroge et interpelle le mode de vie de chacun, peut être le temps de l’impuissance.

Cette sensation d’impuissance, pouvant atteindre l’intensité d’un sentiment, sollicite tant la responsabilité soignante que citoyenne, par l’entremise de la solidarité. Le fait d’être régulièrement spectateur de misères intenses, profondes, irrémédiables peut générer une souffrance palpable chez le soignant. Généralement, cette souffrance

278 Sainte Fare Garnot N., L’hôpital général de Paris. Institution d’assistance, de police ou de soins ? Histoire, économie et société, 1984, vol 3, numéro 4, p.535-542.

279 Le Robert, Op. cit.

102 n’est pas énoncée et demeure le plus souvent à l’état de silence : « Aussi vrai que ce

soit, cependant, les souffrances dont certains médecins sont témoins peuvent constituer une épreuve plus dure qu’on ne l’admet communément. »281. Les solutions officielles à la misère sont temporaires, et semblent inadaptées, participant à cette sensation : être démuni. Pour exemple, les personnes sans domicile fixe représentent la grande majorité des urgences sociales, de cette misère visible ou non, devenue banale. La désocialisation de ces personnes est telle que leur seule aptitude, à plus ou moins long terme, semble être celle de leur unique « aptitude à la rue »282 (par analogie et en référence à la sortie d’une chirurgie ambulatoire). En effet, leur souhait peut être d’avoir un hébergement temporaire, tout lieu fixe étant pour eux perçu comme un emprisonnement. Mais leur demande est surtout d’avoir un contact chaleureux, une considération les réhabilitant en tant que personne, être humain.

Les pompiers amènent aux Urgences un monsieur sans domicile fixe. L’odeur nauséabonde prévient de sa présence dans le service avant même d’avoir eu connaissance de son arrivée, de le localiser visuellement. Bien connu des soignants, il est ivre, comme à chacun de ses passages. Allongé sur un brancard, l’infirmière d’orientation et d’accueil prend à chaque fois les paramètres vitaux, et le « SDF » que tous appellent par son prénom, Karim, est examiné…plus tard…une fois les autres urgences gérées, après tout le monde. A chaque fois qu’il quitte le service, Karim raconte qu’il a un billet d’avion pour New York, et qu’il ne viendra plus pendant quelques semaines, faisant ses adieux à grands éclats de voix. A chaque passage, Karim peut se nourrir, prendre une douche. Il repart habillé « en propre et en neuf », selon sa propre expression bien qu’il s’agisse de vêtements usagés, collectés par l’assistante sociale. Karim est à chaque fois souriant, saluant chacun respectueusement, revenant semaine après semaine, depuis des années. Lorsque le temps entre deux de ses passages est un peu long, les soignants, inquiets, demandent si quelqu’un l’a vu récemment, s’il est passé, car son état se détériore peu à peu, inexorablement. Jusqu’au jour où, après une période d’absence plus longue, l’assistante sociale viendra annoncer que Karim a été retrouvé mort dans un wagon de train. Cette nouvelle affecte chaque membre de l’équipe informé par le bouche à oreille, ou par le petit mot de l’assistante sociale affiché en salle de détente. Longtemps, Karim fut évoqué deci, delà dans les

281 J. Berger, J. Mohr, Op. cit., p.110.

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conversations, toujours avec respect, et souvent avec tristesse. Comme si les soignants se sentaient responsables de n’avoir pu empêcher pareille fin.».

La misère de Karim était un tant soit peu combattue par le fait de pouvoir lui apporter quelque élément matériel (vêtements), ou alimentaire (repas pris sur place, ou aliments emportés). Parfois, certains soirs de garde, un soignant lui laissait son propre plateau repas, afin qu’il puisse avoir quelque chose à manger. Chaque passage était, pour ce monsieur SDF appelé par son prénom, synonyme de contact social, de dialogue, d’attention, autant d’éléments depuis longtemps relégués, perdus dans cette errance anonyme de la rue. Cette part d’humanité échangée, de solidarité est un soin, des soins, du soin. Jusqu’au jour où la mort est là, bien réelle, alors que jusqu’à présent, elle avait été déjouée malgré la dégradation progressive, tangible de l’état de ce monsieur, depuis toutes ces années.

La misère, les misères, rôdent en permanence aux Urgences. Misère matérielle de celui qui, sans revenus, s’est retrouvé à la rue et vit comme il peut, doublée de la misère

relationnelle perdant tout repère d’humanité, avec parfois des comportements inadaptés. Misère humaine de celle qui, sans famille ni ami, ne parle plus à personne depuis des mois, pour ne pas dire des années, et qui est découverte par ses voisins préoccupés de ne pas la voir ouvrir les volets, seule, assise sur son fauteuil totalement déshydratée. Misère intellectuelle de celui qui n’a pas compris le traitement proposé, l’a refusé, et revient très malade, en situation périlleuse. Misère sociale de la femme battue, demandant à chaque passage un certificat de lésion à conserver dans son dossier, de peur que son compagnon ne le trouve au domicile. La découverte de ce document par le conjoint exposerait la femme, elle en est certaine, à des coups redoublés. Misère affective de la personne âgée, isolée, sans contact avec ses enfants depuis plusieurs années… Ces différents types de misère peuvent se conjuguer, se cumuler dans une spirale exponentielle majeure. Comment y répondre d’abord de façon adaptée, mais surtout pérenne ? Les soignants des services d’urgence suppléent, tant bien que mal, comme ils peuvent…

Les Urgences représentent un observatoire, voire un baromètre, de l’évolution sociétale de la misère, des misères, laquelle, lesquelles ne relèvent pas forcément de missions soignantes officielles. En effet, « Dès qu’un nouveau problème social apparaît (femmes battues, enfants maltraités), les services d’urgences sont sollicités. Bref, ces

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services ont une fonction de déversoir en dernière instance pour des missions que la police, la justice ou les travailleurs sociaux ne veulent assumer. »283. Ces propos bien qu’accusateurs vis-à-vis de la police, de la justice ou des travailleurs sociaux, mettent en relief la position des services d’urgence, dernier maillon lorsque les acteurs, à vocation ou à cible sociale, de la chaîne défaillent. Le terme de déversoir vient imager l’enchaînement des services exposés à la misère (la police, la justice ou les travailleurs

sociaux), et dégrader le rôle, pourtant tangible, des Urgences. Ouverts sans

discontinuité et prodiguant de surcroît des soins, y compris d’hygiène première, de nutrition, les services d’urgence doivent faire face, sans en avoir toujours les moyens. Faire face à la misère, accueillir la catégorie dite des exclus délaissés par la société, peu ou prou, ou qui ont d’eux-mêmes quitté « le système ». Pour autant, la connaissance par les urgentistes des démarches nécessaires pour constituer un dossier d’aide sociale, demander un logement est relativement limitée, voire nulle. « Les individus aux problèmes mal définis échouent là [aux Urgences] avant d’être adressés aux autres institutions quand les gouvernements les considèrent comme inclassables. La multiplication des organismes d’assistance a contribué à orienter vers les urgences des cas ambigus par absence de destination adéquate ou parce que situés aux frontières de leur compétence. »284. Les caractéristiques de ces personnes, assimilées aux inclassables, les positionnent à la frontière des soins car en besoin d’assistance, sans forcément avoir de pathologie authentifiée. Qui plus est, leur désocialisation les assimile d’abord à un problème, avant toute dimension sociale et/ou médicale. Sans doute cette orientation, souvent peu idoine, prend-elle part aussi au dévouement des soignants, à leur implication, car ils ne peuvent ignorer le fait que ces personnes sont jugées indésirables par nombre d’interlocuteurs, y compris hospitaliers.

Cette confrontation à la misère sollicite la responsabilité vis-à-vis d’autrui…non seulement la responsabilité soignante, mais aussi et surtout, la responsabilité éthique. « Mais ce n’est pas la souffrance imaginée qui vous consterne et vous anéantit, c’est seulement celle que l’on a vue avec compassion de ses propres yeux, qui vous bouleverse. »285. Relater une situation de misère, véritable situation de souffrance, ne transcrit que très partiellement l’exactitude de cette vision, de ce véritable choc. Le narrateur de La pitié dangereuse stigmatise ce choc par le fait d’avoir été « …touché à

283 J. Peneff, Les malades des urgences, Une forme de consommation médicale, Op. cit., p.24.

284 Ibid., p.24.

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un endroit du cœur proche de la conscience. »286. Ce lien entre cœur et conscience percute de fait notre position de soignant et surtout le sens de nos actes.

Lutter contre la misère et trouver des solutions pérennes n’est pas le rôle premier des soignants, mais le devoir d’aide est incontournable, absolu : « […] car, en pareille

matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. »287. Ainsi, Victor Hugo s’adressait-il aux députés dans son discours contre la misère prononcé en 1849 à l’Assemblée Nationale. Faire tout son possible, du fait même des dimensions de devoir et de responsabilité, pour aider l’autre. Pourtant, l’irruption de la misère, seule, sans autre pathologie associée peut s’apparenter à un intrus dans un service hospitalier. Et quand une hospitalisation est nécessaire pour une personne en situation de misère sociale, la discussion peut être âpre pour l’obtention d’une place. Car cette dimension d’une médecine, dénommée sociale (sous-entendue/jugée peu gratifiante), heurte souvent la logique d’excellence et/ou entrepreneuriale de l’hôpital, selon les cas. Ces personnes ne présentent pas de pathologie noble, ne relèvent d’aucune spécialité, ne sont pas rentables selon l’expression consacrée…L’efficience règne. Le malade représente, sur le plan administratif, un séjour qui doit être rapide et rentable. Une personne sans domicile fixe, sans famille, sans ressources, ni couverture sociale, peut rester de longs mois dans un service selon son état cognitif. La perspective d’un séjour long, sans issue éventuelle, donne un motif de refus à son admission dans les services d’hospitalisation, les Urgences accueillant sans distinction.

Au demeurant, ne pas admettre, au sens administratif, mais encore plus au sens (in)humain, de telles personnes pose question… Qu’est devenue l’hospitalité fondatrice de l’hôpital ? Comment penser sa posture de soignant en disqualifiant le miséreux qui pourtant nécessite des soins ou simplement de l’attention, et donc du soin ? Quel point d’ancrage existe-t-il entre les compétences de diagnostic aigu, pur, la technique rapide, ciblée et la misère ? Ce point d’ancrage est la conscience éthique, profonde de l’autre, pouvant faire cruellement défaut. Victor Hugo achevait ainsi son discours en 1849 : « …je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son

intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas

286 Ibid.,, p.64.

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seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! »288. Victor Hugo invoque le recours moral pour le relier à la matérialité et non l’inverse. Se soucier de la matérialité ne dédouane pas de sa conscience. Seule une conscience forte, absolue permet de s’inquiéter de la mise à l’abri des plus pauvres, et Victor Hugo de l’affirmer au présent (« Vous n’avez rien fait tant que…»). Ce présent était-il précurseur de la pérennité non pas de la misère, mais surtout de l’obligation morale toujours, hélas, impermanente à ce jour ? La notion d’engagement de la conscience où se joue l’inquiétude, est un élément qui guide les soignants au contact des gens démunis. Cette conscience n’est-elle pas celle fondatrice de l’éthique ? Ne pas secourir, notamment le plus démuni, n’est pas sans risque, « Car on peut tout fuir,

sauf sa conscience. »289.

Aussi le temps de confrontation à la misère confère à cette rencontre une connotation temporelle a-spécifique, comme hors temps.

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